Chapitre 6 - Partie 1
Aspen se réveilla le lendemain matin ankylosé jusqu’à l’os. Son dos le brûlait toujours autant. Combien de temps avant que ça ne cicatrise, hein ? De mauvaise humeur, il se hissa en dehors de son lit et but un verre d’eau à la cuisine.
« Salut la belle au bois dormant.
— Pardon ? »
Vassily ricana dans son crâne et le garçon eut sérieusement envie de retourner se coucher.
« Une nouvelle journée qui commence !
— Super. »
Une main contre le front, Aspen reposa son verre et contempla la pièce autour de lui. Des vêtements traînaient ici et là, qu’il devrait laver et ranger. Ainsi que faire la vaisselle et peut-être un jour nettoyer ses fenêtres. Il voyait à peine à travers.
« C’est quoi le programme aujourd’hui, co-pilote ?
— Ne m’appelle pas comme ça.
— Très bien, mon capitaine. »
Aspen leva les yeux au ciel, mais consentit à répondre.
« Aller au Wioletta ce matin et travailler l’après-midi.
— À l’hôpital ?
— Oui.
— Donc revoir Anya ?
— T’as fini de penser au cul un peu ?
— Elle était gentille avec toi, et t’as clairement besoin d’un peu de douceur.
— J’ai surtout besoin que tu arrêtes de me les briser.
— Monsieur est grognon ce matin. »
Un peu de douceur, non puis quoi encore ? L’idée même de coucher avec une fille tout en ayant Vassily dans la tête lui donnait des nausées. C’était quoi… une sorte de plan à trois ? Tout en sachant que l'invitée ne serait pas totalement consentante puisqu’il ne se risquerait jamais à en parler à qui que ce soit. Non, il n’en était pas capable, tant par crainte que par respect.
« Aussi, je voulais te dire… Tu refuses à chaque fois de dire ce qu’il s’est passé pour que t’aies besoin de dolipranes…
— Doliprane ? le coupa Aspen.
— Ouais, ce que t’appelles des analgésiques, vieux réflexe de l’Ancien Monde. Mais du coup, si tu veux m’en parler tu peux.
— Tu n’as pas de souvenirs de comment je t’ai chopé ?
— Puisque je te dis que je me suis seulement réveillé quand Matvey était là !
— Donc je ne t’ai jamais dit que tu viens du Chaos ? »
Aspen était profondément surpris. Il avait tant esquivé le sujet qu’il n’avait même pas avoué ça à Vassily ? C’était difficile à croire, mais la vérité.
« Je viens du Chaos ? souffla l’intéressé, dépité.
— C’est une fois que j’en suis sorti que tu es apparu, oui.
— T’es sûr que… non non non, c’est impossible.
— Non je ne suis pas sûr que tu sois vraiment un humain, mais t’as l’air sérieusement paumé, et je ne peux pas vraiment t’arracher de ma tête sans me lobotomiser donc démon ou pas je fais avec. »
Vassily resta un temps silencieux, digérant l’information. Si même Vassily commençait à douter de sa propre humanité, Aspen allait s’inquiéter. Pour se changer les idées, il changea ses bandages dans le calme et s’habilla. Il rangerait l’appartement lorsqu’il serait capable de se pencher sans souffrir le martyre. Il triait des paires de chaussettes quand son compagnon démoniaque revint à la charge :
« Et qu’est-ce que tu faisais dans le Chaos ?
— J’obéissais aux ordres du Wioletta.
— T’as tué quelqu’un et caché son corps là-bas ?
— Bien sûr, j’ai mis son cadavre dans une barque et j’ai traversé l’Obvodny pendant que l’Égide me regardait passer. »
Sa remarque infiltra le doute dans l’esprit de l’entité.
« Bien sûr que non ! s’exaspéra Aspen. C’était une livraison.
— Mais je pensais que personne ne vivait dans le Chaos ?
— Effectivement. J’ai mis dans une… dans un point relais on va dire.
— Je vois. »
Vassily pourrait poser toutes les questions du monde, Aspen n’allait pas lui parler de son voyage dans cet enfer ni même justifier ses plaies. Il n’en avait pas fait part à Mikhaïl qu’il connaissait depuis cinq ans, alors il ne le ferait pas avec une sorte d’homme-démon qu’il avait rencontré deux jours avant.
