Vers la liberté

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La liberté allait bien à Naïtine. La vie l’avait rendue plus mûre, plus prudente. Son passage chez l’empereur lui avait appris à ne compter sur personne d’autre que sur elle-même. Elle avait fui la capitale et voyageait de ville en ville ; elle choisissait les plus petites, où elle attirerait moins l’attention. À présent que la guerre était terminée, les habitants de l’empire commençaient à revivre. Ils accueillaient avec enthousiasme tout ce qui pourrait alléger leur fardeau. Les chants de Naïtine les aidaient à assumer le trop-plein d’émotions trop longtemps contenues.

La jeune fille fit de nouvelles rencontres : des membres de son public, des artistes… Elle découvrit qu’elle pouvait se faire des amis. Elle aimait cette existence, mais n’en oubliait pas Luscine pour autant. Elle hésitait à y revenir, de peur de ce qu’elle y trouverait. Un tas de ruines et de cendres ? Le trou béant de l’absence de sa tante ? Elle refusait d’y penser.

Malgré tout, chaque jour rapprochait un peu plus Naïtine de son ancienne ville et l’éloignait de la capitale impériale. Elle n’éprouvait pas de ressentiment envers l’empereur ; seul le regret l’accablait parfois. Au fil des semaines, elle avait fini par comprendre le tragique enchaînement qui avait mené à sa disgrâce. Jamais elle n’avait été captive du palais, contrairement au souverain. Le pauvre homme n’avait jamais connu le monde extérieur ; chaque nouveauté l’avait frappé avec une puissance inattendue, que ce fût elle ou l’étrange machine. Elle avait eu le tort de se croire indispensable.

Alors que la jeune fille séjournait dans une petite cité aux maisons blanches, à peine égratignée par les combats, une conversation attira son oreille. Un fonctionnaire impérial en livrée bleu marine informait un marchand des dernières rumeurs de la capitale :

« Plus personne ne se soucie de l’empereur depuis longtemps. Son comportement est devenu trop erratique… On dit qu’il s’est cloîtré dans ses appartements et que plus rien ne l’en fait sortir . Il a cessé de parler, il mange à peine. Ce n’est sans doute qu’une question de mois avant qu’il ne disparaisse, si vous voulez mon avis ! Moins encore, si les membres de la cour l’y aident un peu ! »

Un aiguillon transperça le cœur de Naïtine. Elle pivota sur ses talons et fila à l’auberge, où elle récupéra ses maigres bagages, puis se précipita vers la gare.

XXX

L’empereur était resté des heures devant la machine cassée. Il avait fait venir l’inventeur, qui l‘avait examinée sous toutes les coutures et s’était déclaré impuissant.

« Faites-en une autre ! » avait-il ordonné.

L’homme avait répondu qu’il essayerait, mais que cela prendrait du temps. Dans un premier temps, Adrian se résolut à faire preuve de patience, mais au fil des jours, il s’aperçut que l’appareil ne lui importait pas tant que cela.

C'était mademoiselle Galle qui lui manquait. Sa voix mélodieuse et la liberté avec laquelle elle exprimait ses sentiments. Leurs longues discussions. Sa façon de le traiter en humain. Comme un enfant capricieux, il avait rejeté tout cela. À quoi avait servi sa misérable vie, si ce n’était à approuver des décisions terribles qui avaient provoqué le malheur de son peuple ? Quand il s’endormait, les horreurs de la guerre jouaient en boucle dans sa tête, telles que mademoiselle Galle les lui avait racontées : ruines fumantes, terres ravagées, corps épars… Adrian tira les rideaux de sa chambre et se plongea dans l’obscurité, méditant sur la vanité de son existence.

Adrian Phos Gantulga III, empereur du Vieux continent, se consumait comme une chandelle mourante. Ses conseillers ne tentèrent même pas de hâter sa fin – il leur suffisait de laisser le temps faire son oeuvre.

Parfois, quand personne ne pouvait le voir, il sortait dans le parc et passait de longues heures dans la gloriette, à se remémorer des chants envolés. L'endroit ressemblait désormais à une cage de fer et de ronces. Une cage où il avait enfermé mademoiselle Galle, pour son seul plaisir.

XXX

Un soir d’hiver particulièrement glacial, il se rendit à la gloriette, à peine couvert d’une veste de velours. Les rayons rougeoyants du soleil couchant inondaient le ciel comme une coulée de sang. S’il s'y attardait, le froid l’emporterait sans doute, en l’unique lieu où il avait connu un peu de bonheur.

Alors qu’Adrian s’approchait de la frêle construction, il perçut un son qu’il avait cru ne plus jamais entendre : la voix de Naïtine Galle. Il discerna une forme mince engoncée dans un manteau de laine, blottie sur le banc. Était-ce une illusion ?

La silhouette se redressa ; il rencontra le regard volontaire de deux yeux noirs un peu ronds.

« Mademoiselle Galle ?

— Votre Majesté... »

Elle lui tendait la main ; il la saisit entre les siennes. La jeune fille se trouvait bien devant lui, chaude, vibrante… Il ferma les yeux et goûta cette humanité dont il s’était si tristement détourné.

« Pourquoi êtes-vous venue vous emprisonner de nouveau dans cette cage ? murmura-t-il.

— Je ne suis pas venue m’emprisonner, répondit-elle comme s’il s’agissait d’une évidence. Je suis venue vous délivrer. »

Naïtine Galle lui adressa un petit sourire encourageant :

« Personne n’a besoin de vous ici, poursuivit-elle. Venez avec moi à Luscine. Nous la rebâtirons ensemble. Je chanterai en chemin, et vous prendrez un chapeau pour faire la quête. »

L’idée paraissait si absurde que, pour la première fois depuis des mois, Adrian éclata de rire. Il la laissa le guider vers la route couverte de neige, au bout de laquelle il y avait tant à reconstruire.

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