Bilan d'une servitude
Ressentir les émotions d'autrui est toujours compliqué.
C'est comme se perdre dans une foule sans savoir où on est.
Sauf que là, on ne parvient presque plus à savoir qui on est.
Ce quotidien, c'était, et c'est toujours ma vie.
Des sentiments qui vont, qui viennent dans mon coeur grand ouvert.
Des émotions souvent confuses de personnes perdues dans des chemins de traverse.
Mais ce n'est pas ça le pire.
Les émotions, ça va car elles sont changeantes et fugaces la plupart du temps.
Elles sont telles des nuances de couleurs, parfois plus claires, tantôt plus sombres.
Douces et sucrées, rances et amères.
Le monde est comme un vaste tableau clair-obscur allié à une technique de sfumato, le flou qui fait ressortir la clarté.
Les émotions, ça va mais les intentions par contre...
Le coeur des gens est très complexe mais il peut être tout aussi simple.
C'est le cas des désirs.
Ils sont d'une simplicité enfantine mais ils peuvent peser lourd dans la balance de notre psyché.
Une des premières choses qu'on m'a inculquée est d'effacer ses désirs personnels pour satisfaire ceux des autres.
De ne plus exister en tant qu'être humain aussi.
Avec le recul, je me dis que c'est comme si mon geniteur m'avait enfermée dans une cage bien à lui.
Je ressentais sa volonté et celles des autres.
J'ai fait ce qu'ils voulaient que je fasse.
Mon corps se raidissait de plus en plus au fur et à mesure que je me dénaturais pour le bien de ce qui m'est cher.
Mais au moment où j'ai senti deux grosses mains enserrer mon petit cou d'enfant dans le but de réaliser un autre souhait, je suis vraiment devenue une poupée en fin de compte.
Maintenant, en tant qu'adulte, cette servitude est devenue mon fardeau.
Les traumas sont comme des fantomes revenus nous hanter.
Ils peuvent nous détruire, nous plonger dans une folie certaine, nous mettre dans une rage sans nom. Nous transformer en démon aussi.
Les exorciser est un travail de longue haleine.
Et pour moi, le cycle se répète, d'une manière ou d'une autre, avec d'autres personnes prêtes à me détruire si je ne deviens pas leur esclave attitrée.
J'ai réfléchi pourquoi et maintenant, je suis là assise sur le banc de mon monde intérieur en observant les gens aller et venir. Des êtres chers qui font leur vie.
Ma compagne d'infortune, la fillette qui a tout subi et qui est figée malgré elle dans le temps, regarde la route avec épuisement avant de porter son attention sur une fleur blanche au coeur jaune poussant au beau milieu de plantes plus colorées allant du fuschia au violet.
Belles à l'oeil mais au combien vénéneuses si tu t'approches d'elles.
"C'est quoi cette fleur au milieu?, me demande-t-elle d'un air blasé. Prendre des coups l'avait rendu triste et déprimée.
- Oh ça, répondai-je avec indifférence, c'est un narcisse. Une fleur dont le nom fait penser à nos... ennemis naturels, on va dire."
Après tout, les empathes ont tendance à les attirer malheureusement. "Mais tu sais, j'ajoute avec tristesse, on n'y peut rien s'ils sont comme ça. On ne peut pas les sauver de leur souffrance même si on les ressent et qu'on les comprend."
Je contemple de nouveau le narcisse d'un oeil neutre. " Car c'est dans leur nature d'être ainsi. Pour ces personnes aimer veut dire utiliser, ni plus, ni moins et ils sont tellement prisonniers de leur cage qu'ils font en sorte d'attirer leurs proies dedans."
Ça les soulage de leur misère. La petite fille hoche la tête en comprenant la situation. "Tu crois qu'on arrivera à trouver des personnes qui veulent seulement être nos amis?, me demande-t-elle avec une détresse contenue.
Cette question ne cesse de me tarauder aussi et du fond du coeur... " Il faut garder espoir et puis nous en avons rencontré non?"
Le monde est bien plus que ce lourd brouillard toxique, il y a aussi de douces et légères brises fraiches.
La petite fille regarde nos amis de l'autre coté du trottoir avec un petit sourire.
Autant penser à continuer de reconstruire notre monde à nous.
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