The black grape
— N'aie pas peur mon chéri. Rappelle-toi : quoi qu'il se passe, nous t'aimons et nous t'aimerons pour toujours.
Ma mère me chuchote ces mots dans le creux de l'oreille en me serrant fort contre elle. Je sais que c'est la vérité. Nous nous séparons et j'enlace mon père. Je jette un regard entendu à ma sœur qui me fait un tendre sourire. Mon frère, lui, se contente de hocher la tête. Tout ira bien. Je le sais.
Je me retourne. Devant moi, se dresse une porte. Comme le reste du bâtiment, celle-ci est d'une blancheur immaculée. Tout comme les habits que je porte. Je jette un dernier regard derrière moi : ma famille a les yeux posés sur moi et je sens tout l'amour et la bienveillance qu'ils ont envers moi. Je ne peux pas les décevoir. Je sais que je ne le décevrais pas.
Les deux hommes postés ouvrent la porte et j'entre. Elle se referme derrière moi dans un claquement sourd. Dans quelques minutes, elle se rouvrira. Dans quelques minutes, j'aurais choisi. Dans quelques minutes, je serais une personne différente, nouvelle.
La pièce de forme rectangulaire est entièrement vide, à l’exception d'une gigantesque table de marbre blanc au centre. Dessus, ordonnées à la perfection, se trouve de Chacune a sa propre catégorie de fruits. Bien sûr. Ma famille descend directement d'une ancienne lignée ancestrale bénis par le pouvoir des fruits.
Je m'avance jusqu'à la table et m'arrête. Je ferme alors les yeux et laisse défiler mes pensées. C'est le jour de mon Choix. De celui-ci, se déterminera le reste de ma vie. On dit que ce n'est pas nous qui choisissons le fruit, mais lui qui nous choisi. Il nous confère alors pouvoir et capacités. Je passe en revu les choix de ma famille.
La pomme a choisi mon père. Le fruit le plus respecté de tous. Elle symbolise de nombreuses choses : immortalité, sagesse ou encore le soleil. Elle est à double tranchant et c'est pour cela qu'elle n'est destinée qu'à des personnes puissantes. Si on ne sait pas la dominer, elle se transforme en poison mortel.
La cerise a choisi ma mère. Je souris. Douceur, beauté, forme de cœur, tout cela représente bien maman. Même son côté sanguin.
La poire a choisi ma sœur. Elle est l'image même de son fruit : noble, féminine, impériale. Toujours d'une droiture extrême, elle sait ce qui est juste et n'a aucun problème à s'imposer lorsqu'elle sent que de mauvaises décisions sont prises.
La grenade à choisi mon frère. Je grimace. Sang, mort, fertilité. C'est bien lui. Mais il est toujours juste et ne ferait jamais de mal à un innocent. Son côté colérique m'a posé beaucoup des problèmes. Il faut dire que j'adore être dans l'attaque et mon frère prend la mouche rapidement.
Quel fruit me choisira ?
J'ouvre les yeux et les laisse divaguer sur les fruits. Lentement, je fais le tour de la table. Je passe devant la corbeille de pomme, je ne ressens rien au fond de moi. Je m'en doutais, mais une pointe de déception transperce tout de même mon cœur. Peut-être la fraise.... J'ai toujours adoré son fruit. Raté. La fruit du dragon ? Sa forme et son nom me plaisent beaucoup. Non.
Noix de coco, mangue, pêche, abricot, framboise, dattes, figues, banane, melon, pastèque, litchi... Rien.
Je commence à désespérer, j'ai bientôt fini de faire le tour. Je commence à m'affoler : Se peut-il que je ne trouve pas de fruit ? Que vais-je devenir ? Je ne connais personne qui n'a pas été choisi le jour de ses 16 ans. Pourquoi ça m'arrive à moi ? Qu'ai-je fait de mal ?
Prune, groseille, citron, ananas, pamplemousse, cassis, kiwi, kaki, papaye, myrtille, mûre...
