Le suspect
Sardine poussa la porte d'un bar et pénétra dans le Vermillion avec l'assurance des habitués. Elle se dirigea sans hésiter vers le fond, où se trouvait sa table attitrée. L'endroit grouillait de monde, mais elle s'était entendue avec la patronne : qu'elle que soit l'heure du jour ou de la nuit, cette petite table en retrait lui était réservée ; vu la fréquence à laquelle elle venait et les fortunes qu'elle dépensait à chaque fois, la tenancière ne pouvait rien refuser à l'étudiante, qui faisait à elle seule tourner l'établissement.
— Bonsoir, Asagao ! lança-t-elle à une serveuse venue d'un monde parallèle mais au visage étrangement familier. Du scotch, pas besoin de verre !
— J'arrive tout de suite, Sardine !
L'étudiante s'assit sur sa chaise et relut une dernière fois le message de Litchi résumant sa mission : rentrer en contact avec le suspect, l'interroger, enregistrer ses réponses et surtout paraître la plus naturelle possible.
Il allait donc falloir qu'elle ne boive pas trop afin de ne pas être ivre avant son interlocuteur, et cette perspective ne la réjouissait guère. Elle aurait bien envoyé quelqu'un d'autre à sa place, mais l'inspectrice avait refusé catégoriquement.
Elle fut tirée de ses sombres pensées par Asagao qui avait apporté sa commande.
— Et voilà !
Sardine lorgna sur le rouleau de scotch de bricolage et le tube de colle scotch que la serveuse avait déposée devant elle.
— Je risque d'avoir la gorge sèche après avoir bu tout ça, je veux bien un verre d'eau, commenta-t-elle très sérieusement.
La serveuse éclata de rire et lui tendit la bouteille qu'elle tenait cachée dans son dos.
— Je plaisante, voilà ta commande !
— Merci. Ah, laisse le tube de colle, ça peut toujours servir, si jamais je suis en rade de weed.
— Ça marche ! s'exclama Asagao.
— Et une dernière chose : quelqu'un va arriver bientôt, c'est un rendez-vous secret. Tu peux faire en sorte que personne ne s'installe à portée d'oreille ?
— Encore des trucs pas très légaux ? insinua la serveuse avec un sourire entendu.
— Nan, je fais une pause là, une pote m'a demandé un service et comme elle bosse avec les flics, j'évite de me faire remarquer...
— Pas de problème !
— Je te laisserai un peu de poudre blanche dans le billet de pourboire, arrange-toi pour le récupérer discrètement, lui souffla l'étudiante juste avant qu'Asagao ne s'éloigne.
Une fois seule, Sardine entama sa bouteille de scotch avec entrain. Elle n'eut pas à attendre longtemps : lorsque le suspect se présenta au Vermillion, elle n'en avait bu qu'un petit quart.
— Bonsoir. Je vous attendais, déclara-t-elle d'une voix grave et mystérieuse.
Pour accentuer cet effet, elle avait rabattu la capuche de son sweat sur sa tête et fumait un long joint, pensant ainsi ressembler à Aragorn ; inutile de préciser que ça ne produisait pas tout à fait l'effet escompté.
— Yo Sardine ! Ça f'sait un bail ! répondit le suspect en s'asseyant en face d'elle. Ça commençait à me manquer, nos tournois de bière...
— Ouais moi aussi, du coup je me suis dit "tiens, et si j'appelais Châtaigne ?" ! Une bonne discussion amicale autour d'une bière après une dure journée de travail, y a qu'ça d'vrai !
À ces mots, Sardine posa son Nokia sur la table, micro tournée vers elle – avons-nous précisé qu'il s'agissait d'une suspecte ? Châtaigne ne se douterait jamais qu'un appareil aussi vétuste pût être un micro caché. Le plan fonctionnait à merveilles.
Quelques heures plus tard, peu avant la fermeture du Vermillion, une dernière employée finissait de nettoyer et ranger les tables. Après avoir jeté les trois dizaines de boitilles de bière qui traînaient dans le coin réservé à Sardine, elle revint récupérer le billet plié en quatre contenant la poudre blanche promise.
— Yes, avec cette farine, je vais pouvoir me faire des crêpes !
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