9
Il fut réveillé avant l’aube par l’appel à la prière. Instantanément, il sut où il était, contre qui il avait dormi. Une énorme énergie le combla. Il se tourna vers son amour, pour sentir son souffle, admirer sa beauté dans les premières lueurs.
Ils partirent au petit matin, après des adieux et des promesses de retours. Khadija et Samsidine étaient émus. Il fut serré fort par la mère, et c’est le cœur gros qu’ils se rapprochèrent de la mer, Gilles souhaitant rejoindre l’hôtel par la plage.
Dans le village, ils furent assaillis par de jeunes garçons munis d’un bol ou d’une cuvette en plastique, les yeux implorant quelques miséricordes. Codou les repoussait plus ou moins brutalement, selon leur insistance. Il expliqua :
— Des mendiants, des talibés. Ils dont recueillis à l’école coranique, rejetés par leurs parents. Ils y dorment et mendient pour manger.
Gilles eut une compassion d’autant plus immense qu’il était démuni. Le calme roulement des vagues lui fit oublier cette misère. Il était à côté de son amant, il voulait tout savoir de lui.
— Codou, qui es-tu ? Quel âge as-tu ? Tu m’as fait parler de moi. Tu m’as dit qu’il fallait rendre la pareille…
— J’ai vingt-et-un ans. Je suis un homme-femme qui vend son corps pour faire vivre sa famille. Depuis quatre ans. Je suis un déchet. Je ne mérite rien.
Il criait cela en avançant de son pas magnifique, obligeant Gilles à courir derrière lui. Ces mots lui brisèrent le cœur.
— Codou, tu es le plus beau de tous les êtres humains…
— Je suis un détritus, abusé par tous les pervers qui viennent chez nous assouvir leurs pulsions malsaines.
— Codou !
Mais il continuait, exprimant son dégoût de ce qu’il était. Cela révoltait Gilles qui finit par lui crier :
— Codou, moi, je t’aime !
Il fut lui-même étonné de cet aveu qui cloua Codou. Gilles voulait le consoler, à jamais, pour toujours. Cette souffrance lui était insupportable. Son dieu ne pouvait souffrir.
— Codou, je suis là, je vais t’aider !
— Va-t’en ! Je suis mauvais. Je vais te pourrir.
— Tant pis ! Tu es ma raison de vivre, tu peux être ma raison de mourir… Viens !
Codou s’approcha. Ils s’assirent dans le sable, loin de tout.
— Codou, je suis ton ami. Je vais tout faire pour toi. Rien d’autre ne compte. Dis-moi tout…
— C’est trop tard. Dans quelques années, je serai fané, bon à jeter. Je veux juste que Khadija et Samsidine s’en sortent, puissent faire des études. Pour moi c’est fini !
— Codou, parle-moi de toi. Je veux tellement te connaître.
Il découvrit le calvaire de son dieu. Son père était chauffeur. Il avait été tué dans un accident, très loin de chez eux. Il était enterré là-bas. Il avait seize ans alors. Il s’était fait battre plusieurs fois, car il y avait beaucoup de musulmans dans le village et ils avaient appris qu’il aimait un garçon. En fait, c’est un petit groupe qui l’avait violé. La disparition du père rendait cela possible. Un cousin avait alors proposé qu’il vienne travailler à l’hôtel, pour nettoyer. Le grand frère, Djiby, le chef de famille, avait accepté. De toute façon, il fallait de l’argent, car lui ne travaillait pas. Comme il était habile et mignon, il a été embauché pour le service. Un jour, un monsieur lui a proposé de dormir avec lui. Codou découvrit vraiment les plaisirs entre hommes. Le matin, il reçut en cadeau deux fois son salaire du mois ! Alors, quand un autre lui proposa, il accepta avec joie. Ces hommes avaient l’air contents d’être avec lui et de partager ces actes. Cela dura toute la saison. Il montra à sa mère l’argent qu’il avait gagné en disant que c’était des cadeaux parce qu’il était beau. Son cousin découvrit cette activité. Il menaça de le dire à Djiby si Codou ne lui donnait pas une partie de ce qu’il gagnait. La saison suivante, le cousin le fit entrer comme plagiste. Il lui prenait son salaire et la moitié de ses cadeaux. Son cousin éloignait les autres gori-jeens, car il en passait souvent.
Codou avait raconté sa vie d’une voix terne, les yeux fixés sur l’horizon. Gilles comprit que la pleine conscience de ce qu’il était et de ce qu’il faisait lui était insupportable.
— Regarde, dit-il en tournant les yeux vers son ami, je fais vivre ma famille, toute ma famille, même mon Djiby, qui est pourtant le chef. Grâce à mi, ils ne meurent pas de faim, ils se soignent quand ils sont malades et ils font des études.
Il reprit :
— Et puis, tu sais, j’aime ce que je fais. J’aime donner et prendre du plaisir avec les hommes, alors tout ça, c’est normal.