Ce n'est pas possible. Je vais bien trouver. Que vont en penser papa et maman ? On va se rire de moi, je vais être la risée de tous. Je peux pas les décevoir.
Soudain, je m'arrête net devant une corbeille. Elle ne possède qu'un fruit. Une grappe de raisin trône fièrement à l'intérieur. Mon cœur bat plus vite, plus fort. Je ne sais pas pourquoi, mais je me sens irrémédiablement attiré. Je tends la main vers celle-ci, me ravise soudain. Ce fruit me dit quelque chose, il me rappelle une ancienne légende mais je n'arrive plus à me souvenir ce qu'elle dit exactement. Mes yeux n'arrivent pas à se décrocher du fruit. Je tends à nouveau le bras et m'en saisis. Il fait la taille de ma main et sa couleur sombre, presque noire me séduit. Je détache un raisin de la grappe et la repose dans sa corbeille. Je tourne le fruit entre mes doigts, le fait rouler dans ma paume de main. Est-ce lui... ? Est-ce mon fruit ?
Oui. Je le sens au plus profond de moi. J'ai trouvé mon fruit. Il m'a trouvé. Maman et papa seront heureux, je ne les décevrais pas, finalement.
Je porte le petit fruit rond à mes lèvres. Une fois en bouche, je le croque. Son jus inonde aussitôt mon palet et je ferme les yeux. Je n'ai jamais goûté de fruit aussi délicieux. Je sens le liquide frais glisser dans mon œsophage jusqu'à mon estomac. Je sens alors son pouvoir inonder mon corps. Il se glisse dans mes veines, se mélange à mon sang et remonte jusqu'à mon corps. Les yeux toujours fermés, je relève ma tête, me laissant entièrement submergé. Ça y est. J'ai réussi. J'ai été choisi. Soudain, je fronce les sourcils. Quelque chose ne va pas. J'ai... J'ai mal. J'ouvre les yeux et porte ma main à ma poitrine. Mon cœur se serre, je tente de respirer calmement, sans succès. Je n'arrive plus à respirer. J'étouffe !
Une vive douleur me poignarde, et une sensation de brûlure intense dévaste mon corps. Je hurle de souffrance et de terreur mêlée. Soudain, tout s'arrête. Le feu cesse de me ravager et repart aussi vite qu'il est venu. J'halète tandis que l'air remplit de nouveau mes poumons.
Je me précipite vers la porte et tambourine dessus.
— Laissez-moi sortir, j'ai réussi !
Elle s'ouvre et mes parents apparaissent derrière.
— J'ai réussi, répété-je en soufflant. J'ai réussi.
Je souris, aux anges. Soudain, je vois leurs visages se décomposés. Leurs yeux reflètent toutes leur incompréhension et leur affolement naissants. Je baisse la tête et regarde pour la première fois mes mains et mes avant-bras. Des rainures violettes sinuent de long en large. Elle suivent le labyrinthe de mes veines. La légende que je n'arrivais pas à me souvenir me frappe de plein fouet. Je comprends alors ce que j'ai fait. Je prends conscience de l'ampleur de ce que je suis, maintenant. Tout s'éclaircit dans mon crâne. Je sais qui je suis. Au fond de moi, j'ai toujours su qui j'étais. Je ne voulais tout simplement pas me l'avouer. Je n'en avais pas le courage.
L'envie de rire me prend. Un sourire carnassier se dévoile sur mes lèvres.
— Seigneur, chuchote ma mère en portant la main à sa bouche.
Des larmes dévalent ses joues. Mon frère et ma sœur font un pas en avant tandis que mon père se place devant elle.
— Alors chers parents, m'aimez-vous toujours maintenant que je suis devenu celui que j'ai toujours voulu être ?
Une fumée dense, pareil à un ciel orageux parcourut d'éclairs sort de terre. Telle un serpent, elle remonte mes jambes et entoure mes membres supérieurs. J'éclate de rire. Au lointain, un orage menaçant me répond en grondant sourdement.
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