Ch.3

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Oscar inspecte régulièrement sa boîte aux lettres : aucune réponse de Marjorie. Après renseignement, il apprend également qu'aucun nouveau ballet n’a été programmé pour les prochains temps. Le voilà retourné à la case prison de son désespoir.

Pour tenter d’éloigner les nuages de sa tristesse, il se remet au dessin. Le concours ouvert aux architectes demande que l’on réalise un nouveau modèle de tour d’habitations HLM sur Ville Nouvelle. Mais Oscar manque sérieusement d’inspiration. Sans doute parce que le projet ne l’emballe pas : une tour HLM restera une tour HLM ; jamais elle ne deviendra un monument remarquable.

Quand il ne travaille pas sur sa table à dessin – car il préfère toujours coucher sur du papier ses premières idées avant de passer à l’ordinateur – il quitte son atelier et les ruelles oppressantes de Ville Nouvelle pour se rendre dans la forêt. C’est une forêt malade, contaminée par les gaz de la ville, les emballages gras et les déjections canines. Néanmoins, une fois parée des couleurs de l’automne, sous la grisaille d’un ciel nuageux et venteux, et alors que la plupart des promeneurs ont déserté ses chemins, elle s’emplit d’un charme mélancolique, qui agit sur Oscar comme un médicament.

Ville Nouvelle est, pour lui, une agglomération à clapiers, sans âme ni éclat ; c’est une ville qui a poussé trop vite et qui s’est trop étalée. Elle n’a pas de cœur au sens propre comme au figuré. Elle n’a pas de racines non plus, pour n’être ancrée dans aucun passé reconnu, ni aucune tradition. Son seul bâti de caractère est un manoir du XVIIIe siècle, situé en limite, dans un grand parc, mais comme le domaine est interdit d’accès au public, il a été ignoré, puis oublié.

Ville Nouvelle revêt si peu d’intérêt qu’Oscar en est venu à remettre en cause son choix d’habiter là et d’avoir accepté un inexpressif rez-de-jardin, comme habitat. Heureusement, l’extension en verre qu’il a fait construire – afin d’obtenir un atelier à son goût – arrange grandement l’ensemble.

S’il est venu à Ville Nouvelle, c’est précisément en raison des opportunités que la municipalité allait certainement lui offrir, tant le paysage communal s’était enlaidi sous la pression de promoteurs sans scrupule et d’un bétonnage à outrance. Conséquence de ces mauvaises décisions : le développement d’une friche urbaine, dû à l’abandon de bâtiments mal conçus, génère des zones d’insécurité dans lesquelles se développent et se fortifient des réseaux de délinquance.

Oscar ne s’était pas trompé. Les élus locaux étaient sortis de leur léthargie : un concours avait été lancé et il avait été heureux de saisir une pareille opportunité. Cependant, à présent, il se demande vraiment si un tel projet va suffire pour impulser un élan de renouveau esthétique dans Ville Nouvelle. Parfois il ne peut s’empêcher de penser que c’est toute la ville qu’il faudrait raser.

Il se demande encore s’il parviendra à attirer l’attention de Marjorie avec son projet urbain. Une tour a beau prendre de la hauteur, elle peut passer totalement inaperçue dans une agglomération où l’espace se gagne déjà dans la verticalité. Aussi, son édifice, pour être remarqué, ne devra pas gagner en hauteur, mais en beauté.

Il en est à ces réflexions, lorsqu’une feuille de chêne vient le narguer, en virevoltant sous ses yeux. Il a ensuite l’idée de la ramasser afin d’observer en détail sa structure. Il étudie plus particulièrement la manière dont la nervure principale se distribue en nervures secondaires. Il analyse également les arrondis, les compte – quatorze – et médite sur une manière de compartimenter l’ensemble. Il comprend que cette feuille de chêne va probablement bouleverser son projet initial.

De retour dans son atelier, Oscar s’installe sur sa chaise haute, la fait pivoter pour se retrouver face à ses premières esquisses. Trop impersonnelles, trop insipides, elles ne lui conviennent pas. Sa peur d’enfreindre des critères esthétiques et des lois sécuritaires ont bloqué sa créativité. Il arrache la feuille de son chevalet et se lance dans un nouveau schéma.

