Ch. 14
Autrefois, à la place de Ville Nouvelle, s’étendait une agréable forêt peuplée de vénérables chênes avec les trouées de quelques clairières. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les feuillus abritaient des résistants, mais ces derniers ont été traqués depuis le sol et pilonnés depuis le ciel. Des frappes d’obus ont ainsi provoqué les premières balafres à cette forêt.
S’en est suivie une exploitation intensive du bois, pour les profits d’une scierie voisine. Les arbres y ont été saccagés et le paysage dénaturé.
Puis on a découvert que le sous-sol, à cet endroit, détenait d’importants gisements de craie. La terre a été éventrée et les marnières, qui ont été creusées, ont fini par fragiliser le terrain.
Après avoir été chamboulée et vandalisée, la zone a été abandonnée. Elle devenait trop dangereuse, étant donné les risques d’effondrement du sol, à certains endroits. Les pistes qui avaient servi aux passages des camions étaient devenues également impraticables étant donné la profondeur des ornières. Les passages réguliers des poids-lourds avaient limé le sol forestier sur des kilomètres. L’arrachage des arbres avait, en plus, provoqué un ruissellement d’eau, presque en continu. L’effet conjugué de l’eau et de la terre sans cesse raclée par les roues des poids-lourds, ont généré un bourbier de glaise, impraticable et aussi glissant qu’une patinoire. Les embourbements de véhicules devenaient si fréquents que la zone fut finalement déclarée inexploitable.
Mais l’endroit ne fut pas abandonné par tous. Ce qui ressemblait désormais à un vaste et impersonnel terrain vague, devint, pour des fans de rave party, l’occasion d’organiser des concerts de metal hard rock. Cependant les « raveurs » n’étaient pas tous des écologistes dans l’âme. Beaucoup laissaient sur place, sans scrupule, des détritus alimentaires. Leurs papiers d’emballage s’envolaient, au gré du vent, comme les tristes lambeaux de leurs joies éphémères. Ivres et amorphes, les fêtards ne se souciaient guère des canettes et bouteilles d’alcool que leurs pieds heurtaient, qui se renversaient, se brisaient et s’enfonçaient dans la terre…
Arrivait l’instant où chacun de ces rockeurs d’une nuit, étaient pris d’une envie de se vider. Alors le pas incertain, dans le brouillard de leur esprit, ils s’écartaient du groupe et, à peine éloignés, ils urinaient, vomissaient, déféquaient… Des junkies, en manque, pressaient le piston d’une seringue. Des couples chauffés par le rythme et les décibels, disparaissaient derrière les quelques buissons en survie pour y soulager leurs excitations sexuelles.
Puis une loi municipale vint interdire les Rave parties.
Le terrain vague, abandonné, se transforma en une décharge publique à ciel ouvert : un capharnaüm de débris de chantiers et d’appareils dézingués ; c’étaient les restes d’un monde désarticulé, abandonnés là, afin que cela devienne « plus beau » ailleurs.
Par la suite, des bikers accrocs aux rodéos de motos virent dans ce no man’s land, une opportunité. Partout, dans les villes et sur les bords de routes, les habitants se plaignaient de leur passion trop envahissante et trop bruyante. Mais ils pensaient que ce n’était guère de leur faute d’être nés à l’époque de si fascinants engins à moteur. Dans les siècles antérieurs, ils auraient tenté mille acrobaties avec des chevaux fougueux et l’on n’aurait entendu que les hennissements des montures rebelles, mais là, il y avait le rugissement des moteurs et le crissement des pneus sur l’asphalte… Ces bikers, fiers de mâter leurs engins, ne se doutaient guère qu’en vérité, des équidés avaient réussi à prendre les commandes de leurs esprits. Sur l’écran télé, ils s’étaient laissés fasciner par des chevaux qui ruaient, cabraient, galopaient en arrachant des nuages de poussière… Hypnotisés par ces images d’étalons aux muscles saillants et aux robes luisantes de sueur, ils s’étaient engagés, sans même en avoir conscience, dans un rituel d’adoration de ces animaux, dans leurs gracieuses rébellions. Plus exactement, ces bikers auraient probablement démenti avoir une considération particulière pour les équidés, si on les avait questionné sur ce point, tant ils étaient persuadés de dominer leur engin et de se maîtriser eux-mêmes, mais ils se seraient trompés dans leur connaissance d’eux-mêmes, pour avoir été, au contraire, dominés et dépassés, leur maître étant le cheval.
