Chapitre 1
« Espèce de sale petite merde, t’as cru qu’on allait te lâcher ? Qu’on allait te laisser une chance de t’en sortir ? Le monde ne va pas ployer pour tes beaux yeux ! »
Un crachat s’écrasa dans les cheveux du garçon, au sol, les joues aplaties contre le bitume. Le nez dégoulinant de sang et les vêtements déchirés, il serrait les dents, les paupières closes, attendant que la tempête passe.
« Arrête un peu de chouiner dans les jupes de Matvey et grandis ! Tu nous dégoûtes tous avec tes airs de petit enfant sage. C’est le Wioletta ici, pas une nurserie ! »
Quelqu’un l’attrapa par le col. Sans se débattre, sans prononcer le moindre mot, Aspen se laissa remettre debout, le regard vide. Son arcade sourcilière était ouverte et un flot de sang s’écoulait le long de son visage. Amorphe, il encaissa un énième poing tandis que les ricanements reprenaient de plus belle. Il savait qu’il n’aurait pas dû emprunter ce passage ; beaucoup trop près des entrées du souterrain. Il aurait dû se faufiler par les égouts, là-bas, personne ne l’aurait croisé, et certainement pas Luidovic et ses abrutis de chiens.
« Maaaltey, s’il te plait, protège-moi de Zenon ! » gouailla une voix nasillarde derrière lui, cherchant à l’imiter.
Aspen cracha le sang qui lui coulait dans la bouche, sans autre réaction. Leurs provocations ne m’atteignent pas, se répétait-il au fin fond de son esprit, réduit à une vague flamme vacillante de conscience.
Un énième coup le fit tomber sur le dos et il y resta étendu.
« Aucune fierté et aucune force, éructa Luidovic. À quoi tu sers au juste ? Pourquoi t’es au Wioletta ? Tu nous ridiculises dès que t’apparais devant les clients ! Tu sais ce qu’ils nous disent ? »
D’un pas prédateur, il s’approcha d’Aspen et lui pinça une oreille pour l’obliger à relever la tête. Une infime grimace se dessina sur son visage.
« Que fait ce fils de prostituée ici ? Pourquoi le Wioletta s’entiche d’un chiabrena dans ton genre ? On est des si bas clients pour nous envoyer la lie de vos souterrains comme missionnaire ?
— Aspen. »
Cette voix était beaucoup plus dure, féminine et moins railleuse. Le dénommé lâcha un soupir en comprenant que sa torture était terminée.
« Luidovic, Alexandre, Sasha, Liza, qu’est-ce que vous faites ?
— On a trouvé Aspen en train de vermiller dans nos stocks de vin, on s’est dit que ça devait être lui le chapardeur », se justifia Luidovic d’un naturel déconcertant en se redressant vers la nouvelle venue.
Aspen rouvrit ses yeux, épargnés par miracle, pour admirer les épaules larges de son tortionnaire faire face à celles plus fragiles, mais non moins puissantes de Matvey. La jeune femme noire ne lui accorda pas le moindre regard, concentrée sur son interlocuteur.
« Vous lui avez donc fait passer l’envie de recommencer à voler, c’est ça ? conjectura-t-elle.
— C’est exact.
— Alors même qu’il n’avait rien volé ? »
Aspen chercha à se relever, mais dès que sa paume toucha le sol en une amorce d’appui, Liza la brisa d’un coup de pied. Goguenard, Luidovic haussa les épaules et fit signe à ses sbires de le suivre.
« Il faut leur faire passer l’envie avant qu’ils n’en aient l’idée, ces jeunes, tu le sais bien.
— Tout ce que je sais, Luidovic, c’est que tu es un satané fils de pute et que Zenon sera mis au courant. »
— Zenon se cure autant le cul d’Aspen que d’une mouche sous son pied.
Alors que Matvey brûlait d’une vive colère, Luidovic passa à côté d’elle sans honte ni crainte, et lâcha même un de ces ricanements hautains dont il avait le secret. Son rire se répercuta sur les parois du couloir souterrain jusqu’à ce qu’il tourne avec son équipe dans une autre artère.
