Chapitre 2 : Les 3 Mousquetaires
Trop heureuse d’avoir enfin fait une rencontre du troisième type, après plus d’un mois sans nouvelles d’Antarès, j’ai invité madame Lacour et Vérevkine à dîner au restaurant. Officiellement pour les remercier de ce qu’elles avaient fait pour Maxime et que le courant est plutôt bien passé entre nous. Officieusement pour tenter de déterminer laquelle des deux est une alien. J’ai choisi une petite brasserie de mon ancien quartier nommée « Au bout du monde ». J’adore cet endroit. D’une part parce qu’il permet de faire des blagues du genre "Hey, on se retrouve au bout du monde ?" ou encore "J'irai au bout du monde pour toi, et je t'en ramènerai une part de tarte"… La brasserie appartient à un couple de Portugais, Tina et Manu. Ils passent leur temps à se crier gentiment dessus, pour la grande joie de leur clientèle d'habitués. Ils sont des figures phares du quartier de Charonne et n'hésitent pas à apporter des assiettes chaudes à leurs voisins incapables de se déplacer.
En vrai, tout le monde désigne la brasserie, non pas par son appellation véritable mais plutôt par "Chez les Portugais". Ils n'ont qu'une quinzaine de tables et le triple de chaises dans une salle assez réduite, obligeant les clients à jouer des coudes pour gagner leur place. Mais l'ambiance n'en est que plus familiale et chaleureuse. Tout le monde peut discuter avec tout le monde et les problèmes de la vie quotidienne s'éloignent. Et surtout, Tina est une excellente cuisinière et sert toujours de généreuses parts à ses clients.
Madame Lacour et Vérevkine ont toutes les deux eu une réaction perplexe quand je leur ai annoncé que je les emmenais manger "Au bout du monde" : la première a penché la tête en fronçant les sourcils, la seconde a levé l'un des siens d'un demi centimètre. Le contraste entre les deux m'a fait sourire. Mais là n'est pas le sujet : ce dîner a pour but de déterminer laquelle de ces deux femmes est un alien. Seulement voilà, à supposer qu'il s'agisse du même type d'alien qu'Antarès, se faire passer pour humaine n'est pas très compliqué… Comment démasque-t-on un métamorphe ? J'essaye de me repasser en mémoire tous les films et livres sur le sujet… Voyons, dans Terminator 2, le T-1000 se fait passer pour la mère adoptive de John Connors mais le T-800 réussit à le démasquer en le piégeant sur le nom du chien. Cette technique ne risque pas de fonctionner avec mes invitées : je ne sais quasiment rien d'elles… Dans The Thing, l'alien métamorphe mange petit à petit l'équipe scientifique venue étudier le morceau de banquise sous lequel il a atterri, et plus le film avance, plus tout le monde suspecte tout le monde… Hum, j'espère qu'il ne s'agit pas de ce type d'alien que j'ai en face de moi… Dans X-men, Mystique ne reprend sa forme originale que lorsqu'elle se déconcentre… ça c'est à creuser !
La voix de Tina me tire de mes pensées :
- Et pour les Trois Mousquetaires, ce sera quoi ?
L'allusion à mon roman préféré manque de me faire éclater de rire. D'ailleurs, laquelle de nous serait Athos ? Probablement Vérevkine qui n'a pas dit trois mots depuis notre arrivée à la brasserie. Quant à madame Lacour et sa beauté troublante, elle me semble trop gentille pour être honnête, Aramis lui irait comme un gant. Et il ne me reste que Porthos le joyeux luron qui essaye toujours de paraître plus riche ou plus noble qu'il ne l'est… ma foi, je m'apprête à jouer la comédie alors pourquoi pas.
- Heu… un plat du jour s'il te plait, lâché-je d'un air absent et sans avoir jeté un œil au menu
De toute manière, je sais que ce sera délicieux.
- Je meurs de faim, pas vous ? lancé-je pour démarrer la conversation
Vérevkine hausse les épaules. De toute manière je ne compte pas sur elle pour avoir une discussion suivie. Heureusement, madame Lacour, elle, approuve vigoureusement :
- Rien de tel qu'un bon dîner pour digérer une longue journée de cours !
- Vos élèves sont si pénibles que ça ? m'étonné-je
- Oh non… Ils sont juste à un âge où ils débordent d'énergie et c'est parfois dur de suivre. Mais globalement ils sont adorables. Ce qui peut être pénible, par contre, ce sont les rendez-vous avec leurs parents…
- Damned… Je ne suis pas la mère de Maxime mais j'espère quand même ne pas être aussi pénible !
