Le Conte du paysan ; Deuxième Partie : L'Histoire qui va et vient

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  On s’était quitté sur le récit de ma mort devant les portes de Elk, si je me souviens bien. Evidemment, je ne suis pas mort, je ne vous parlerais pas si c’était le cas

Non, je ne suis pas mort sur ce champ de bataille. Quoique si, quelques jours... Je ne sais toujours pas comment l'expliquer, mais je suis mort quelques jours et puis à un moment mes yeux se sont rouvert, j'ai senti l'air entrer dans mes poumons et j'ai même senti mon cœur battre de nouveau. J'ai ce souvenir flou et bizarre à expliquer. Je me souviens, oui, d'avoir été conscient un tout petit instant avant que mon cœur recommence à battre... il y avait un silence... un silence comme nulle autre pareil. Je me sentais léger. En fait je ne sentais pas le poids de mon corps, ma conscience était comme infinie, elle n'avait pas de borne, elle s'était envolée par-delà toutes vies, toutes existences. Elle volait dans les airs où le bas, le haut, la droite et la gauche lui était indifférent.

Puis mon cœur s'est mis à battre et mes narines se sont ouvertes. Toute cette conscience libre se trouvait à nouveau enfermé derrière le poids de mon corps. Je me sentais lourd sur le lit où j'étais allongé. Et j'avais mal partout. Les unes après les autres mes articulations se faisaient reconnaître par mon cerveau et avec elles la douleur de chacun de mes membres. J'avais mal partout. Je me souviens avoir essayé de me frotter les yeux avec ma main, elle était allongée le long de mon corps. Je n'ai pas réussi à bouger mon bras, juste peut-être un doigt ou deux, du bout.


  Cela a suffi à la personne qui se trouvait près de moi qui a prit la parole. Je ne pouvais savoir qui était là, mes yeux ne pouvaient voir que devant eux, j'avais la tête face au plafond.

« Il a bougé ! Il s'est réveillé ! C'était une voix d'une enfant. Il y avait de la surprise dans ses premiers mots, puis de la joie et du soulagement. Chevalier ! Chevalier ! Elle criait de plus fort, je l'ai entendu se lever et passer une porte qui semblait au fond de la salle dans l'alignement de mes jambes.

- Je suis là ! Je reconnaissais cette voix. J'ai voulu dire « Chevalier Rollon » mais rien n'est sorti de ma bouche. Alors, Héros de Elk ?! On revient d'entre les morts ? » La question rhétorique resta sans réaction de ma part.

Une seconde après je vis son visage au-dessus du mien. il souriait comme toujours mais il y avait, là, une franchise indéniable.

« J'imagine que tu n'es pas encore capable de bouger, alors reste-là et reprend des forces, tranquillement. Je voulais demander les nouvelles de Elk, puisqu'il en a parlé et du reste du monde. Du Roi, de mon père, des Chevaliers... tout me revenait à l'esprit en même temps. J'ai fermé les yeux en fronçant les sourcils sous une crise de mal de tête. Le retour à la vie était douloureux. Le Chevalier me libéra d'un certain poids. Elk est sauve, nous avons remporté le combat. Tu as tenu la ville le temps que j'arrive avec des renforts. Le commandant qui t’apprécie beaucoup trop est sauf lui aussi. Il viendra te voir cet après-midi. Le reste attendra que tu sois rétabli. »

Je ne voulais pas attendre mais je sentais bien qu'une force supérieure à mon entendement m'obligeait à patienter.

« Cela te va ? » Le Chevalier me posa la question à laquelle je me suis forcé à hocher la tête contre ma volonté et la paralysie corporelle.

Après quoi le visage du Chevalier disparu de ma vision. Je perçu les mouvements de son corps repasser la porte et puis plus rien. Mais j'ai senti qu'il avait esquivé quelque chose avant de passer la porte. Je me mordais les lèvres dans ma tête parce que cette présence me mettait mal à l’aise.

