X. L’échiquier politique
Déjà plus d’un mois s’était écoulé depuis que Mara avait débarqué à Ilyiée et elle avait trouvé un certain rythme.
Lumia est celle qui passait le plus de temps avec elle, car l’astrom lui disposait l’essentiel des leçons sur l’art magique. Un début amitié s’était créé entre les deux femmes, ce qui évidemment apportait un certain réconfort à Mara.
Parfois, Mara se joignait aux séances d’entraînement menées par Tréviane. Elle reportait ainsi sa frustration en frappant les mannequins avec son épée de bois. Pour la détendre, Tréviane lui racontait ses fascinantes aventures. Il était si enjoué qu’elle avait l’impression de les vivre. Tréviane était un excellent conteur. C’était rafraîchissant et cela lui changeait l’esprit. Et comme elle était naturellement curieuse, elle se tournait de tant à autre vers Béruc pour mieux connaître les us et coutumes de l’Impérium. Elle avait compris que ce drôle de grincheux était une mine de savoir. Quant à Caelan, il était le moins bavard de tous. Il était d’ailleurs un peu trop sérieux au goût de Mara. Le plus souvent, il participait à des réunions ou s’enfermait dans son bureau. Elle l’apercevait parfois à l’entraînement, bien que c’était tard le soir. Néanmoins malgré son planning surchargé, il lui accordait systématiquement au minimum une heure de son temps lorsqu’elle s’entraînait avec Lumia. La plupart du temps, il observait et l’encourageait. Et étonnamment, il était une incroyable force de motivation. D’autant que Mara doutait souvent.
Cependant, malgré cette nouvelle routine bien huilée, Mara n’avait pas beaucoup progressé depuis son arrivée. Sa mémoire lui faisait toujours défaut et irrémédiablement ses sorts échouaient. Sa magie refusait de lui répondre. C’était bien sûr une source de frustration supplémentaire, et elle peinait à croire Caelan quand il lui affirmait sans cesse qu’elle ne devait pas à remettre en question son don. Il avait probablement plus foi en elle qu’elle en avait pour elle.
Ce jour-là, elle avait leçon dans le bureau de Caelan. Lumia avait des affaires personnelles à régler.
— Je devrais vous remercier de m’avoir épargné la lecture de la théorie à l’usage des mages novices, mais à y repenser peut-être que je devrais me le coltiner, maugréa Mara alors qu’elle faisait tomber pour la quinzième fois le livre dont elle venait de citer le titre.
L’exercice était pourtant simple, elle devait le faire léviter d’un point A à un point B.
— Hein ? De quoi parlez-vous ? s’enquit Caelan n’ayant pas saisi l’allusion.
— Le bouquin, s’exclama-t-elle en le ramassant.
— Ah…Oh ! La théorie. Qui a déjà assimilé avec la théorie ? Est-ce que vous allez apprendre à manier une épée en lisant un livre ? La magie c’est pareil, ça se pratique, rétorqua Caelan zieutant le vieux traité de 1000 pages.
Ce livre était une véritable antiquité, pas étonnant qu’il était resté à prendre la poussière.
— Et bien dans mon cas, je devrais m’intéresser à cette théorie rébarbative, je parviendrais peut-être à comprendre pourquoi mes sorts sont infructueux.
— Ça n’est pas les notions qui vous échappent, la magie répond à son utilisateur. Vous avez fait des progrès depuis votre arrivée, mais on dirait, à la manière dont vos sorts réagissent qu’il manque quelque chose. Hélas, je crains que tant que votre mémoire vous fera faux bon, votre magie refusera de vous obéir, déclara Caelan méditatif.
— Pratique ! On est donc dans une impasse. Je n’ai plus aucun nouveau souvenir depuis un bout de temps, s’écria Mara s’affalant sur le fauteuil face au bureau de Caelan.
— Ne perdez pas espoir. Nous devrions aller plus dans les détails lorsque vous me parlez de votre monde. Laissez les généralités et essayez d’être la plus précise que possible, proposa Caelan.
— J’ignorais que vous aviez un diplôme de thérapeute ! plaisanta Mara peu convaincue.
À cet instant, quelqu’un frappa et entra avant même d’obtenir une réponse. Il s’agissait de Tréviane. Visiblement Caelan attendait l’Agent, car il ne parut pas surpris.
— Nos agents nous ont transmis des nouvelles d’Aramell, rapporta Tréviane en tapotant sur un hologramme projeté au-dessus d’une table.
