Nostalgie

5 minutes de lecture

C'était dans un petit village de la Beauce, enfin pas vraiment. Situé à une heure de Vierzon, à une heure de Chartres, entre les départementales interminables, les lieux-dits aux airs de patelins abandonnés, et les denses forêts de l'Orléannais. Gary venait de passer quatre heures en voiture, direction la maison familiale, en déshérence depuis... Trop longtemps. Ses parents n'avaient jamais voulu vendre la demeure. Trop grande mais trop pleine d'histoires. Ils y avaient vécu la moitié de leur vie. Lui y avait ses plus anciens souvenirs.

1997, un anniversaire devant un dessin animé sur un tube cathodique, avec des ballons jaunes et rouges. 1998, le seul Noël où la famille s'était déplacée, et non l'inverse. 2000, son premier gros achat, la Playstation 2 qui venait de sortir, et son premier jeu vidéo. 2001, son premier baiser pour ses onze ans.

En y repensant, Gary fut bien incapable de se rappeler du nom de l'élue. Même son visage était d'un flou indéchiffrable. Il ne se souvenait que de ses deux couettes, qui ressemblaient à des queues de rat, et d'une étrange odeur de madeleine au citron. Il sourit en enclenchant le frein à main.

La maison avait vraiment mauvaise mine. Les volets fermés et décolorés par la pluie, la pelouse haute d'un bon mètre, le tag ridicule sur la porte d'entrée, et à première vue, la vingtaine d'escargots qui courait sur le crépis beige. Le camion de déménagement avait laissé deux profondes empruntes dans le chemin en gravier. Gary remonta ses lunettes en plissant le nez : personne ne voudrait acheter un bien dans un état aussi piteux. En tout cas, lui ne le souhaitait pas.

Il fouilla dans les poches de son manteau et y dénicha un énorme trousseau de clés. Vingt-deux, il les avait compté de nombreuses fois. Il y avait celles de la porte d'entrée, du garage, de la boîte aux lettres, celles des deux portes vitrées donnant dans le jardin, les clés des chambres, de la buanderie, tous les doubles, et bien évidemment, les dernières dont il n'avait jamais su à quoi elles servaient. Un mystère absolu qui ne serait plus jamais rien d'autre.

Gary entra par le porche. Un nouveau souvenir lui vint à l'esprit. 2006, il avait seize ans quand il avait claqué la porte pour la première fois. Il s'était juré, à l'époque, qu'il ne remettrait plus jamais les pieds ici, et que de toute façon, ses parents étaient des cons. Il était revenu dans la nuit, car la température était passée en négatif et qu'il avait oublié de prendre une polaire. Le lendemain, personne n'avait rien dit, et tous firent comme si rien ne s'était passé.

Dans le salon, la présence des vieux meubles avaient laissé des traces sur les murs. La peinture était ternie, abîmée par endroits pendant le déménagement. L'immense buffet, qu'il avait toujours connu, avait fini à la déchetterie, faute de repreneur, et cela lui avait fait un petit quelque chose. Il existait quelque part dans un album photo, un polaroïd de lui, enfant, enfermé à l'intérieur. C'était en 95, ou 96, peut-être...

A l'étage, il y avait trois chambres. Une d'elles servaient pour les invités. Sur le palier de l'escalier, il y avait une mezzanine, où Gary avait passé des centaines d'après-midis à lire Asimov, King et Tolkien, ses trois auteurs fétiches. Et tous les livres pour ses cours de français, aussi. La littérature classique française et européenne ne l'avait jamais attiré, comme neuf enfants sur dix, et encore. Ce dernier ne découvrait l'art des lettres qu'après le bac. Petite mention spéciale pour Shakespeare, Gary avait beaucoup aimé Othello.

Avant de redescendre, il s'attarda quelques instants sur la rembarde, à contempler le vide. Bien caché derrière la peinture, il savait qu'il y avait un trou de la taille d'une tête, à environ un mètre cinquante du sol. 2004, il s'était énervé contre son frère parce qu'il voulait garder la manette de sa console pour lui, malgré le planning des parents pour qu'ils jouent chacun autant que l'autre. Gary avait alors piqué une crise et, au paroxysme de la colère, avait frappé le mur de toutes ses forces avec son crâne. De cet événement, il en gardait un souvenir assez vif, et une jolie cicatrice en plein milieu du front.

L'escalier en bois grinçait un peu. Surtout la quatrième marche, en montant. Gary s'était toujours dit que ses parents cachaient quelque chose dessous. Pour vérifier une ultime fois, il essaya en vain de la soulever ou de la faire coulisser. Rien à faire. Si elle recelait un secret, il ne le connaîtrait jamais. Sous l'escalier qui menait à l'étage, il y avait celui qui menait au sous-sol, et c'était sa prochaine destination.

Il n'avait jamais aimé ces pièces-là. Il y faisait froid, sombre, et encore aujourd'hui, Gary fut pris d'un frisson. Il en était persuadé, un monstre habitait ici. Avant, il se cachait sous les piles de linge sale, ces vieux vêtements que sa mère ne lavait jamais parce que personne ne voulait les porter, et qui s'entassaient là. Maintenant que tout était vide, qui sait où le monstre vivait. Peut-être avait-il aussi pris la poudre d'escampette, histoire d'aller hanter un autre sous-sol.

A côté de la buanderie, il y avait le garage. Gary n'avait aucun souvenir d'avoir déjà vu une voiture ici. L'endroit servait à l'origine de rangement pour les vélos, la tondeuse, et tous les outils de son père. Jardinnage, bricolage en tout genre, et sa collection de cannes à pêche et d'appâts. Dans un coin, son établi était toujours là. Bien trop lourd pour être déplacé, Gary avait du se résigner. Il avait deux souvenirs forts ici.

2001, son père l'avait aidé (ou plutôt l'inverse) à fabriquer son premier meuble en bois. Gary s'était découvert une passion pour le travail manuel, et il avait passé beaucoup de temps ici plus tard, à jeter régulièrement des coups d'oeil par dessus son épaule pour empêcher le monstre de lui sauter dessus. Et il y avait l'autre souvenir, beaucoup plus important. 2007, la première fois qu'il avait fait l'amour. Ça n'avait duré qu'une trentaine de secondes, quoi que pas sûr, et il en avait été fier ! C'était avec sa première copine, Mélanie, qui l'avait quitté quelques jours plus tard pour son meilleur ami. Un véritable crève-coeur.

En sortant par la porte du garage, Gary envoya un message à son frère. "Tout est vide, ça y est. J'arrive dans un quart d'heure". Il regagna sa voiture, jeta un dernier coup d'oeil à cet autel de nostalgie qui lui faisait face, et avec un chagrin non dissimulé, laissa la maison familiale dans son rétroviseur.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Tom Men ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0