Imaginer le pire

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— Il est très bon ton rôti, ma chérie.

— Merci.

Le clinquement des couverts faisait tâche au milieu du silence qui régnait sur cette table dressée pour deux.

Keith avait toujours été subjugué par sa femme.

Depuis le jour où il l'avait accosté au lycée, en passant par le soir du bal de promo, ainsi que pour leur première nuit d'amour.

Quand ils avaient emménagé ensemble. Qu'ils s'étaient mariés avant de donner naissance à un fils, en bon chrétiens. Leur fils unique.

Seulement voilà : Keith n'était plus sûr de croire en Dieu.

Un Dieu aussi bon ne leur aurait jamais enlevé la prunelle de leurs yeux.

Un Dieu digne de ce nom n'aurait pas annihilé n'étincelle qui brillait dans les yeux d'Helen.

Il n'aurait jamais laissé les guerres pourrir ce monde qu'il avait créé, en premier lieu.

À présent, Helen triturait son repas tous les soirs, rendant bien clair le fait que l'appétit l'avait définitivement quittée.

Elle regardait souvent par la fenêtre de manière distraite comme si elle attendait que leur bébé, du haut de son mètre quatre-vingt cinq, réapparaisse sur le porche de la maison.

Et malgré ça, ils essayaient de tenir le coup. Tous les deux.

Malgré la radio, les émisions TV et les journaux qui leur rappelaient tous les jours que ce pays était en guerre et qu'aucun parent n'était à l'abri de subir la pire chose qu'on puisse infliger à un parent.

Perdre son enfant.

Aller à l'encontre de l'ordre qui régissait l'existence humaine. Cet ordre qui se devait d'emporter les anciens avant les nouveaux-nés.

Le bruit d'une fourchette posée contre la table sortit Keith de ses pensées.

— J'ai entendu dire que le fils Miller allait rentrer, amorça Helen.

Ne sachant quelle était la bonne réaction à dévoiler, il resta silencieux pendant un temps.

— Ce n'est pas bon signe, affirma-t-il.

— Qu'est-ce que tu racontes ?

Le ton avait changé. Keith sentit le regard brûlant de son épouse sur lui.

Fallait-il réellement poursuivre ?

Il décida que oui.

— Chérie... d'ordinaire, on renvoit toute une unité chez elle. Pas plusieurs hommes de différentes unités.

Son air renfrogné indiquait qu'elle ne voyait pas où était le problème.

— Si... S'ils se contentent de renvoyer un seul soldat, c'est qu'il n'est plus apte à combattre. En fait, il est même suceptible qu'il ne soit plus apte à faire quoi que ce soit.

Les traits d'Helen se crispèrent quand elle eut procédé à l'analyse de cette information.

Keith essaya de faire abstration de l'eau qui commençait à s'accumuler dans les yeux de sa femme, sans même réaliser que les siens en étaient déjà gorgés.

Il sentit ses poumons se vider sous le soupir qu'il était en train d'échapper.

— Il me manque, Keith. J'ai peur de ne plus jamais le revoir. Ou bien qu'il ne revienne que dans une boîte.

Elle poussa un cri et laissa les larmes couler, cachant son visage dans ses mains.

Keith lui-même ne savait plus vraiment quoi penser.

Il était important pour une famille de faire son deuil, de savoir.

Savoir comment l'être aimé était parti.

Savoir... mais à quel prix ?

Au prix de l'inoubliable vision d'un cercueil scellé ? De l'impossibilité de jeter un dernier regard à ce qu'il restait de la dépouille de leur fils ?

Qu'est-ce qui était pire ?

Recevoir un courrier faisant état de sa disparition ?

Passer sa vie à se demander, à espérer le revoir un jour franchir le pas de la porte ?

Keith bondit de son siège et prit instinctivement Helen dans ses bras.

La chaleur de son corps le réconforta. Ses larmes mouillèrent le haut de son torse quand elle nicha son nez congestionné dans son cou. Ses soubresauts ne désemplirent pas malgré les minutes qui s'écoulaient.

L'horloge finit par sonner vingt heures dans un bruit qui les enveloppa et fit vibrer jusqu'à leurs os.

Il prit le visage de son épouse entre ses mains, prit d'un regain de foi.

— Il me manque aussi, chérie. Je sais que tu penses à lui tous les jours, et je suis sûr que toi non plus, tu ne quittes pas ses pensées. C'est ça qui lui donnera la force d'avancer et de rentrer à la maison.

Il sentit qu'elle hochait la tête à ses paroles.

— Reid va revenir, Helen. Fais-lui confiance. Aie foi en lui.

En effet, Keith n'était plus sûr de croire en Dieu... mais parfois, avoir la foi ne pouvait pas faire de mal.

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