Après un instant qui me parut une éternité à me questionner, la petite fille qui avait parlé en première se fit de nouveau entendre :

« Bonjour. Timidement d'abord puis au fil des mots elle prit confiance. Je m'appelle Ivana. Tu es sur mon lit dans ma chambre, normalement. Mais papa m'a demandé de te le prêter, tu es quelqu'un de très important il a dit. J'ai accepté. Il y eu un petit silence. Maintenant que je savais qui c'était, ou du moins que j'avais une petite idée, je voulais tourner la tête sur le côté pour la voir. Mais je n'y arrivais pas. N'essaye pas de bouger de ta position ! Elle m’a dit en s'approchant de moi pour poser ses deux mains sur mon ventre.

- D'a. J'ai fait en marmonnant un son plus qu'autre chose. L'enfant retira ses mains et retourna à sa position de départ. Elle devait être assise sur un banc.

- Il faut que tu dormes. Il m'a dit « S'il revient à lui, préviens-moi. Mais il faudra qu'il dorme encore. ». Il m'a répété aussi qu'il fallait que je veille sur toi. Toutes les heures je dois passer le chiffon d'eau froide sur ton front. Cela m'expliquait pourquoi, en plus de mes douleurs qui devenaient petit à petit commune, j'avais une sensation particulière sur le crâne.

- Mer. Merci... » J'arrivais à ajouter dans un souffle.


  Puis la fatigue me prit comme une vague inévitable, elle commença par les pieds que je ne sentais plus puis elle monta le long de mon corps. J'avais une folle envie de m'étirer mais cela m’était impossible. J’ai fermé les yeux et je me suis endormi.


  J’ai rouvert les yeux après ce que je prenais d'abord pour une petite sieste, Avant de bouger même la tête, je me suis étiré les bras puis les jambes. J’agissais comme s'il ne s'était rien passé. Je ne sentais aucune douleur, vraiment rien. C’était pour cela que je ne me rendais pas compte où j’étais. Je me suis levé comme je me levais chaque matin.

La différence majeure fut de trouver une jeune enfant allongée sur le banc à quelques mètres de mon lit. Elle n'avait qu'une très fine couverture qui ne remontait pas plus haut que ses coudes et je la voyais greloter dans son sommeil. Je savais que je venais de quitter un lit réchauffé par mon corps et j'ai observé les grosses peaux de bêtes sous lesquelles j'étais. Je me suis dirigé vers l'enfant. J’ai essayé de la prendre avec délicatesse dans mes bras puis je l’ai déposé dans le lit pour remonter les couvertures. Elle a prononcé des mots incompréhensibles parmi lesquels j’ai néanmoins perçu un « Rollon » après un « -ier » mâchouillé. Je lui ai chuchoté que j’allais le chercher, que sa tâche était à présent accomplie et qu'elle pouvait dormir dans son lit.

Un nom et je me remettais dans ma vie, je reprenais tous mes souvenirs d'antan et j'avais une mission pour le présent : trouver le Chevalier Rollon.


  J’ai quitté la chambre de l'enfant. Elle s’était déjà roulée sur le côté pour avoir une meilleure position. Après la chambre, je me suis retrouvé dans ce que j'estimais être la pièce à vivre d'une petite maison. Juste à ma droite il y avait la porte vers l'extérieur. Elle était ouverte et je pus constater que le jour était à son milieu. Comme personne ne m'attendait dans cette pièce, je suis sorti.

Je pensais avoir repris le contrôle complet de mon corps et de ma conscience. Le choc que je reçu me fit croire l'inverse. Une brise me transporta vers un sentiment de malaise parce que je redécouvrais le froid. L'ensemble de mes membres s'est contracté avec la bise et j’ai failli m écrouler. Je n’avais sur moi qu’une chemise en lin, un pantalon de la même fabrication et je me rendais compte que mes pieds étaient nus.

Je décidais de revenir sur mes pas, de revenir dans la maison et d'aller l'explorer. Il fallait que je sache où j'étais. Puis si je trouvais des vêtements chauds, je pourrais les mettre et sortir plus loin.


  Je rentrais pour me trouver face à une femme aux cheveux blonds. Elle eut un hoquet de surprise.

« Vous êtes réveillé ?! Bonne nouvelle ! Vous vous sentez bien ?

