Antarès et moi avons passé la journée à discuter. Ma situation est tellement surréaliste que j'en ai oublié de déjeuner, ce qui est extrêmement rare chez moi… Pour tout dire, la dernière fois que j'ai sauté un repas sans m'en rendre compte, c'était il y a quatre ans. J'allais entrer en seconde et je devais lire les Trois Mousquetaires pendant les vacances d'été... Je voulais savoir si Milady allait réussir à s'échapper de prison. J'adore ce personnage ! Quelque part c'est une femme libérée avant l'heure. Et puis, soyons honnêtes : si on m'avait fait autant de crasses que d'Artagnan en a fait à Milady, moi aussi j'aurais eu des pulsions meurtrières… Dommage que le vaisseau d'Antarès se soit écrasé au large du Mexique et qu'il n'ait pu rejoindre l'Europe qu'au début du XIXe ! Il aurait pu donner une paire de baffes bien méritée  à ce gros macho de d'Artagnan... Puis il l'aurait laissé partir sauver le trône de France. D'un autre côté, un vaisseau spatial de la taille d'un immeuble écrasé devant le Louvre sous Louis XIII… ça aurait fait désordre.

Voilà à peu près la teneur de notre conversation. Mes réactions déroutent souvent Antarès, il n'a pas du parler de sa condition d'extra-terrestre à qui que ce soit depuis un bon moment. D'autant plus que sur sa planète, il est considéré comme un exilé politique... Pas facile de trouver un interlocuteur pour ce genre de conversation… Après tout, il doit exister plus de Pépé José que d'Hélène Schiaparelli dans le monde. De plus son histoire est complexe. Déjà rien que de par sa longévité : il a survécu à tous les amis terriens qu'il a pu se faire. D'après ce que j'ai compris, son vaisseau écrasé était irréparable avec la technologie humaine. Alors il a "déclenché" la révolution industrielle mais quand l'exploitation du charbon puis du pétrole ont commencé à serieusement endommager l'environnement, et quand des armes de destruction massive ont vu le jour, il a décidé ne tout arrêter. Il ne s'est plus mêlé des inventions humaines depuis les années vingt. Il a renoncé à rentrer un jour chez lui. J'ose à peine imaginer ce qu'il a dû ressentir quand on a marché sur la Lune…

Mais parler a l'air de lui faire du bien : il a abandonné le visage dur du Terminator pour celui d'un vieil homme dont la chevelure et la barbe feraient passer Sébastien Chabal pour un skinhead. Mon esprit cartésien me souffle, depuis mon oreille droite derrière laquelle je l'ai collé, que les transformations d'Antarès sont la plupart du temps inconsciente, par conséquent, cette soudaine pilosité radioactive a une signification. Mais j'hésite à lui poser directement la question, de peur que le tournant psychologique qu'aurait pris notre conversation ne lui fasse prendre l'apparence de Sigmund Freud. Brrr… rien que d'y penser, ça me file de l'urticaire !

Déjà le soleil se couche sur la marée descendante, illuminant le paysage de couleurs chaudes. Je reste quelques instants fascinée par ce spectacle. D'habitude, je passe mes vacances dans un petit village balnéaire à l'Est de la Sicile, dans la famille de ma mère. Là bas, le soleil se lève sur la mer et se couche sur l'Etna. J'aime beaucoup la vision du volcan se teintant de rouge mais c'est la première fois que je vois le soleil se coucher sur la mer. Que de découvertes en cette folle journée ! Pour une fois, c'est Antarès qui brise le silence :

• A quoi penses-tu ?

Nous sommes passés d'un commun accord au tutoiement vers neuf heures du matin, après avoir escaladé une portion des remparts interdite au public.

• Chut ! J'essaye de voir un rayon vert. Je n'ai droit qu'à six essais.
• Avec ces nuages, il est peu probable qu'il y en ait un ce soir…
• Ne gâche pas mon délire !