Un grand silence s’imposa après leur sortie. Aspen, douloureux, se redressa enfin et s’essuya le nez de sa manche. Matvey, pour dissiper son courroux, soupira d’impuissance et s’approcha de lui.
« T’en as pas marre de te faire marcher dessus ? Défends-toi un peu ! Arrête de leur faire croire que tu n’en as pas la force !
— Pas la peine t'y mettre, j'en ai déjà pris plein la gueule. »
Il se releva avec maladresse et Matvey lui saisit une main pour qu’il reste debout. D’un geste protecteur, elle nettoya son visage ensanglanté, constatant ses plaies d'un œil expert.
« Ils ne t’ont pas loupé.
— Ils ne me loupent jamais. Je n’aurais pas dû passer par là, c’était con.
— T’es un membre du Wioletta, t’es pas censé devoir prendre des chemins détournés pour y entrer et en sortir. »
Aspen ne commenta pas et le regard de la jeune femme s'adoucit.
« Réponds-moi sincèrement ; pourquoi tu ne te défends pas ? »
Il haussa les épaules. Il avait toujours encaissé les coups sans riposter, c’était dans sa nature. Et puis, il savait que s’il provoquait la moindre égratignure sur la peau de l’un de ses tortionnaires, ils lui feraient payer au centuple. Il n’était pas encore suicidaire.
« Ils étaient quatre, ça ne servait à rien.
— À part empêcher qu’ils ne te brisent le nez ? »
Par réflexe, il porta la main à son oblongue capsule pour vérifier qu’il n’était pas fendu. Heureusement, ce n’était pas le cas.
« Ils ne l’ont pas fait, où est le problème ?
— T’es trop habitué à te faire caillasser, tu trouves ça normal, et ça, c’est pas normal.
— Écoute, s’impatienta-t-il. Luidovic a raison, Zenon prendra toujours sa défense plutôt que la mienne. Si je lui fais quelque chose, je serai balancé à l’Égide, tu comprends ?
— Ils n’iront pas jusque-là, s’effara Matvey.
— Si. Ma seule et unique solution, c’est d’encaisser, j’ai l’habitude. »
Elle rendit les armes d’un marmonnement indistinct et lui tendit un mouchoir qu’il accueillit avec soulagement. Matvey avait toujours été présente pour lui après sa fugue de l’orphelinat. La jeune femme d’une trentaine d’année aux cheveux courts avait été son pilier, presque une mère adoptive si elle n’avait pas été aussi occupée avec le Wioletta dans sa jeunesse. Elle était celle qui l’avait trouvé dans la rue, écouté sa souffrance débordante et décidé de l’intégrer dans la plus grande mafia de tout Saint-Pétersbourg. Il avait grandi ici à partir de ses seize ans, évoluant parmi les délinquants et les malfrats les plus notables, au milieu de ceux qui ne cherchaient qu’à survivre, qu’importe les moyens. Il faisait partie de ces derniers.
Matvey lui avait offert une chance inimaginable. S’il avait alors cru abandonner derrière lui le monde des enfants et leur grinçante méchanceté, il ne s’était pas attendu à l’univers des adultes et leur vicieuse corruption.
Aspen s'était épanoui dans la méfiance et l’inquiétude, mais il avait parallèlement appris à se protéger et fuir. Il excellait dans ce domaine, sauf malheureusement aujourd’hui.
Dans tous les cas, Matvey l’avait sauvé de l’Égide, la confrérie liturgique qui faisait respecter l’ordre dans tout ce qu’il restait de Saint-Pétersbourg. Les orphelins fuyards n’avaient d’autre choix que de devenir un prêtre ou un prieur. Et Aspen avait une peur phobique de la religion.