- Oui, merci. J'ai pris froid dehors par.

- Rentrez, rentrez ! Rollon va vous habiller. Elle m’a dit en me coupant. Puis elle tourna la tête et dit plus fort en direction de la salle à l'opposé. Rollon ! Rollon, viens !

- Un petit peu moins de bruit, elle s'est endormie. J’ai chuchoté en faisant un signe de tête vers la chambre d'où je sortais. J'aurai pu tenter de dire « votre fille dort » mais je n'avais pas la tête à présumer ces choses avant qu'on ne me les dise.

- Ah oui, c'est vrai. Elle a veillée sur vous si longtemps. Elle va bien ? Elle m’a demandé en contournant la table pour se diriger vers la chambre. Elle voulait constater d'elle-même ce qu'elle me demandait.

- Elle dort dans son lit. » Je lui répondis tout de même.

La mère disparut de la pièce au même instant que le Chevalier Rollon y entra.

« Apprenti Arn !

- Chevalier Rollon.

- Je suis heureux de vous voir debout. Et je vais vous inviter à vous asseoir ici. Il désigna un tabouret autour de la table centrale. La pièce dans laquelle nous nous trouvions ressemblait assez à la pièce de la maison de mes parents : une table, des chaises et un espace où pouvait brûler un foyer avec une évacuation de la fumée juste au-dessus.

- Je pourrais aussi avoir des vêtements chauds ?

- Cela va de soi. »

Il me tendit une veste en cuir lourd, un pantalon et une paire de chaussure comme j'ai déjà eu à la ferme de mes parents. Je me suis habillé par-dessus ce que j'avais et je me suis assis sur le tabouret.

Le Chevalier a pris ce temps pour préparer quatre assiettes et en avoir rempli deux d'une soupe solide de petits pois avec un morceau de pain dur. Après m'avoir tendu une cuillère en bois, il entama la discussion suivante :

« On est dans un sacré pétrin. Mais-. Il avala une cuillère. Mais ton père a trouvé une piste.

- Je me souviens... de, hm...

- La Vallée Profane, oui, c'est exactement cela.

- Au moins on rentre directement dans le vif du sujet... dit sur un soupçon de reproche. Je voulais avoir les nouvelles du combat que j'ai mené.

- Parce qu'on risque de ne jamais le quitter avant la fin de cette histoire. Le Chevalier me reprit avec rapidité. Pour être clair et rapide, tu n'as pas combattu des Chevaliers comme moi, faisant serment de justice et de défense d'un Royaume. Tu as combattu des Êtres de l'Enfer qui ont pris possession des corps de ces Chevaliers. Ni ton père ni le bibliothécaire du Château ne savent qui ils sont. Mais ils ont tous deux peurs d'une chose : du retour de l'Enfer et surtout du retour d'un Cycle.

- Houlà... houlà. Ce n'est pas clair du tout pour moi. Il y a cinq minutes je dormais dans cette pièce. Je pointais du doigts la chambre d'où la femme sortais à présent. Je ne peux pas saisir l'enjeux de ce que vous racontez maintenant. Laissez-moi.

- Cela va être compliqué. » Dit une voix nouvelle derrière moi. Je me retournais sur le qui-vive pour voir un homme gigantesque dans l'embrasure de la porte.

Il souriait. Je le reconnaissais. Le commandant, un souvenir me revenait qu'il devait passer dans l'après-midi. Était-on seulement le même jour ?


  « Commandant !

- Apprenti Arn. »

On s'échangea ; moi en me levant et en me tournant vers lui, lui en entrant dans la maison. Un regard suffit et on se fit une accolade. A côté de lui je retombais vraiment dans mon frêle âge, quinze ans, je n'étais pas bien grand, peut-être dans la moyenne tout de même. Mais le commandant, lui, était une montagne.

Cela importait peu dans cette scène, une amitié, un respect, une fraternité, était née entre nous et elle allait bien au-delà de toutes les frontières physiques. Nous avions bataillé à deux contre mille, peu de liens étaient plus puissant. Mais je vous dis cela, je ne savais pas sur l'instant ce qui m'animait, moi, novice dans ces choses de la guerre et des batailles. J'obéissais à ce que je sentais au plus profond de moi-même. Cela s'appelle de la camaraderie, oui, peut-être.