Je fixe l'horizon sans rien dire, le temps que le soleil disparaisse paresseusement de mon champ de vision. L'horizon ne se teinte malheureusement pas de vert au moment où il quitte le ciel. Antarès a raison, mais il n'a pas la réaction facile du "je te l'avais bien dit". Il semble même partager ma déception. Finalement, je demande :

• T'en a déjà vu, toi ?

Antarès reste quelques instants sans rien dire... en prenant l'apparence et la pose du penseur de Rodin.

• Une petite dizaine de fois je dirais… dit-il finalement.
• Ici ou sur ta planète ?
• Seulement ici.
• Ah, dommage. Remarque, rien que regarder une étoile double se coucher, ça doit valoir le détour…
• Un détour de cinq-cent vingt années-lumière ?
• Pourquoi pas, si tu me cryogénises le temps du trajet ! répliqué-je avec une mauvaise foi totale.
• Tu ne survivrais pas le temps d'un battement de cil sur Hexakosioihexekontahexaphobia.
• Mais toi tu survis bien sur Terre !
• C'est parce que je suis capable d'adapter mon métabolisme de manière optimale en fonction de l'environnement.
• Oui, j'imagine que sur une planète à l'orbite instable autour d'une étoile double, ça doit aider…
• Exactement.
• Et donc là, ton environnement est favorable à la réincarnation de Mendeleïev ?

Je viens tout juste de me rappeler qui m'évoquait ce vieux barbu… car contrairement à d'Artagnan et son fidèle Planchet, je ne suis pas du tout physionomiste. A ma grande honte, j'ai beaucoup hésité avec Socrate…

• Oh non, simplement cette discussion me rappelle celles que j'ai pu avoir avec lui…
• T'as connu Mendeleïev ?! Mais c'est génial !
• Oui, c'était un type bien.
• Attend, t'as connu le plus badass des scientifiques russes barbus ! Le mec qui prédit exactement les propriétés du gallium et du germanium avant leur découverte ! Et quand on les a découverts de son vivant, son seul commentaire a été : "je n'y étais pas pour grand-chose" ! Et toi, tout ce que tu trouves à dire sur lui c'est que c'était un type bien ?! L'euphémisme, c'est une coutume courante de ta planète ?
• Non : notre mot le plus court s'écrirait avec au moins quinze lettres de ton alphabet. Notre langue ne laisse pas le temps de faire des figures de style.
• Alors explique moi pourquoi tu trouves que c'était juste "un type bien" !

Je ne le laisserai pas salir la mémoire de mon savant préféré ! C'est l'un des types que j'admire le plus depuis le lycée !

• Disons que je l'ai un peu aidé à orienter ses recherches dans la bonne direction…

J'étais pête à toute les réponses sauf celle là. Je referme ma bouche bêtement entrouverte sous le coup de cette révélation. Antarès semble ravi de m'arracher enfin une expression de surprise. Je reprends donc vite le contrôle de mes émotions et m'efforce de prendre un air détaché.

• Remarque j'aurais dû m'en douter, vu le peu qu'on savait sur l'atome à l'époque…

Je marque une nouvelle pause, et reporte mon attention sur le paysage qui s'assombrit lentement. Je ne peux m'empêcher de pousser un profond soupir. Antarès me lance un regard interrogateur.

• Tu sais, la découverte du Gallium et du Germanium avec la réaction de Mendeleïev, c'était mon moment préféré de l'histoire de l'humanité. A cause de toi je vais devoir en trouver un autre… C'est malin !
• Désolé. Ça ne doit pas être facile : votre histoire est si courte…

Je me retiens de faire un commentaire désobligeant sur la décadence assurée des civilisations trop vieilles. Il n'a pas dit ça avec mépris. Il a plutôt la bienveillance d'un grand frère qui assiste aux premiers pas de ses cadets.

• Et du coup, ton moment préféré c'est quand, toi ?

Je suis assez curieuse d'entendre sa réponse. Je m’attends à un dialogue dans le même style que dans Men in Black 3 où un alien dit que son moment préféré de l'histoire de l'humanité est la victoire inattendue d'une équipe de baseball dans les années 60 liée à une succession de coïncidences. Aussi je suis presque déçue quand Antarès me répond le plus candidement du monde :

• Le présent.