La scène représentait une carte galactique tridimensionnelle en mouvement. Mara reconnut Illyiée au milieu de l’immense surface spatiale réduite à sa plus petite échelle. Béruc lui avait donné des leçons de cartographie stellaire pour lui faire prendre conscience de l’étendue de Fairlor. Elle s’était ainsi rendu compte que sa planète pouvait se nicher au milieu de ces mille points infini. Elle avait eu le vertige à l’idée qu’elle ne retrouverait jamais le chemin de la maison. Il y avait trop de possibilités.
— Le Roi Romus semble avoir de plus en plus de soutien, enchaîna Tréviane. Il n’y a quasiment plus aucun doute que les Danariens se sont joints à sa quête. L’Impératrice pourrait utiliser cette alliance pour obtenir l’appui des maisons.
— Si je devais faire des suppositions, je dirais que les Wilbrey ne seront pas difficiles à convaincre. Ce qui m’inquiète ce sont les Clivelin. Hanann Clivelin ne jure que par le concret. Si on ne lui montre rien de palpable, il continuera à ignorer la menace, jaugea Caelan en observant le plan. Il nous faut plus de preuves !
Mara s’était levée pour regarder la représentation incroyablement détaillée de Fairlor. Elle suivait à moitié le charabia politique qui ne lui évoquait rien.
— Où se trouve Aldaram ? demanda Mara qui avait déjà oublié la moitié de sa leçon cartographique.
Tréviane prit les devants et offrit à Mara une leçon de géographie express. Pour s’aider, il usa de la carte :
— Juste ici: Aldaram. (il montra du doigt un petit point obscur). Là, c’est Ilyiée. Alkian est juste là. Ici ce sont les planètes jumelles Telhua, mondes d’origine de Lumia. Là, Tremblane, la planète sur laquelle nous t’avons retrouvé. Au centre, c’est la station de l’Égis. Une zone neutre de la galaxie.
Mara voyait les points, mais ce n’étais pas très parlant. Elle avait de la peine à imaginer les distances entre les planètes. Elle jugea l’information peu importante et préféra se concentrer sur le reste.
— Qu’est-ce que les Venoris peuvent faire pour soutenir Alwyn ? N’êtes-vous pas tenu de garder votre neutralité ?
— L’empire d’Alwyn jouit d’une excellente armée, mais si Romus trouve appui auprès de la magie Danarienne, Alkian ne pourra pas résister. C’est l’une des raisons pour laquelle nous sommes à la recherche de preuves incriminant Romus. Comme vous le savez, les venoris agissent que s’il y a de la magie en jeu. Nous devons donc exposer des preuves concrètes auprès du Concile venori pour justifier notre intervention, reprit Caelan passant désormais à la leçon de géopolitique.
— Pardonnez-moi la remarque, mais les Venoris ont donc un parti pris, releva Mara.
Caelan esquissa un sourire. Mara était perspicace, elle laissait passer peu de détails et remettait facilement en question tout ce qu’on lui disait.
— Le concile des Venoris adopte généralement la défense des parties lésées lorsque des Danariens sont impliqués. Ils sont la cause de la plupart des troubles magique à travers l’Impérium.
— Donc si l’empire d’Alwyn faisait alliance avec les Danariens pour attaquer la Fédération d’Aramell, les Venoris se rangeraient auprès de ces derniers ? Cela ne vous empêcherait-il pas de remplir votre devoir étant donné que votre juridiction est Alwyn ? insista Mara.
Caelan hocha la tête affirmativement.
— Lorsque nous entrons dans la garde venorie, nous abandonnons notre patrie pour le service de tous. Si la situation était inversée, je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour défendre la Fédération d’Aramell. Ne croyez pas que j’ai de parti pris. Il me blesse de voir Aramell corrompue par les Danariens, expliqua Caelan.
Mara remarqua une note d’émotion dans le discours de Caelan.
— Je n’aurais pas mieux dit, ajouta Tréviane. Pour les Venoris, c’est l’ordre et la justice qui prime avant tout.
Mara assimilait toutes ces nouvelles informations pour émettre sa propre analyse.
— Et où est le Commandant venori représentant d’Aramell ?
Ni Caelan ni Tréviane ne dit rien pendant une longue minute. Le sujet semblait tabou. Finalement Tréviane parla:
— Le Commandant Timeron Lars réfute toute implication d’Aramell avec les Danariens. Il ne peut pas nous empêcher d’enquêter, mais il ne nous soutient pas.