Il criait pour justifier l’insupportable.
— Pourquoi tu me demandes tout ça ? Cela ne te concerne pas. Ce ne sont pas tes affaires !
Gilles entoura ses épaules de son bras sans répondre. Il devinait que jamais Codou n’avait parlé de lui ainsi, peut-être même qu’il ne s’était jamais regardé dans sa réalité. Ces questions posées par gentillesse lui faisaient mal. Gilles était abattu, se sentant responsable de la détresse de son ami, coupable d’avoir eu le bonheur de le rencontrer.
— Viens, il faut que je fasse mon travail.
Le jeune se leva d’un saut et reprit sa marche, sans se préoccuper de son compagnon.
— Codou, tu m’as emmené hier, tu as payé les voitures…
— Je t’ai invité…
— Et cette semaine, tu as payé ton cousin…
Codou avançait sans répondre. Gilles l’attrapa par la main, l’obligeant à stopper et à se retourner. Leurs deux désarrois se faisaient face.
— Il faut que j’aille travailler…
Il se débâtit pour faire lâcher sa main.
— Codou, j’ai tellement mal pour toi. Je ne veux pas t’aider, encore moins te payer. Codou… ton histoire est mon histoire maintenant. Je dois faire quelque chose…
— Tu es trop gentil ! Je ne veux rien de toi. Si, je veux que tu t’en ailles !
— Mais pourquoi ?
— Ce n’est pas ton problème. J’ai deviné ton désir de vivre ici en permanence. C’est un sale pays. C’est pauvre, personne n’arrive à rien. Sauve-toi vite.
— Pourquoi m’as-tu amené à la vie et aux plaisirs, alors ?
— C’est une erreur. Je suis désolé. Tu ne dois pas t’attacher à moi.
— Raconte-moi…
Codou se tut. Puis, d’une voix plus calme, il commença :
— Quand je t’ai réveillé parce que tu étais en train de bruler au soleil, j’ai vu de trop belles choses dans tes yeux.
— Ton reflet…
— Tous les toubabs me regardent avec leur envie, celle de tirer un coup. Je sais que je dois le faire, mais c’est tellement humiliant de servir d’objet sexuel… alors que je voudrais ne le faire que pour le plaisir. Toi, je n’ai vu que de l’admiration…
— C’est vrai…
— Tu ne voulais rien…
— Sauf pouvoir te regarder…
— Et puis j’ai vu de la gentillesse…
— Ce n’est pas vrai : je ne suis gentil avec personne, je hais les jeunes. Je hais les noirs, les arabes. Je suis égoïste.
— J’ai vu dans tes yeux que tu n’avais jamais voulu le bonheur.
— Pour quoi faire ? Et puis, je suis vieux, je suis moche…
— Ce que je ne savais pas, c’est si tu aimais les filles ou les garçons.
— Mais je ne savais pas si tu étais une fille ou un garçon. C’est toi que je voulais.
— Oui, ça, je le voyais. Je savais que tu n’acceptais pas ce que tu voulais.
— Mais comment perces-tu l’âme humaine ainsi ?
— Parce que j’ai rencontré tous les hommes… et qu’ils m’ont tous souillé…
— Moi aussi, je t’ai…
— Non. Je me suis offert à toi. Tu ne connaissais rien. Tu as accepté des choses que tu rejetais. Et dès que tu as découvert, tu as voulu me rendre.
Gilles se tut. Il n’avait rien vu, rien compris. Il s’était laissé porter par son instinct, ses pulsions, comme un collégien. Codou était un adulte, lui. Au physique radieux, il fallait associer intelligence et grand sens psychologique. Gilles n’avait qu’une envie, le serrer dans ses bras, l’aimer, l’aimer…
— Gilles, je t’ai fait rester. Ce n’est pas bien. Tu dois retourner dans ton pays. Je sais que tu as décidé de rester ici, pour toujours. Ce n’est pas ton pays. C’est la misère ici. Tu vas être malheureux. Tu vas te faire voler.
— Non, parce que tu vas m’aider et je vais t’aider.
— Moi aussi, je vais vouloir te voler…
— Pas la peine, je te donne tout !
— Gilles, je vais te faire du mal. Va-t’en, s’il te plait…
— Codou…
Chacun dans sa misère, ils se turent, sentant qu’un fossé les séparait, qui allait s’agrandir. Leurs destins s’étaient croisés, les mêlant à jamais. Ils savaient qu’ils étaient maintenant liés, pour le meilleur et peut-être le pire. Un même élan leur fit se regarder. Ils se jetèrent dans les bras de l’autre, ne pouvant empêcher leurs bouches de se rencontrer. La plage était déserte, ils pouvaient jouir de cet instant. Leurs mains couvrirent le corps de l’autre, chacun sentant son désir gonfler contre celui de l’autre.
Ils se détachèrent et reprirent leur marche dans le silence, brulés par ces paroles.
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