« C'est un plaisir de vous voir debout. Et en même temps un soulagement. Nous pouvons ainsi partir plus vite.

- Partir ? Mais vers où ? Je demandais aussi bien au commandant qu’au Chevalier. Ce dernier me répondit :

- La Vallée Profane.

- Tout s'enchaîne bien vite pour moi.

- Nous avons de la chance que cela n'aille pas... plus vite encore. Renchérit le Chevalier en se levant.

- Très bien ! Je voulais calmer les choses. Alors on y va et vous me racontez tout sur la route. Vous venez avec nous, commandant ?

- Oui. Jusqu'à la mort !

- Tu t'es fait un ami en or, Apprenti Arn. » Dit le Chevalier.

Il sortit en riant, je le suivais sur tous les plans avec le commandant.


  Dehors nous attendaient six chevaux et trois cavaliers. Mon père était l'un d'eux et mon esprit devinait que parmi les deux inconnus il y avait le bibliothécaire royal. Mon père coupa le fil de ma pensée pour me donner tort.

« Fils, je te présente le Chevalier Nonn. L'équivalent du Chevalier Rollon, d’un Royaume qui a disparu il y deux ans. »

Il me présenta le premier sur sa droite. Un homme fort qui pouvait concurrencer le commandant. Il avait une armure à peu près équivalente à celle que je connaissais du Chevalier Rollon. L'unique différence résidait dans les armoiries. Elles représentaient un serpent doré crachant du feu de même couleur sur fond rouge.

« Et de l'autre côté, un ancien camarade à moi. Tu l'as déjà rencontré il me semble.

- Ah b. Ah ! Je voulais tellement que cela soit le bibliothécaire, pour une raison irrationnelle, je n'avais pas reconnu sous d'autres vêtements le messager du camp militaire. Oui, je me souviens.

- Messager n'est pas la seule corde à mon arc. Il sortit en remuant son dos pour mon montrer son arme, un arc que je trouvais superbe. Il était en bois avec des gravures argentées. Accroché à la selle de son cheval je pouvais voir son carquois décoré des mêmes motifs de branches et de tiges ainsi que sa réserve de flèches remplies.

- En route, fils ! Dit mon père sur le ton un tantinet de l'ordre.

- Oui ! » Je fis.

Après avoir escaladé le cheval que l'on m'offrait, la marche était donnée et six cavaliers prirent la route.


  Tout allait bien trop vite pour moi. Mais je me savais entouré de mon père, du Chevalier Rollon, de l'anciennement messager, d'un autre Chevalier et d'un nouvel ami indéfectible. Je me disais que peu importait où j'allais, tout allait bien se passer. Bien évidemment que je me trompais ! Un moment après avoir démarré, mon père ralenti son cheval pour se mettre à ma hauteur et me parla.

« L'histoire de la Terre d'È est longue depuis l'aube de l'Être Humain. Mais elle se résume, à notre plus grand malheur, assez vite. Lorsque l'Être Humain arrive à se constituer en un seul groupe, à être uni derrière une seule bannière, le chaos arrive pour tout détruire.

- Cela me semble assez logique puisqu'une fois l'Ordre établi il ne lui reste que le chaos autour, non ?

- Cela est fort bien pensé, mon fils. Il me récompensa d'un sourire, puis continua. Le chaos, ici, à un nom. Depuis bien bien longtemps on le nomme Enfer. Il apparait sur la Terre d'È à l'aide de portes qui vont de son repère jusque chez nous. Et, hm... l'histoire que nous avons bien voulu écrire sur lui parlait de quatre portes. C'est-à-dire de quatre fois où l'Enfer est venu sur terre.

- D'accord.

- La quatrième porte a été refermé par l'Élu, il y a de cela des siècles. Six pour être exact.

- Le fameux Élu, d'accord. Et donc aujourd'hui serions-nous confrontés à une cinquième porte ?

- C'est ce que je crains. Mais ce serait peut-être la sixième en fait. Mais cela ne change pas la donne.