Pour faire simple, l’Égide était l’incarnation même de la sévérité. Il fallait obéir à leurs multiples (et parfois dénuées de sens) lois, respecter les prières journalières et se comporter comme le meilleur samaritain possible. Or, depuis ses seize ans, Aspen cauchemardait toutes les nuits de les voir dans son appartement pour l’enfermer dans l’Expiatoire, la prison de Saint-Pétersbourg. Cette épée de Damoclès au-dessus de sa tête, pour lui, minuscule mafieux sans importance pour lequel personne ne se battrait, était devenue petit à petit une crainte, une peur, puis une phobie. Il assimilait la religion à l’ordre répressif de police de l’Égide, lui faisant remonter des frissons le long de la nuque rien que d’y penser.
Face à la mine contrite de la jeune femme, il lui offrit son plus beau sourire désolé. Il savait à quel point il était douloureux pour elle de le voir dans un tel état.
« Ça va aller, je t’assure.
— Je vais faire semblant de croire à ton mensonge. À la base, je te cherchais pour te dire que Zenon veut te voir.
— Zenon ? »
Aspen ne faisait pas vraiment confiance à cet homme au crâne rasé et constellé de cicatrices, comme le globe d’une terre asséchée, et à la longue barbe d’un noir nocturne. Il était le chef du Wioletta depuis bientôt quinze ans et tous savaient à quel point il pouvait s’avérer dangereux. Dans le cas contraire, il aurait été délogé de sa place de maître depuis des années. Aspen fronça les sourcils, ce qui lui brûla toute la partie gauche du visage, celle la plus amochée. Il grimaça maladroitement et porta deux doigts à son arcade.
« Quelque chose de grave ?
— Normalement non, ou nous en aurions tous entendu parler. Je mise plutôt sur du travail. Tu vas retourner sur le terrain.
— Déjà ? » soupira-t-il.
Si Aspen était un membre de cette mafia, œuvrer pour eux n’en était pas moins lourd. Il avait déjà tué des hommes sous les ordres des Zenon et se haïssait tous les jours pour ça. Le mieux était de ne pas y penser. Involontairement, le garçon s’était séparé en deux êtres totalement opposés : celui qui obéissait et celui au naturel. Il n’en cauchemardait pas moins la nuit, mais tentait d’oublier le visage qu'il cachait.
L’idée de devoir mettre les mains dans le sang sitôt, alors que sa précédente mission ne datait que d’avant-hier, l’épuisait d’avance.
Matvey le savait et essayait de l'écarter de ce genre d’actions. Ce n’était pas toujours possible. Elle travaillait dur depuis bientôt dix ans ici avec, comme rêve, de devenir la tête du Wioletta et de remplacer Zenon. Son ambition était connue de tous et peut-être que ce dernier la désignerait un jour comme sa successeuse lorsqu’il prendrait sa retraite. En attendant, elle avait une certaine renommée et admiration auprès des plus jeunes comme des plus âgés, ce qui lui permettait d’agir plus librement que la plupart des membres de leur groupe. Elle tentait de lui faciliter certaines tâches, bien que ce ne fut pas toujours possible.
Elle opina et lui fit signe du menton de la suivre.
« Peut-être une simple vente, ne panique pas immédiatement. Les temps sont plus calmes dernièrement, Zenon veut surtout trouver un socle dans le commerce légal. Une nouvelle lubie. Il a toujours rêvé d’avoir un commerce de vin, apparemment. Il ne fera pas de vagues inutiles.
— Lui et moi, on n’a pas la même définition d’utile et inutile. »
Aspen enfonça ses mains dans ses poches et leva la tête vers le plafond de briques sales. Il aurait apprécié quelques glaçons sur ses hématomes, désinfecter ses coupures et dormir tout son soul. Comme c’était impossible, il cherchait l’humidité ambiante pour qu’elle se dépose sur son visage et calme les vives brûlures de sa peau. Au moins, avec Matvey à ses côtés, il était en sécurité maintenant. Cette idée lui apaisa le cœur jusqu’à ce qu’ils atteignent la partie des égouts réservée à Zenon.