- Hahaha ! Ne vous inquiétez pas, c'est sans doute le meilleur rendez-vous parent-prof de ma carrière ! s'exclame joyeusement l'institutrice.
- Mais je ne vous cache pas que vous aurez tôt ou tard à rencontrer ses vrais parents, si je peux dire…
Mme Lacour éclate encore de rire. Vérevkine en profite pour demander :
- Nu, vi kto dlya iemu ?
- Heu… Je ne sais pas le dire en russe, m’excusé-je.
Vérevkine fait un signe indiquant qu'elle comprend quand même ce que je raconte.
- Je suis sa baby-sitter… Sa mère m’héberge alors en échange je le garde quand elle n’est pas là, expliqué-je en prenant soin de bien articuler.
- Mais d’habitude vous ne venez pas le chercher à l’école… note madame Lacour.
Damned… Moi qui avait prévu de les cuisiner pour essayer de faire ressortir leur côté alien, je suis en train de subir un interrogatoire en règle ! Mais il en faut plus pour me décontenancer.
- C'est parce que la veille, il est rentré en larmes. Du coup je lui ai demandé pourquoi. Et quand il m'a tout expliqué, je n'ai pas pu rester les bras croisés. Alors j'ai fait en sorte d'être disponible pour le lendemain.
- Je vous comprends.
- Ah ça j'avais remarqué !
L'institutrice éclate encore de rire. Si cette femme est un alien, elle vient d'une planète dont l'atmosphère est constituée à 90% de gaz hilarant !
- Vi jivoté v domé ievo materi ? demande Vérevkine, qui n’a manifestement écouté que la partie de conversation qui l’intéressait.
- Oui, les nouveaux propriétaires ont vendu l’appartement où je vivais avec ma mère. Elle a déménagé en banlieue mais ça ne m’arrangeais pas pour mes études alors pour l’instant, je vis à Montmartre chez son amie, la mère de Maxime…
- Ca alors, vous aussi, vous cherchez de quoi vous loger ? s’exclame joyeusement madame Lacour.
- Oui, et le plus tôt sera le mieux… je ne supporte pas Montmartre !
- Personnellement, ça ne me dérangerai pas d’y vivre si tout n’y était pas hors de prix… Avec mon salaire d’instit’ je peux à peine me permettre une colocation à Barbès.
- Da, ya tojé, intervient encore Vérevkine.
- Ah, vous aussi vous cherchez une colocation ?
Je n'ai pas le temps d’intégrer toutes ces informations car Manu choisit ce moment pour nous servir nos plats du jour. A savoir une grande assiette de saucisses aux lentilles… Je ne suis pas très difficile en matière de nourriture, mais s'il y a un plat que je déteste, c'est bien les saucisses aux lentilles. (J'ai aussi horreur des spaghetti bolognaise mais je ne le dis à personne car c'est un coup à me faire déshériter)
Je fais un effort surhumain pour ne pas grimacer. Puis je me dis que, quand j'étais en Seconde, pendant un échange scolaire avec un lycée de Moscou, la famille de ma correspondante m'avait fait manger une omelette au brocoli au petit déjeuner… Si j'ai réussi à surmonter ça, je pourrais bien venir à bout d'une assiette de saucisse aux lentilles ! En tout cas, mes deux invitées n'ont pas l'air dégoûté. Vérevkine fait des énormes bouchées mais n'est pas très à l'aise avec ses couverts. Madame Lacour mange ses lentilles comme s'il s'agissait de caviar aux truffes. Quant à moi, j'essaye de respirer un maximum avec la bouche pour limiter l'affreuse odeur montant de mon assiette. Quel trio… Chacun s'observe à la dérobée en faisant semblant de se concentrer sur sa nourriture. Personne ne s'est trahi jusqu'à présent. Il est temps de sortir ma botte secrète.
- Je vais aux toilettes, annoncé-je sans préambule avant de quitter la table
Une fois enfermée dans les minuscules WC "au bout du monde", je fais plusieurs origamis avec des feuilles de papier toilette pour passer le temps. Après cinq minutes très productives, je jette mes œuvres d'art dans la cuvette et tire la chasse avec un léger pincement au cœur. Et je retourne à ma place le plus naturellement du monde.
- Donc, où on en était ?
- On parlait de colocation, rappelle madame Lacour.
- Ah oui ! Vous avez trouvé un appartement disponible ?