- Cette porte serait à la Vallée Profane ? Pourquoi et comment on le sait ?

- Cela me reste un mystère mais je fais confiance en l'intuition d'un grand sage qui a vécu il y a quatre cents ans, Tyr.

- C'est pour aller consulter ses livres que tu es allé à la bibliothèque royale ?

- Voilà. Je pourrais te parler de lui mais cela n'est pas le moment. Pour Tyr, la quatrième porte n'était pas la dernière de toutes, seulement la dernière d'un cycle.

- Le cycle terminé, il reprend depuis le début !

- C'est peut-être cela, oui.

- Hm... cela commence à prendre sens dans mon esprit, merci... papa."

J’ai hésité sur le dernier mot. Qu’il m’appelât « fils » ne m’avait pas dérangé jusque-là, mais quand je me suis retrouvé en face de la réalité de ce « papa », j’ai eu un instant d’hésitation.

Mais je passais à autre chose. Mon « père » ou qu'importe ce qu'il était pour moi, faisait avancer sa monture pour revenir à côté des Chevalier Rollon et Nonn. Au même instant, le « messager » ou qu'importe ce qu'il était, vint se mettre à la place libérée.




  « Alors cette première journée ? Enfin demi-journée pour toi ! Fit mon étrange camarade avant de rire aux éclats. Nos rencontres sont bien singulières, n'est-ce pas ?

- Vous y êtes pour beaucoup puisque je ne sais toujours pas qui vous êtes.

- Aaah. Laissa en suspens mon interlocuteur avant de mettre fin à son mystère. Mon nom est Finn, je suis le frère du Chevalier Nonn. Un frère a prêté serment, l'autre a refusé, voilà l'histoire familiale. Après la chute de notre Royaume, écrasé par celui de Elec, nous nous sommes réfugiés ici.

- Je pense à peu près deviner de quoi est fait le serment du Chevalier en ce qui concerne la justice des pauvres et la défense du Royaume, mais qu'est-ce qui les lient entre eux, entre Royaumes rivaux ? Je me souviens que le Chevalier Rollon disait être souvent en contact avec les autres Chevaliers.

- Très bonne question, l'ami ! La réponse est évidente mais demande une élaboration qui prendra du temps !

- Ah.

- Mais, hé ! Nous en avons plein devant nous !

- Super !

- Oui ! Un échange de mots qui semblait irréaliste. Mais ce Finn n'était pas facile à suivre. Ses gestes allaient de-ci de-là, sa voix montait et descendait et en me regardant il me demandait une participation active à ses paroles. Mais je ne savais pas quoi dire...

- Alors, quelle est l'Histoire des Chevaliers ? Est-elle liée à la ville d'Œ ?

- Exactement ! Ton père t’a parlé de l'Enfer qui débarque chez nous pour rompre l'Ordre commun entre tous les humains. La ville d'Œ, fondée par l'Élu, a fait régner un Ordre ultime sur toute la Terre d'È pendant un temps long de quatre cents ans. Et puis un jour elle s'est effondrée. Pas du jour au lendemain, rassures-toi. Le Roi d'alors, Edmon le Dixième avait vu l'avenir et il avait prédit que ce jour arriverait de son vivant. On aurait tendance à dire que partout dans son Empire des révoltes locales prenaient de l'ampleur ; que l'autorité impériale était bafouée de toute part ; et toutes ces choses. Bref...

- On ?

- L'Histoire, petit, l'Histoire. Celle de ceux qui l'ont vécue et un peu celle de ceux qui vivent après coup. Du coup. Du coup Edmon le Dixième a divisé son Empire en vingt Royaumes de même grandeur. Les frontières ont été tracé à la règles et calculé en journées de cheval.

- Je me souviens de cela.

- Voilà. Mais pour Edmon et les siens, la division était synonyme de désordre, de l'inverse de l'Ordre, donc du chaos. Aussi il fallait trouver quelque chose qui signifiait encore l'Ordre de la Terre d'È.

- Un Ordre des Chevaliers !