Le maître des Wioletta ne vivait pas à la surface comme la plupart d’entre eux. Il avait droit à son propre loft, bien en sûreté, avec toutes les preuves compromettantes. Cela pouvait s’avérer étrange, de se cacher avec toutes les signes de sa culpabilité, mais le peu de règles qui régissaient le Wioletta étaient scrupuleusement respectées. Et l’une d’elles était justement que si le Wioletta tombait, le chef devait tomber avec, ou mettre lui-même feu à toute cette pièce pour sauver le plus de membres possibles. C’était de sa responsabilité, en tant que maître, de prendre soin de ses sujets.
Ils passèrent une grille celle qui menait à ce dit loft, et traversèrent un petit canal à l’odeur peu engageante. En face, une vieille porte en bois était entrouverte. Ses gonds étaient trop rouillés pour totalement fermer. Ce n’était qu’une apparence. Derrière, une seconde porte en acier se dissimulait. Matvey frappa trois coups clairs et distincts.
« Entrez. »
Aspen était déjà venu dans le bureau de Zenon à plusieurs reprises. Son instinct lui hurlait toujours de déguerpir, de fuir, que le danger le traquait. En traversant le pas de la porte, deux prunelles glaciales d’un jaguar noir le toisèrent. Voilà peut-être une des raisons de son mal-être. Zenon, assis en dessous de la puissante mâchoire du félin au fond de la pièce, n’avait jamais caché son goût pour les décorations asiatiques, à tel point que son unique moyen de dissiper l’odeur gluante des égouts était de s’abrutir d’encens en tous genres. Aspen ne savait pas où il les dénichait, à moins qu’il ne les achète directement à Tokyo, la ville sous la protection de Tsibon, le Divin des tempêtes. Cela n’expliquait néanmoins pas comment il parvenait à les rapatrier au travers de la masse sombre et maléfique qu’ils nommaient le Chaos.
Le loft ne faisait pas la taille d’un studio, loin de là. Le plafond était bas pour un homme de la taille d’Aspen et la luminosité était tamisée par les lustres en papier de riz blanc. Une commode en acajou rouge soutenait un bonzaï fatigué – Zenon rechignait à couper ses branches trop longues qui se brisaient sous leur propre poids – ainsi qu’un petit jardin zen. Un paravent japonais cachait une pièce adjacente qu’Aspen n’avait jamais visitée. Il imaginait pourtant sans mal une table basse cernée de tatami de luxe.
Le maître du Wioletta, derrière un bureau chinois rouge et laqué, daigna porter son attention sur eux, un thé fumant à sa droite.
« Matvey, Asp… »
Son prénom entier ne franchit pas ses lèvres, déformées en un rictus méprisant.
« Aspen, une mauvaise rencontre ?
— C’est-à-dire ? » demanda-t-il innocemment.
Zenon désigna sa propre arcade sourcilière d’un doigt.
« Oh ça ! »
Le garçon dut réfléchir à un mensonge en vitesse pour cacher l’implication de Luidovic et ses abrutis d’animaux.
« J’ai voulu aider une vieille dame à traverser la route. Elle a cru que j’essayais de lui voler son sac et de bons samaritains sont venus la protéger, sans comprendre le malentendu. »
Matvey lui coula un regard pas du tout convaincu. Aspen, lui, savait que Zenon ne s’inquiétait pas de la réponse qu’il donnerait. Ce dernier finit par rire, imaginant le ridicule de la situation.
« Tu m’en fais vraiment voir de toutes les couleurs ! Aspen matraqué par une bonne vieille greluche, quelle image ! »
Son hilarité monta en puissance et Matvey le suivit, plus par respect que par sincérité. Aspen, lui, demeura silencieux, attendant de passer à la casserole. Il était crispé et le sentait. Ses mains dans son dos se tordaient. Pitié ne m’impose pas de m’occuper de sales affaires encore, s’il te plait Zenon, s’il te plait.
Son fou rire passé, le maître du Wioletta écarta une larme du coin de son œil et reprit petit à petit son sérieux.