La pointe de son critérium ose, cette fois, transgresser la raideur d’une géométrie. Sa tour ne ressemblera plus à une boite, comme toutes les autres. Il se la représente, dès lors, avec les formes élancées et aériennes d’un arbre, d’un chêne stylisé, plus précisément. En rez-de-chaussée, il songe créer un premier bloc de trois appartements. Il lui ajoute des arrondis, afin d’atténuer les angles. De l’axe central, il voit bien ensuite s’élever le tronc de la tour, avec un escalier en colimaçon d’une largeur exceptionnelle. L’édifice pourrait ensuite s’évaser légèrement avant d’atteindre le premier niveau où, de chaque côté, grâce à des poutres de soutènement, prendraient place deux blocs d’appartements en forme de feuilles de chêne. Pour chaque bloc, un couloir de distribution, à l’endroit de la nervure principale. Cependant déjà, il rencontre les premières difficultés techniques : éviter les efforts de la structure ; tenir compte des prises aux vents. Aussi, sa tour ne va pas pouvoir beaucoup s’élever. Seul un deuxième étage est envisageable pour reproduire un nouvel évasement avec deux autres blocs en forme de feuilles de chêne.

Il reste à concevoir le troisième et dernier niveau, qui doit correspondre à la frondaison de l’arbre. Pour cela, il envisage un dôme, mais nouvel obstacle : son bâtiment comptabilise onze logements en tout, or les conditions du concours en imposent douze au minimum. Il a cependant une autre idée : celle de concevoir trois petits dômes, soit trois petits appartements, lesquels seront entourés de terrasses circulaires. Ainsi il parvient à compenser le manque d’espace des appartements, qui sont presque des studettes, par les terrasses.

Oscar achève les derniers tracés sur le papier. Il se lève et prend du recul pour étudier l’ensemble de sa structure. Nul doute que sa tour ressemble tout autant à un immeuble, étant donné sa largeur, mais l’ensemble produit un effet terrible.

De nouveau, les questions de résistance le tarabustent. Il ne doit pas lésiner avec les conditions de sécurité. Des séries de calculs doivent lui permettre d’assurer les premières vérifications.

Il est cependant traversé par une autre idée : étudier les effets du vent sur de vrais arbres. Il sait que des spécialistes s’en sont déjà occupés. Certaines espèces disposent d’astuces biomécaniques pour résister aux différentes conditions climatiques.

Seuls des vérins pourraient reproduire les compensations biomécaniques, mais inutile d’y songer étant donné le coût qui ferait exploser l’enveloppe budgétaire. Il s’exposerait, dans ce cas, à une disqualification d’office.

Oscar envisage, à la place, une arche métallique de soutènement, pour garantir une solidité d’ensemble.

Après les premiers croquis, Oscar élabore les différents plans.

Les jours suivants, il procède à quelques remaniements ; des commerces en arc-de-cercle, autour de la tour. Pour les relier, des couloirs transparents. Quelques rangs de tuiles de façade en lauze, sur les parties basses, pour reproduire la texture du bois. L’ascenseur ne va pas être interne, mais externe : il s’agira d’une coque en verre teinté que l’on verra grimper le long du tronc de la tour, comme un petit écureuil. Puis il songe aux éclairages…

Après les dernières mesures et mises au point, Oscar rassemble les matériaux qui vont servir à la construction de sa maquette. Il lui reste moins de deux semaines avant le jour J où il devra défendre son projet devant un jury d’experts. La dernière phase de la réalisation de sa maquette, qui consiste à la végétaliser, est aussi la plus ludique. Sa construction miniature achevée, avec ses éclairages, ses végétaux, propose un rendu bluffant, mieux encore que sur le papier.

Alors Oscar se laisse déjà emporter par ses rêves. Il s’emballe à l’idée du succès qu’il peut espérer grâce à son audace. Nul doute que la singularité de son œuvre va détonner par rapport à la morosité de Ville Nouvelle et ses préfabriqués qui manquent cruellement d’originalité et de charme. Son projet, c’est certain, va déclencher des réactions locales, peut-être même médiatiques. Sa tour pourrait aussi devenir un modèle. Jusqu’à en reproduire d’autres identiques : une forêt de chênes urbains…

Enfin, il songe que de cette façon il pourra retrouver Marjorie. Elle va peut-être essayer de le recontacter ou du moins de participer à une inauguration. Mieux encore : il peut envisager d’inviter un corps de ballet, pour fêter le lancement du nouveau projet. C’est alors qu’une ultime idée jaillit dans son esprit. « Mais oui, bien sûr… Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt ! Son projet s’appellera : la Tour Marjorie. »

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