Sur cette réponse, Mara se demandait ce qu’elle ferait si elle se retrouvait à la place du Commandant Lars. Un Venori renonçait peut-être à sa patrie, mais est-ce qu’il était possible d’être totalement impartiale ? Il fallait une dévotion sans faille à l’ordre pour éviter tout favoritisme. Elle comprit que ce n’était pas systématiquement le cas. Ce qui en faisait un sujet sensible.
Caelan reprit son discours en pointant son doigt sur une série de planètes.
— L’impératrice Bascrêt régente toute cette région. L’empire d’Alwyn s’étend jusqu’à la planète Santori, juste ici (il posa son doigt sur la planète tridimensionnelle impalpable). Cela fait des siècles que le pouvoir est subdivisé entre trois maisons. C’est un choix politique qui permet de prendre en compte les différences gouvernementales entre les régions et de déléguer la gouvernance. Il y a donc trois régents qui se partagent le pouvoir sous la tutelle de l’Impératrice. Les Clivelin dirigent Andamar, les Bascrêt, Ormerousse et les Wilbrey, Riverline. Chacune des maisons est en possession de diverses colonies éparses. Par principe, chaque famille a droit de désigner un successeur héréditaire qui sera proclamé impératrice ou empereur de l’Empire durant une durée maximale de quarante ans. Ainsi quand l’empereur Meradirïn Wilbrey a succombé, c’est Silya Bascrêt qui est devenue l’impératrice. Quand Silya terminera son règne, c’est un Wilbrey qui reprendra les rênes et ainsi de suite. Afin de s’assurer qu’aucune des maisons ne décide de renverser cet ordre établi, elles ont chacune leur flotte personnelle. C’est un gage de sécurité. Certes, il a régulièrement des tensions entre les maisons, mais depuis le couronnement de Silya, elles se sont accrues. Je précise qu’il existe une quatrième maison, les Arvell qui règnent sur la planète Santori et la colonie d’Esmos. Pour des raisons historiques, ces derniers ne peuvent pas mettre l’un des leurs sur le trône.
Caelan marqua une pause pour s’assurer que Mara suivait toujours. Preuve en est, elle nota une incohérence dans le discours de Caelan.
— Vous avez dit que les maisons se partagent le pouvoir tour à tour, pourquoi est-ce que c’est à nouveau un Wilbrey qui sera au pouvoir après la mort de Silya. N’avez-vous pas déclaré que Meradirïn était un Wilbrey ? Où sont les Clivelin dans tout ça ?
— Quand Meradirïn Wilbrey est décédé, se fut au tour des Clivelin de gouverner, mais le fils ainé, Broguenor Clivelin, héritier légitime du trône, a péri de manière inattendue trois mois après son couronnement. Vous imaginez la colère de Clivelin après plusieurs décennies d’attente ? Depuis, ils crient à la conspiration et sont persuadés que les Bascrêt sont à l’origine de la mort de leur héritier.
— Mais de quoi est mort Broguenor ? demanda Mara passionné par ce qu’elle entendait.
— Un stupide accident lors d’une course entre navettes ! répondit Tréviane. L’homme était féru de vitesse.
— Donc si j’ai bien saisi. Il y la flotte impériale et les trois flottes « domestiques » avança Mara. Mais pourquoi est-ce que toutes ces forces ne sont pas d’office alliées ? Après tout, le Roi Romus est le régent d’une fédération étrangère qui veut attaquer un empire spatial ? Les quatre maisons n’ont-elles pas toutes les motivations de se battre ensemble pour la défense de leur empire ?
Caelan soupira, la réponse n’était pas évidente, même pour lui :
— Plusieurs raisons à cela. D’une part, Alwyn est un regroupement de forces, mais chaque région a son indépendance. La flotte impériale est financée par les trois maisons, mais elle est bien moins imposante que les flottes domestiques. Voyez cela comme un instinct de préservation. D’autre part, les Clivelin sont toujours en colère contre les Bascrêt à cause de la succession. Ils les accusent de traîtrise. Et pour finir, comme je l’ai souligné auparavant, les Clivelin n’ont pas encore admis la menace venant d’Aramell, il s’agit pour eux que de simples rumeurs. Heureusement pour l’impératrice, elle peut d’ores et déjà compter sur le soutien de sa propre maison, mais ce n’est pas suffisant. Aramell est une nation guerrière. Face à cette grosse puissance, il leur faut plus d’alliés.