- En fait, Vérevkine et moi vivons ensemble, pas très loin d’ici. Mais on est un peu juste niveau finances donc on serait ravies de vous avoir comme colocataire.
- Hein ? Heu…
Je ne sais pas ce qui fait le plus buguer mon cerveau. Le fait qu’une femme aussi joviale que madame Lacour puisse vivre avec la froide et peu bavarde Vérevkine. (A la réflexion, je n’imagine pas Vérevkine vivre autrement que toute seule… peut être avec un chat, et encore). Ou le fait que les deux femmes que je soupçonne d’être des aliens me proposent de devenir leur colocataire… Ce n’était absolument pas prévu dans mon plan !
- Il faut que je réfléchisse, bafouillé-je.
- Pas de problème, je vous enverrai les documents de l’appartement par mail, pour que vous puissiez les étudier à tête reposée, promet madame Lacour avec une douceur indiquant qu’elle a perçu mon trouble.
- Merci beaucoup, lâché-je en soupirant.
Sentant que le contrôle de la conversation est en train de m’échapper, je m’empresse de changer de sujet.
- Et donc il est sage en classe, Maxime ?
- Un vrai petit ange. Il comprend tout du premier coup et il est très souriant. Quand j'ai fait le cours sur les multiplications et j'ai vu son regard pétiller de joie… Ça m'a fait ma journée !
- Ah, je crois que je m'en souviens. Il m'en a parlé : il trouvait ça trop cool de ne pas avoir à additionner quinze fois le même nombre !
- J'espère qu'il restera longtemps émerveillé par les math.
- Et moi j'espère qu'il restera longtemps fan de Star Wars.
- Oh pour ça, je ne me fais pas de soucis. Dans une rédaction, il a réussi à comparer des ours en peluche à des ewoks qu'on aurait exorcisé…
C'est à mon tour d'éclater de rire. Vérevkine semble avoir des difficultés pour avaler.
- C'est vrai que ces bestioles ont quelque chose de démoniaque avec leurs grands yeux qui brillent dans le noir là…
- Oh ils sont mignons quand même…
Il s'ensuit un débat assez long sur le degré de "mignonitude" des diverses créatures de l'univers de Star Wars. Madame Lacour semble très calée sur le sujet. Ce qui me laisse penser qu'elle connaît l'univers étendu. C'est la première fois que je rencontre quelqu'un qui en sait autant sur le sujet et qui n'est pas de ma famille. Vérevkine n'est pas en reste : elle intervient de temps en temps soit pour rectifier une erreur de notre part soit pour répondre à une question. Mais elle aligne rarement plus de trois mots à la suite, à l'image de son sith préféré : Dark Maul. Bref, je ne vois pas le temps passer. J'arrive même à finir mes saucisses aux lentilles sans m'en rendre compte. Je prends quand même une part de tarte aux pommes en dessert pour faire passer le goût.
Mme Lacour, qui veut désormais que je l'appelle par son prénom, (à savoir : Gwenaëlle), se laisse tenter par la mousse au chocolat. Vu comme c'est parti, demain, on se tutoiera et je l'appellerai "Gwen"… J'ai aussi appris que le prénom de Vérevkine, qui s'est contentée d'un café, est Mélania, mais je ne suis pas prête de l'appeler ainsi avant longtemps. Le dessert ne fait pas long feu mais la fermeture prochaine du restaurant m'oblige à mettre fin à cette agréable discussion. Je règle l'addition et nous sortons du « bout du monde ». Le froid de la nuit hivernale me mord les joues. Vérevkine se tasse dans sa grosse écharpe et son épaisse fourrure polaire. Gwenaëlle ne semble pas avoir remarqué le changement de température. Elle reste de marbre dans son léger tailleur de ville. Les adieux sont presque déchirants.
Même si ce n'est pas le chemin le plus direct pour rentrer chez moi, je pars dans la direction opposée de celle des deux femmes. En effet, je ne peux plus retenir plus longtemps mon sourire triomphant. Car si, à la lumière de notre conversation, je n'ai pas pu déduire qui était l'alien, je le saurais sans doute grâce à l'enregistrement de leur conversation pendant mon séjour stratégique aux toilettes. J'ai en effet laissé mon portable sur la table en mode micro et habilement dissimulé par une serviette pendant le repas. Je n'ai plus maintenant qu'à écouter la bande son pour avoir de nouveaux indices.
Ce que je suis machiavélique quand même… Comme toujours, Milady a trouvé sa digne héritière !
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