- Exact ! Un Ordre des Chevaliers faisant serment sur les symboles de l'Empire, de l'Ordre, de l'Élu et un peu des Gardiens de l'Equilibre même si, eux, on en entend plus du tout, mais alors plus du tout parler.

- Ma mère m'en a raconté un peu.

- La connaissant, cela ne m'étonne guère. Finn ria à sa réflexion. Puis il reprit la parole. Il y a un Chevalier par Royaume, il est garant de l'Ordre global du monde par l'intégrité du Royaume qu'il défend. Il a ainsi un poste presque équivalent au Roi mais son jugement est différent. Le Roi, lui, est concerné par les affaires de son Royaume et que de cela, le Chevalier a une vision plus, hm... disons plus globale.

- Je commence à saisir avec cela les échanges que j'ai vu entre le Chevalier Rollon et le Roi.

- Ah oui, ces deux-là... Le Chevalier Rollon est un bon stratège, il a mené tellement de batailles, le Roi lui... survit. Je crains de ne pouvoir le résumer que à ce mot. Outre des tentatives d'assassinats des autres Royaumes, il ne peut que tenter de faire survivre le sien.

- La situation, quelle est-elle ?

- Excellente, rassures-toi ! La victoire à Elk fut éclatante, le Chevalier Elec étant mort par ton arme et le Chevalier Arl tué devant les portes de la ville... Il me glissa plus bas en se penchant vers moi. C'est ton ami le commandant qui l'a tué. Le Chevalier n'a pas donné cher de sa peau, le commandant lui en a fait voir... pfff ! de toutes les couleurs ! Qu'il finit à voix normale. Bref ! Le Royaume est sauf et nos ennemis en déroute. On ne craint plus rien.

- Il n'est pas à craindre qu'un général non Chevalier relance un assaut ?

- Non, c'est tout bon.

- D'où vient cette assurance ?

- Parce que les Chevaliers étaient en réalité des bêtes de l'Enfer !

- Je crois avoir déjà entendu cela...

- Il n'y a rien de bien mystérieux. Nous ignorons juste toutes les capacités de notre ennemi.

- Comment cela ?

- C'est simple, à chaque nouvelle porte de l'Enfer, une créature différente en sortait. Chacune des créatures était plus forte, ou plus adaptée, que les précédentes. Des créatures qui prennent possession de corps de Chevalier ? Pourquoi pas ? Dit-il en haussant les épaules. Un texte du temps de la Ville d'Œ évoque déjà une créature avec un semblant de pouvoir un peu de ce genre.

- Ah... J'écoutais bien tout ce qui était dit et dans ma tête se formait des images, des têtes, des visages. Mais surtout des combats à venir. Un combat contre une masse informe qui pouvait prendre possession de mon corps n'était pas encourageant.

- Eh ! La vie n'est-elle pas magnifique ?

- Qu. Pardon ?

- Je te demande : la vie n'est-elle pas magnifique ?

- Heu... oui, si, enfin, elle mérite d'être vécue, j'imagine. La question m'embarrassait beaucoup et elle m'avait surpris.

- Voilà qui est bien parlé ! »


  Sur ces paroles, le premier de notre troupe, le commandant, cria tout fort « Pause ! On change les chevaux ! »

Les deux discussions que je venais d'avoir m’avaient totalement absorbé et je n'étais pas conscient de la route parcourue ni du pays que l'on venait de traverser. En réalité, tout ce que je savais était très littéral, la « Vallée Profane » mais j'ignorais où elle se trouvait, dans quelle direction nous allions et aussi dans combien de temps nous y arriverions.

Des questions que j'allais mettre en suspens pour profiter de l'instant présent. Une taverne nous accueillerait pour le reste du jour et toute la nuit. Le jour était dans ses derniers instants. Nous donnions nos chevaux au garçon d'écurie et nous entrions un par un dans le bâtiment isolé sur une grande route. La taverne semblait animée.


  Le Chevalier Rollon héla le gérant du bâtiment en lui commandant six bières. Le chevalier Nonn le reprit pour en commander douze. Ils se regardèrent une seconde puis dirent ensemble « Onze ». J'observais cela en me dirigeant vers une grande table ronde où nous nous sommes assis.