« C’est gentil de proposer, fit-il pour la forme. Mais je préfère garder ça pour moi. »
Oh, depuis longtemps il savait qu’il devait garder l’enfer de sa tête pour lui. Il n’allait pas changer aussi facilement.
◤♦◢
Mikhaïl l’attendait dans le salon du Wioletta. De bien meilleure humeur, il discutait avec Yulia et Baris. En l’apercevant, il leur fit signe qu’il revenait et s’approcha d’Aspen. Ses deux colocataires voyaient ce démon aux cheveux blancs d’un mauvais œil, et tentaient de préserver leur réputation en gardant leurs distances.
Aspen, les mains dans les poches, lui sourit comme seule salutation. Il initia la conversation :
« Alors ? Ça va mieux ?
— Il s’est réveillé dans la nuit et on a discuté.
— Ah ? »
Mikhaïl lui fit signe de s’éloigner un peu des oreilles indiscrètes du salon.
« C’est compliqué, il a fait des réserves parce qu’il sentait que les effets faiblissaient.
— Il est vraiment enfoncé jusqu’au cou dans…
— Oui », le coupa son ami.
Son ami n’avait pas envie d’entendre la vérité sortir des lèvres d’Aspen, car il saurait qu’il avait raison. Malheureusement, Mikhaïl connaissait cette manie qu’avait Aspen de se complaire dans des mensonges, mais que, lorsqu’il se décidait à dire vrai, alors ce serait à la fois douloureux et… exact. Et ce n’était pas ce dont il avait besoin pour l’instant.
Aspen se tut et hocha la tête, compréhensif. Il ne put s’empêcher de demander :
« Il t’a expliqué ce qui l’a mené à ça ?
— Oui. L’Égide veut mettre fin à son contrat. Son avenir est assez incertain. »
Le jeune homme ne s’était pas attendu à une si mauvaise nouvelle. Cela ne justifiait pas son besoin d’apaiser sa peine avec des substances plus que critiquables, mais le garçon identifiait le schéma assez fréquent des clients du Wioletta : vie de merde à cause de l’Égide, peur, désespoir, désir d’oublier ou de chasser toutes ces émotions négatives dans lesquelles ils se noyaient.
Le problème était ensuite pour retrouver un travail avec une telle addiction. Dans leur monde, Aspen n’avait que rarement rencontré de consommateurs s’en étant relevés. Il se garda bien de le dire à Mikhaïl.
« Tu devrais le soutenir et lui dire qu’il doit arrêter de faire des réserves ou il en crèvera.
— Il le sait tout ça. C’est même peut-être ce qu’il attend. »
Une main se posa sur le poignet d’Aspen, qui se retourna en un sursaut surpris. Avec tous les bavardages de la pièce, il n’avait pas entendu Matvey arriver. Son air était grave, il ne l’avait jamais vu aussi sombre.
« Matvey ? Un problème ?
— Zenon veut te parler. Immédiatement. »
D’un regard désolé, le garçon s’éclipsa de sa conversation avec Mikhaïl pour suivre son amie. Matvey marchait vite et ses semelles se répercutaient contre la surface des égouts. Une tension palpable planait entre eux, sans qu’Aspen n’en sache pourquoi. Il n’osa pas briser la glace. S’était-elle faite attraper pendant qu’elle lui volait des analgésiques ? Il n’y croyait pas un seul instant.
Pour la première fois, Zenon se tenait debout dans son bureau lorsqu’Aspen entra. Bien droit entre les deux prunelles du jaguar noir de sa tapisserie, il passait une main dans sa barbe pour l’ordonner, machinalement. L’encens était si puissante qu’elle lui piqua le nez et réchauffa ses joues.
« Je pensais pouvoir te faire confiance, Aspen. »
Ce dernier blanchit à la seconde près. Zenon bouillonnait, mais tentait de garder son calme, d’où ses gestuelles répétitives et forcées. Immobile comme si le monde allait s’abattre sur lui dans quelques instants, Aspen déglutit.
« Le Wioletta peut me faire confiance.
— Alors, explique-moi pourquoi la seule mission que je t’ai donnée a échoué ?