« Tu demanderas à Matvey de désinfecter tout ça, hein, j’ai besoin de toi opérationnel pour ce soir.
— Ce soir ? Mais je suis de service dans… »
Plus aucun rire ne se lisait sur le visage de Zenon, devenu froid et intransigeant.
« Tu trouveras une excuse pour ne pas y aller. »
La mâchoire d’Aspen se contracta imperceptiblement. Il gagnait un peu d’argent dans une société d’intérim : « Sluzbe ». Généralement, il se rendait à l’hôpital Gastronika, au nord-est de ce qu’il restait de Saint-Pétersbourg, car il connaissait bien les locaux depuis le temps et y opérait comme agent d’entretien. Il détestait devoir annuler des horaires pour lesquels il s’était déclaré libre. Il obtempéra sans un mot d’un hochement de tête.
« Comprends le bien, c’est une grande preuve de confiance que je te fais en te fournissant cette mission. Tu vas devoir te rendre dans la rue de Smolenskaya. Là-bas, tu y trouveras un parc et tu déposeras cette mallette dans la boîte aux lettres juste devant.
— Une boîte aux lettres ? répéta-t-il. Ce n’est pas un peu dangereux ?
— Personne ne passe là. »
Perplexe, Aspen se frotta la nuque. Une boîte aux lettres inutilisée devant un parc ? C’était à peine imaginable.
« Où est cette rue ? s’interposa Matvey. J’en ai jamais entendu parler.
— Dans le Chaos.
— Quoi ? »
Le mot avait fusé de la bouche d’Aspen sans qu’il ne pût le retenir. Ça ne suffisait pas de lui ordonner d’assassiner des opposants, il devait maintenant se rendre au milieu de l’enfer ? Matvey grondait à ses côtés.
« Tu n’es pas sérieux ! Comment tu peux laisser l’un des nôtres aller là-bas ?
— Aspen ne sera ni le premier ni le dernier, rassure-toi. »
D’un calme olympien, Zenon l’observait avec amusement. Cela ne l’étonnait guère. Il savait à quel point le maître des Wioletta avait une dent contre lui. Et il n’y avait personne d’autre pour tenter cette mission suicide. Aucune mort sinon la sienne ne valait le coup de prendre le risque. Conscient de cet état de fait sans pour autant en être vexé, Aspen ferma les yeux. Son visage le brûlait et gonflait de plus en plus. Par souci de mettre un terme à cet entretien au plus vite, il posa une main rassurante sur l’épaule de Matvey.
« Il a raison. D’autres s’en sont sortis et les exécuteurs de l’Égide y font parfois des rondes. Je ne risque rien.
— Et les garmes ? Les harpies ? Mais vous avez tous les deux perdu la tête !
— Matvey ! »
Zenon s’était levé, grand et puissant, dominateur face à ce petit bout de femme loin d’accepter de se laisser faire.
« Les ordres sont les ordres », gronda-t-il.
Leurs regards se confrontèrent avec violence. Externe à cette tempête chaotique, Aspen se frotta le nez et le crâne. Une douleur aigüe lui remontait lentement dans les tempes. Il en avait plus qu’assez de cette journée de merde, il était temps d’y mettre un terme. Sans un mot, il saisit la poignée de la mallette et la tira vers lui.
« Rue Smolenskaya dans la boîte aux lettres, c’est noté. Quelqu’un à alerter ou qui va me suivre ?
— Personne. Tu seras seul de ton entrée à ta sortie du Chaos. »
Son sourire satisfait ne produisit aucune colère dans le ventre d’Aspen, dont le visage avait changé. Il n’était plus cet ami à Matvey, mais l’agent des Wioletta, habitué à répondre aux ordres sans plus y réfléchir, car là était l’unique moyen pour survivre.
« Je peux prendre une arme ?