Pour leurs engins chevaleresques, sur la zone, les bikers construisirent un circuit avec des virages et des bosses : un vrai parcours pour têtes brûlées. Leurs puissants engins trafiqués et customisés, dans de furieux cabrements, s’élançaient sur le tracé boueux tout en faisant rugir les moteurs. Virilité d’une époque, que ce corps à corps avec des machines indociles qu’il fallait mâter dans les boucles des virages et tenir solidement jusqu’à l’instant fatal du dérapage. La machine vibrait. Ils vibraient avec elle. Elle tombait. Ils tombaient également. Et parfois tombaient l’huile et l’essence. Dans certains cas, des réservoirs complets se vidaient.
Au fil du temps, la zone devint le lieu des rendez-vous louches, entre trafiquants et receleurs en tous genres ; un terrain de débauches fréquenté par des prostituées, des souteneurs et une clientèle patibulaire. Cela devint également l’endroit des rixes et des règlements de compte. Dès que le jour déclinait, et que l’on obtenait cette atmosphère particulière, entre chien et loup, seules des épaves humaines s’y aventuraient, tant cet espace inhospitalier pouvait éveiller, dans ses noirceurs insondables, des palpitations d’angoisse.
Malgré son côté peu avenant, le terrain vague devint, pour quelques temps, le havre de paix d’exilés. D’indésirables sans-abris déphasés, hirsutes, crasseux et débraillés, après avoir été chassés des centre-villes huppés, installèrent là des bicoques de fortune. Une vague de migrants sans papier les rejoignit peu après et aménagèrent un bidonville.
La présence de migrants, ce fut la goutte d’eau de trop, qui fit déborder le vase joliment fleuri d’une municipalité voisine. Par cars entiers, des CRS déboulèrent. Engoncés dans des uniformes qui les raidissaient comme des Playmobil, ils procédèrent, matraque à la main, à l’évacuation des lieux. Dans des nuages de fumigène, des bulldozers renversèrent les maisons de bric et de broc et dégagèrent les immondices.
Une fois le terrain aplani, la zone fut entièrement grillagée. C’était un grillage avec de solides armatures, une hauteur et des rebords inclinés, comme on en trouve surtout dans les camps de concentration. Il y eut un tel souci de le rendre inaccessible, qu’on oublia d’y mettre une entrée. Dans la zone grillagée et infranchissable, la nature reprit ses droits. Mais le sol avait subi tellement de dommages et de maltraitance, sur toute son étendue, que seuls poussèrent des plantes agressives : on vit ainsi se développer, outre le chiendent et quelques fougères, des chardons, des orties, des ronces, ainsi que des épineux. Des liserons et des lierres vinrent entortiller l’ensemble. Étouffées par ce végétal rampant et invasif, les plantes les plus fragiles, sitôt sorties de terre, périssaient toutes. Au final, il se forma au sol une masse végétale uniforme et opaque. À ce végétal triomphant, on ne pouvait attribuer qu’un seul nom, celui de « friche ».
La friche donne l’impression de gagner en verticalité, mais pour n’être constituée que de branches molles, elle s’affaisse sur elle-même après des tentatives d’élévation. La friche est dans le monde végétal ce que les trous noirs sont dans l’Espace. Elle épuise le sol, mais ne lui apporte aucun humus en échange. Elle dévore le végétal et se dévore elle-même, mais gagne néanmoins en force, en ne cessant d’étendre son territoire.
Il est un bien mauvais calcul de croire qu’une ceinture de grillages permet d'arrêter une friche. À part l’action humaine, rien ne peut stopper un tel cancer végétal.
La friche végétale développe sans limite un fouillis de feuillages qui s’agrippe partout, se faufile dans les moindres interstices. Elle se ventouse au premier support atteint, ce qui assure, ainsi, sa progression rapide. La friche grimpe, rampe et ondule. Elle enlace et enserre. Ses multiples piquants urticants la rendent invincible. Sa croissance est phénoménale : elle grossit pratiquement à vue d’œil, enfle démesurément, s’étend, s’étale et conquiert, à chaque fois, de nouveaux territoires.
L’invasion d’une friche qui progresse par-delà les grillages, a provoqué une onde de réactions dans les municipalités voisines. Les grillages ont été abattus, les feuillages dépecés, la terre retournée, puis tassée avant d’être bétonnée. Des immeubles et des tours se sont dressés. Une ville nouvelle a vu le jour : Ville Nouvelle.
Cependant, on n’efface pas ainsi, dans la brutalité, tous les affres du passé. Dans cette ville de béton trop vite sortie de terre, sans passé et sans âme, sont venus s’installer des masses d’individus sans grande envergure.
Aussi, après la friche végétale, peu à peu s’est mise à croître une friche humaine.
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