— La mission a échoué ? »
C’était impensable. Une panique sournoise lui montait dans la poitrine. Tout ça n’était donc pas qu’un immense piège ? Non, ce n’est pas ça le plus important, se rabroua-t-il. Il était allé dans le Chaos, il avait balancé cette maudite mallette dans la boîte aux lettres ! Il n’avait pas échoué. Pris de court, son silence ne fit qu’aggraver sa situation. Il n’avait qu’une envie : fuir le plus loin possible et se terrer dans un tunnel que personne ne connaissait.
« Tu n’avais qu’une seule chose à faire, espèce de sobaka[1] ! Mettre une valise dans une boîte !
— Qui se trouve dans le Chaos, objecta Matvey.
— Et alors ? Il est incapable à ce point ? Smolenskaya est la rue d’à côté ! Je ne lui ai pas demandé d’aller à Dimitrova non plus ! »
Étranger à toute cette conversation, Aspen se repassait la scène dans son esprit. Le grincement, le garme, le restaurant, les nids, la harpie… Non non, tout ça était spécifiquement à cause de cette putain de boîte aux lettres et de cette mallette qu’il avait balancée à l'endroit prévu. Il en était certain.
« Pourquoi je t’ai écouté Matvey ? À vouloir donner une chance à ton protégé !
— Je l’ai mise dedans.
— Tout ça pour te faire plaisir, qu’est-ce que je suis con !
— Aspen est digne de confiance et tu refuses de le voir ! rétorqua-t-elle.
— Il a pas été foutu…
— Je l’ai mise dedans ! » explosa le garçon.
Son haussement de ton surpris Zenon, qui le dévisagea avant de plisser les yeux, suspect.
« Tu es sûr et certain de ça ?
— Oui, le grincement a alerté un garme qui m’a attaqué. Alors oui, je suis sûr et certain de l’avoir livrée avant de déguerpir en courant.
— Tu as des preuves ?
— Oui, bien sûr ! railla Aspen. J’ai pris des photos c’est évident ! J’étais poursuivi, qu’est-ce que tu crois que j’allais faire ? Vérifier si le garme n’allait pas fouiller dedans ? »
Son insolence ne l’aiderait pas à s’en sortir, mais le peu de fierté qu’il lui restait ne pouvait pas courber le dos si docilement après tout ce qu’il avait fait pour le Wioletta. L’arcade sourcilière de Zenon se contracta d’une colère qui dépassait l’entendement. La tempête allait se déchaîner, et il allait certainement en mourir d’ailleurs, mais il aurait au moins réussi à se défendre.
« Le problème, vois-tu, souffla Zenon. C’est que le premier missionnaire de notre client est mort en allant là-bas, et que le second n’a rien trouvé. Autrement dit, cette valise a disparu, et le dernier à l’avoir possédé c’est toi.
— La prochaine fois, t’auras qu’à m’envoyer avec un de tes hommes. Peut-être que tu auras des preuves que j’ai fait le boulot. »
En quelques pas, Zenon était devant lui et le plaqua contre la commode la plus proche qui trembla sous l’impact. Son dos explosa en une myriade de brûlures.
« Tu me cherches ? Parce que tu ne vas pas gagner, Aspen. »
Matvey s’interposa d’un regard qui lançait des éclairs.
« Aspen peut te montrer les plaies que le garme a fait. S’il dit vrai pour ça, alors il a aucun intérêt à mentir sur le reste.
— Au contraire, il n’aurait pas eu les myachi[2] d’atteindre Smolenskaya et s’est fait attaquer le chemin. Il a déposé la mallette dans un endroit au hasard avant de prendre ses jambes à son cou. »
Aspen sentait le meuble lui entrer dans le dos et appuyer contre sa colonne vertébrale. Sa posture chauffait ses plaies et ses ongles rentrèrent dans le bois pour retenir une misérable grimace sous les yeux de Zenon. Le barbe de son patron lui chatouillait presque le menton, et son haleine – mélange de vide et de thé – l’écœurait.
« Tu sais ce que tu vas faire ? Tu vas y retourner et me retrouver ce colis.
— Zenon ! hurla Matvey.
— Quoi ? aboya-t-il.