Mara se rendait compte qu’on parlait de planètes et non de territoire voisin. Sur la carte, tout semblait rapproché, mais les distances entre chaque planète étaient plus vastes qu’elle ne pouvait l’imaginer. Que savait-elle de la défense d’une planète, des batailles spatiales… rien du tout. Il fallait supposément une grande quantité de vaisseaux et de soldats prêts à « aborder » une planète… une planète tout entière. Est-ce même possible ?
Pendant que Mara cherchait à concevoir tout ça, Caelan continuait ses explications.
— … la planète Alkian est le cœur de l’empire, mais le rôle principal de la flotte impériale est de protéger toutes les autres planètes qui sont sous la tutelle de l’impératrice. Les planètes que vous voyez là (Caelan les pointa du doigt sur la carte) sont des colonies défendues par sa flotte. Romus pourrait les menacés pour parvenir jusqu’à Alkian. Elle ne peut donc pas réquisitionner toute sa flotte pour protéger Alkian. Un territoire spatial est aussi compliqué à défendre qu’à attaquer…. Tout cela doit vous paraître complexe, supputa Caelan zieutant Mara du coin de l’œil.
Il avait remarqué que Mara avait froncé les sourcils, signe qu’il devait peut-être expliquer plus clairement la politique locale. Cette dernière avait bon mettre à profit ce que Béruc lui avait déjà enseigné, le fonctionnement était si emberlificoté qu’elle s’en mêlait les pinceaux, tentant de se rappeler qui gouverne quoi et comment.
— L’Impérium est divisé en plusieurs régions à l’intérieur desquelles des civilisations diverses se sont implantées. Quand l’expansion spatiale des peuples a débuté, c’était le chaos. De nombreuses guerres intergalactiques ont eu lieu : chaque civilisation revendiquant des planètes viables tour à tour. C’était la course et le premier arrivé était le premier servi, ce qui déplaisait parfois aux autres civilisations d’explorateurs. Heureusement les sages de l’époque ont réussi à réunir les peuples galactiques en rédigeant un règlement. Il a permis d’instaurer une paix durable entre les différentes civilisations et l’Impérium est né avec la mise en route de la station de l’Égis. Tous les peuples se sont partagé équitablement les régions de la galaxie connue avec une loi essentielle : ne jamais interférer sur une planète EVO, c’est-à-dire une civilisation en évolution, probablement comme la vôtre. Cela comprend tous les mondes qui n’ont pas encore atteint l’âge galactique. Il existe aussi un petit regroupement de planètes qu’on appelle Coplani, acronyme pour désigner le conglomérat des planètes libres. Même si elles sont représentées à l’Égis, ces dernières ne sont affiliées à aucun empire, royaume, fraction, confédération ou république. La planète de Béruc, Vinter fait partie du Coplani.
» La colonisation spatiale est toujours autorisée, mais il faut suivre un protocole bien établi afin d’éviter des conflits. Malgré tout, elle comprend un risque, car cela implique la rencontre potentielle de peuples galactiques possiblement hostiles. Depuis que l’Égis existe, quatre nouvelles civilisations ont rejoint l’Impérium. Il y a donc aujourd’hui septante-deux gouvernements représentés. Fairlor regorge de mondes viables qu’il serait aberrant de vouloir conquérir une planète habitée.
Mara se gratta la tempe. Ce soir, elle aurait déjà oublié la moitié de ce qu’on lui avait expliqué, ce qui n’était pas pratique pour prendre des notes. Elle se dit qu’il était temps de réclamer un moyen d’enregistrer ces conversations instructives. Elle n’hésiterait pas à redemander les détails à Béruc lorsqu’elle aurait retranscrit toutes ces informations dans son carnet.
Après cette leçon de géopolitique, Tréviane prit congé, laissant Mara à nouveau seule avec Caelan. Ce dernier avait le regard fixé sur la grande carte animée. Ses yeux étaient plissés tandis qu’il s’imaginait mentalement des manœuvres en bougeant des points lumineux. Ils s’agissaient des flottes. Mara l’observa en silence repensant à toutes ces manigances politiques. On est donc contraint de se taper dessus où que l’on soit, se dit-elle.
Se rendant compte qu’il n’était pas seul Caelan abandonna ses réflexions et retourna vers son bureau :
— J’imaginais que nous vous avions vidé avec tous ces démêlés politiques, s’excusa Caelan.
— Non, ça m’intéresse, même si je dois l’avouer, je ne saisis pas tout.
— À vrai dire, moi non plus, plaisanta Caelan.
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