Un barde animait le fond de la salle en jouant d'un instrument de musique et des rires ou d'autres voix fortes s'entendaient par ici ou par là. Une fois à table, entouré des corps volumineux de mes camarades, les bruits ne m'oppressaient plus.

Avant que l’aubergiste ne soit arrivé avec la commande, quelques mots ont été échangés entre Finn et le chevalier Nonn :

« On va être bien ici.

- On le saura une fois la bière goûtée, mon frère. »

Le souhait sous-entendu fut accordé et il m'a semblé dès cet instant que la soirée allait être bien.

Chacun avait deux gros verres remplis de bière devant soit à l'exception de moi qui n'en avait qu'un. Mon père me regarda en souriant et m’invita à trinquer.

« A la guerre, la seule raison de ce genre d'aventure. » Il fit en tendant son verre. Il fut imité par les autres, moi avec.

Après quoi chacun prit une gorgée. Oui, bien sûr que c'était la première fois que je goûtais à la bière. Le cadre de la taverne et la compagnie de ces soldats expérimentés me firent pousser des ailes d'adultes avant l'heure, la bière parachevait l'instant. Je dois avouer que le goût me déplu, j'ai fait une grimace à la première gorgée mais mon visage était caché aux yeux des autres. J'ai reposé la chope sur la table et j'ai souri de fierté. Evidemment, tout le monde me regardait et ils se mirent à rire à mon visage.

« Ça y est, il a vu l'Enfer. Et il en est revenu ! Dit le Chevalier Rollon pour alimenter le rire des autres. Il ajouta ensuite en me donnant quelque chose. Tu peux mettre ceci sur tes vêtements.

- Qu'est-ce qu. Ah, de nouveaux galons.

- Tu es Aspirant Ecuyer à présent, mes félicitations !

- Hourra ! Firent les autres en chœur.

- Une autre gorgée pour fêter cela ! » Dit le commandant.

Tout le monde le suivit. Oui, la soirée allait être bien, il n'y avait aucune ombre sur la clarté de cette évidence.


  Après cette deuxième gorgée où je réussissais à cacher l'appréhension du liquide, le Chevalier Rollon reprit la parole. De mon côté, je fixais ce galon sur le précédent à mon épaule.

« En pensant aux vêtements. Nonn, Finn et très cher commandant Martan, demain nous pénétrons dans le Royaume de Arl, il faudra cacher nos armures et nos armes. Nous serons des... hm...

- Pas des marchands, ça n'a pas marché la dernière fois, n'est-ce pas ? Dit Finn en se tournant vers son frère.

- La garde d'Altavira n'a pas été dupe, nous ne ressemblions pas à des marchands. Et nous n'avions pas Martan avec nous. Le Chevalier Nonn renchérit en souriant à l'intéressé.

- Peut-on se faire passer pour des déserteurs ? Demanda le Chevalier Rollon.

- C'est une idée. Il ne faudra pas le dire devant tout le monde. Dit mon père, pensif. De toute façon, nous éviterons les villes, Altavira par exemple. Et si nous croisons des soldats sur les routes notre discours changera selon leur nombre. Après quoi il prit une gorgée. S'ils sont moins de dix, on peut dire qu'on est déserteur à la recherche d'une reconversion comme paysan dans le plus proche village. S'ils veulent nous emmener avec eux, on les tue et l'affaire est réglée. S'ils sont plus nombreux...

- Il y a une chance qu'ils n'aient pas le temps à nous consacrer si nous n'avons pas l'air dangereux de l'extérieur. Dit le commandant Harlan. Mon expérience de garde de porte parle. Plus on s'enfoncera loin dans les terres, moins les gens auront des doutes. C'est pourquoi je suis d'avis d'aller droit vers le Sud avant de bifurquer à l'Est. En longeant l’extrémité nord du Royaume nous ne croiserons que des gardes-frontières. Au centre du Royaume ce ne sera que de la bleusaille de garde civile. Ils regarderont nos tenues et si nous ne ressemblons pas à des bandits, ils ne nous adresseront peut-être même pas la parole.

- Voilà une idée très sage, commandant. Félicita mon père.

