Dans une cage d'or

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Assise sur son lit, dans le dernier établissement où elle avait chanté, Naïtine demeurait prostrée. Elle n’avait fui Luscine que depuis deux mois ; pourtant, elle avait l’impression qu’une vie entière la séparait de ce terrible instant où elle avait dû abandonner tout ce qui constituait sa courte existence.

Elle avait suivi Pillot des jours durant. Ils survivaient des maigres provisions qu’elle avait emportées et des rations que son compagnon trouvait sur les corps des soldats tués au combat et des civils morts d’épuisement. Pendant deux semaines, ils n’avaient traversé que des villages en ruines, avant d'atteindre enfin une zone épargnée par la guerre.

Au début, Pillot lui demandait de chanter pour distraire les gens pendant qu’il leur faisait les poches. Quand ils avaient vu le public lui lancer des pièces, il s’était aperçu qu’il gagnerait plus en la produisant auprès de ces populations assoiffées de divertissements.

Naïtine n’appréciait pas vraiment Pillot, mais elle se jugeait trop vulnérable pour tenter seule sa chance. Même s’il l’utilisait à son profit, l'homme se montrait décent envers elle, comme une sorte de vieil oncle peu fréquentable.

Un mois plus tard, ils avaient atteint la capitale impériale, parmi un flot d’autres réfugiés. Dès son entrée dans les faubourgs, Naïtine avait cru franchir les portes de la ville. Elle ne pouvait imaginer qu'il pouvait exister une cité plus vaste encore au-delà. Rien ne l'avait préparée à ces larges avenues où quatre voitures pouvaient rouler de front, entre d’immenses bâtiments constellés de fenêtres, à ces parcs aussi grands que des villages… Seuls les infirmes et les miséreux qui mendiaient sous les porches rappelaient que le pays était en guerre.

La jeune fille avait pensé finir de même ; elle ne s'était pas attendue à remporter tant de succès dans les quartiers populaires. Les cachets restaient modestes, surtout quand les patrons de bar raflaient l’essentiel des revenus, mais ils dormaient chaque soir dans un lit. Après avoir passé tant de nuits à grelotter sous une mince couverture, en plein air ou dans des abris de fortune, elle ne s’en plaignait pas.

Naïtine lissa sa robe de satin crème ; un habit de seconde main, qu’elle avait dû retoucher pour l’adapter à sa frêle silhouette.

« Que penserais-tu de moi, et de ma vie, tantine ? » murmura-t-elle.

Soudain, des coups violents retentirent à la porte. Elle se redressa d’un bond :

« Pillot, c’est vous ?

— Oui, donzelle, c’est moi ! Je suis avec deux messieurs qui veulent te voir ! »

L’appréhension saisit la jeune fille, qui sentit une goutte de sueur couler dans son dos. Que lui voulaient ces gens ? Certains admirateurs l’assiégeaient parfois jusque dans sa chambre, mais Pillot avait toujours su les tenir à l’écart. À contrecœur, elle déverrouilla la serrure et ouvrit le battant, pour découvrir deux hommes en livrée :

« Vous êtes bien mademoiselle Galle ?

— Ou… oui, répondit-elle, interloquée.

— Vous devez nous suivre, par ordre de l’Empereur… Vous serez récompensée à la mesure du service donné, nous vous le promettons ! »

Derrière eux, Pillot se frottait les mains :

« Accepte, Donzelle ! L’Empereur, tu entends ça ? Il vaut que tu chantes pour lui ! »

Abasourdie, Naïtine ne trouva pas la force de refuser.

XXX

« Les ordres de Sa Majesté ont été exhaussés… annonça le majordome d’un ton solennel. Sa Majesté souhaite-t-elle entendre tout de suite mademoiselle Galle ?

— Oui, je désire me rendre dès maintenant à la salle de spectacle. »

Adrian se leva de sa table de travail ; peu lui importait la pile de documents sur lesquels il ne jetait qu’un vague regard avant de les signer.

Cette fois, quand il prit place dans la tribune et que les rideaux s’écartèrent, il découvrit avec surprise une toute jeune fille à la peau brune et aux cheveux acajou, avec une figure menue où brillaient des yeux noirs, un peu ronds. Elle portait une robe beige mal ajustée. L’Empereur ne douta pas une seconde qu’il s’agissait de la véritable mademoiselle Galle.

La chanteuse esquissa une révérence maladroite avant de lever vers lui un visage interrogateur :

« Interprétez ce qui vous vient à l’esprit. », ordonna Adrian.

Elle s’inclina de nouveau et commença à entonner un air mélancolique, chargé de sentiments profonds. Les paroles évoquaient la perte, l’abandon, les ténèbres… mais aussi l’éclat discret d’une étincelle d’espoir. Même sans accompagnement, sa voix s’élevait, cristalline, presque éthérée.

Chaque note, chaque syllabe semblaient éveiller une parcelle d’émotion endormie depuis une éternité.

Quand, enfin, mademoiselle Galle se tut, Adrian sentit quelque chose couler sur ses joues. Il les explora du bout des doigts, pour découvrir la douce moiteur des larmes. Il pensait avoir oublié comment pleurer. Fort heureusement, il s’était assis seul dans la tribune. Aucun de ces parasites qui l’entouraient ne devait le voir dans cet état...

L’empereur se leva et applaudit, lentement, délibérément. La jeune fille l'observait avec crainte, en serrant ses petites mains l’une contre l’autre. Dès qu’elle avait cessé de chanter, elle était devenue aussi timide qu’un oiseau sauvage. Le rideau retomba ; derrière le satin bleu, il l’entendit fuir la scène.

Adrian devait en savoir plus sur ce miracle sorti de nulle part. Une heure plus tard, guidée par le chambellan, mademoiselle Galle entra dans le salon où il l’attendait. Elle lança un regard ébahi vers les dorures des corniches et les fresques à l’antique qui ornaient les murs. Quand elle l’aperçut, elle pâlit et s’inclina en tremblant :

« Votre.. Votre Majesté… balbutia-t-elle.

— Asseyez-vous, mademoiselle Galle. »

La jeune fille obéit, sans oser rencontrer son regard. L’empereur se remémora les rares informations qu’il détenait à son sujet : une réfugiée droit venue des zones de guerre, qui se produisait dans des établissements douteux. Elle n’avait rien à perdre… et tout à gagner.

« Désormais, vous vivrez ici, et vous chanterez pour moi tous les jours. »

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