— Il a déjà failli y laisser sa peau ! Pour le peu que les garmes possèdent le même odorat qu’un chien, elles vont le traquer jusqu’à le bouffer ! »
Zenon lui lâcha la chemise et Aspen respira de nouveau.
« Tu ne pourras pas le protéger comme ça éternellement », gronda-t-il à l’intention de la jeune femme.
D’un vague geste de la main, il ordonna à Aspen de sortir.
« Qu’importe ce qu’il s’est passé, que tu me mentes ou non, tu payeras ta dette vis-à-vis du Wioletta. »
Un violent frisson de crainte lui remonta dans la nuque et Aspen ne chercha pas à se défendre plus, sortant comme un chien, la queue entre les pattes.
À peine dehors, il prit une grande respiration pour se remettre de ses émotions. Matvey discutait encore avec leur patron et tant mieux, Aspen pourrait la fuir un peu, le temps d’avoir l’air moins minable. Vassily s’éveilla, se détachant du néant.
« Ça va ? »
Non, ça n’allait pas. Les menaces de Zenon se répercutaient encore dans son crâne et les images de ce qu’il avait déjà accompli pour le Wioletta refaisaient surface. Il revoyait ce vieil homme qu’il avait tabassé à mort, ce cadavre qu’il avait balancé dans le Néva, ces sacs ruisselants de sang qu’il avait traînés jusqu’au Chaos pour que les garmes les dévorent. Toutes ces intimidations contre de pauvres femmes sous les yeux de leurs enfants et ces vies qu’il avait détruites avec l’ecstasy.
D’un pas vif, il remonta son tunnel, évita le salon et Mikhaïl, pour ressortir à l’air libre par une plaque d’égout. Il avait ignoré Vassily et ressentait toujours son cœur battre à ses tempes avec puissance. Ça lui arrivait surtout lorsqu’il se sentait en danger, comme une proie à la merci d’un prédateur.
Ses mains étaient couvertes de sang. Il se dégoutait lui-même. Comment accepter de vivre avec ce qu’il avait sur la conscience ? Comment accepter de continuer à travailler pour le Wioletta, maintenant qu’il avait la promesse que ses prochains jours seraient plus macabres que les précédents ?
Aspen leva la tête vers le ciel dégagé, mais trop clair pour le rassurer.
« Ça va, mentit-il enfin d’une voix rauque.
— Ne me mens pas.
— Qu’est-ce que ça change de dire la vérité ? s’énerva-t-il. Je vais aller mieux ? Mes problèmes vont s’arranger ? Je ne serai plus obligé de… de… »
Il se tut, vide de mots, et jeta un coup d’œil derrière lui pour vérifier que personne ne le suivait. La bouche d’égout ne s’ouvrait pas, tant mieux. Courbé par le poids de ses remords, Aspen reprit la route de la maison sans motivation. Heureusement, Vassily était présent pour lui changer les idées.
« Pourquoi tu travailles pour eux ?
— Parce que… »
Il hésita à lui raconter un énième mensonge, puis se dit que ça n’avait aucun intérêt.
« Parce que j’ai fui mon orphelinat et que si l’Égide m’avait attrapé je serai devenu l’un de ses prieurs. Matvey m’a sauvé et caché au Wioletta. En échange, j’ai commencé à bosser pour eux. Maintenant… J’y suis engoncé jusqu’au cou. »
Comme Aleksei avec l’ecstasy, sauf que lui n’allait pas au Wioletta ni par plaisir ni pour oublier sa vie. Il devait y s'y rendre par simple espoir d’avoir de rester vivant.
« T’es orphelin alors ? Tes parents sont morts ?
— On va dire ça, ouais. Je suis rentré un soir de l’école, et les Exécuteurs m’ont dit que mes parents avaient disparu dans le Chaos.
— Disparu ? Mais… je croyais que le Chaos était en dehors de Saint-Pétersbourg ?
— Il l’est si. Visiblement… ils y sont allés de leur plein gré. »
Aspen haussa les épaules. Il avait depuis longtemps accepté l’abandon de ses géniteurs et ne leur en voulait plus. Comment en tenir rigueur à des morts ? Maintenant qu’il savait ce qu’il se terrait là-bas, il n’en était que plus sûr : jamais ils n’auraient pu y survivre. Il était inutile d’être délusoire. Aspen ne se mentait pas à lui-même.
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