— Seulement la tienne, mais les patrouilles de l’Égide sont nombreuses. »
Autrement dit : « ils t’entendraient si tu tires ». Noté. Personne pour assurer ses arrières et rien d’autre pour se protéger que ses propres jambes. Jamais le garçon n’avait dû s’enfoncer si profondément au cœur du Saint-Pétersbourg réduit à néant par la brume noire qu’ils appelaient Chaos. Toutefois, il suffisait d’avoir une carte et un bon sens de l’orientation pour s’y diriger, si des créatures démoniaques comme les garmes n’y sévissaient pas.
Aspen savait que Zenon l’envoyait à la mort, mais qu’aurait-il pu faire ? Il n’avait qu’une seule petite chance : courir assez vite pour que les garmes ne l’attrapent pas tout en restant assez discret pour ne pas être repéré des exécuteurs. Il hocha la tête, alors que Matvey se retenait de hurler de colère. Elle savait que c’était inutile de discuter lorsqu'Aspen n'était plus tout à fait lui-même.
« Ce sera fait, Zenon. »
◤♦◢
« Tu ne comptes tout de même pas réellement y aller ? »
À peine sortis du bureau de Zenon, Matvey n’avait pas cessé de le harceler sur la viabilité de cet ordre. Parfois, elle oubliait que tous ne jouissaient pas du luxe de discuter et de marchander avec Zenon. Il était un missionnaire, un sbire, un homme de main qui exécutait sous peine d’être exécuté. La mâchoire contractée, armé de sa mallette, Aspen avançait d’un pas rapide au milieu des égouts. Par souci de discrétion, ils avaient intuitivement pris le chemin le moins emprunté, mais également le plus puant.
Agacée par son silence, Matvey attrapa ses doigts libres.
« Arrête de m’ignorer ! Je déteste quand t’es comme ça ! »
Comme ça, cet état de demi-conscience instinctive dans laquelle il se plongeait sans le vouloir. Son humeur gagna en morosité et il interrompit sa marche. Plus petite que lui, la jeune femme dut lever la tête pour planter son regard dans le sien. Aspen l'esquivait volontairement, évitant ses prunelles brunes et inquisitrices.
« Tu fuis, comme toujours, le piqua-t-elle.
— Je ne fuis pas, ça ne se voit pas ? Je rentre chez moi.
— Tu me fuis moi. »
Sa poigne se serra autour de la poignée et il consentit enfin à la regarder, non sans marquer son irritation.
« Oui c’est dangereux, oui je peux disparaître dans le Chaos à tout instant, oui je vais sûrement croiser des garmes et des harpies, et qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?
— Que tu refuses !
— Et que Zenon me tranche les veines et me balance dans la Néva ? Non merci, j’ai assez donné.
— Aspen… »
Sa voix n’était plus qu’un soupir las.
« Mon but n’a pas changé depuis ces années, je veux simplement te protéger.
— Mais moi j’ai grandi, Matvey, et si tu continues de me protéger tu n’auras que plus d’emmerdes. Tu joues à l’enfant, on aurait dit un caprice devant Zenon. Je ne peux pas prouver ma valeur comme ça. »
Même si ma valeur ne sera jamais reconnue, pensa-t-il, amer. Il prit une grande inspiration et l’odeur des égouts lui donna la nausée. Il avait besoin de sortir, de respirer, de voir la lumière du soleil. Il avait l’impression d’être enfermé sous terre depuis des jours. Et surtout, il avait besoin d’être seul. Matvey, ressentant sa tension tangible, lâcha sa main et fit quelques pas en arrière. Aspen savait qu’il l’avait vexée, mais qu’elle était trop fière pour le lui montrer. Ça ne changeait pas grand-chose ; il avait été le plus mature d’eux deux devant Zenon aujourd’hui. Qu’importe les peurs qu’elle cachait, elles ne devaient pas prendre possession de son esprit et vicier sa raison. Au Wioletta, le cœur et la crainte étaient des poids dont il fallait vite se débarrasser. Matvey le savait mieux que quiconque. Alors pourquoi faiblir maintenant ?
« À demain », conclut-il sans plus de cérémonie, avant de sortir.
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