- Vous pouvez m'appeler Harlan. Je me suis retiré après la bataille.

- Ah bon ? J’étais étonné de l’entendre.

- Oui, mon ami. Après avoir vu ce que j'ai vu sur les murs et devant les portes, j'ai estimé avoir vécu tout ce que je pouvais vivre à ce poste. A présent je vous suis jusqu'à la fin de cette histoire de Vallée Profane et de Porte de.

- Tut tut. Pas en public comme cela. Fit mon père. Vous êtes le bienvenu dans cette galère, bien évidemment. Jouons de finesse néanmoins... Finn, quelque chose à ajouter ?

- Oui, je repensais au faux Chevalier Arl et à sa tête juste avant de mourir. Lui non plus ne pensait pas voir ce qu'il a vu ! »

Tout le monde rit aux éclats.

« Allez ! Buvons ! » Invita le Chevalier Rollon.

La soirée commençait ainsi et elle n'allait se terminer qu'après des heures et des heures de discussions et de boissons.


  Pour égayer la soirée jusqu'au temps avancé où les esprits seraient fatigués et les corps guère mieux, chacun des convives de la tablée a raconté une ou deux histoires vécues de la guerre. Je restais seul sans rien dire, j'écoutais, j'écoutais et je voyageais à travers le temps et l'espace.

J'appris par exemple que les frères Finn et Nonn venaient du Royaume de Nonn qui était le voisin de notre Royaume à l'Ouest, entre nous et le Royaume de Elec. Nonn a été choisi par le précédent Chevalier quand la vieillesse le poussa à le faire. Le lendemain de la nomination de Nonn comme Apprenti, le Chevalier péri dans la première bataille contre Elec. Après celle-ci d'autres batailles se firent et le Royaume de Nonn disparut. Le nouveau Chevalier ne put rien faire. Il n'avait la carrure et ne pouvait prétendre à la légitimité pour rassembler les derniers soldats. Le Roi se fit pendre et le Chevalier prit la fuite avec son frère. Ils arrivèrent au Royaume de Rollon où ils furent accueillis avec réserve par le Roi et avec grandes amitiés par le Chevalier Rollon d'alors, le maître du chevalier présent. Le Chevalier Rollon prit sous son aile les trois jeunes hommes en même temps, Finn, le Chevalier Nonn et le futur Chevalier Rollon. Ils firent tout leur entrainement ensemble. Cependant Finn prit ses distances avec eux, non par jalousie ou toute autre mauvaise pensée mais par respect et sympathie pour ses deux compères.

Je ne comprenais pas, arrivé ici, comment mon père et Finn se connaissaient, Finn n'avait l'âge d'être un ancien camarade des Gardes Royaux et mon père était parti à la retraite depuis des années. Finn raconta que c’était leur père, à Nonn et lui, qui connaissait très bien le mien. Les amitiés entre les deux Royaumes étaient complètes et les deux Rois se rencontraient souvent. Ils laissaient de côté la cérémonie et les Gardes Royaux pouvaient s'abandonner à la discussion. A plusieurs reprises les deux hommes, mon père et le père de mes deux camarades, avaient échangés de bonnes amitiés. Aussi, lorsque mon père, à la retraite, allait à la ville de Elk pour avoir des nouvelles du monde, c’était Finn qu'il retrouvait à la taverne. Tous les éléments s'imbriquaient enfin en mon esprit. Je comprenais aussi la réserve du Roi face aux deux frères. Les deux frères lui avaient annoncé la mort injuste d'un ami, sans êtres les coupables de cela, l'existence de ces deux jeunes hommes rappelait au Roi une vie perdue.


  Le commandant, pardon, Harlan, raconta aussi une partie de sa vie. Harlan est né dans une famille bourgeoise de Elk. Il entra très vite en conflit avec son père, Harlan n'aimait pas la vie de bourgeois, il voulait devenir soldat et faire la guerre. Le physique que la Terre lui donna le poussait, en effet, à cette vie. Son père n'acceptait pas ses idéaux et souvent il enfermait son fils dans sa chambre. Une nuit, dans sa seizième année et lorsqu'il avait passé une énième journée entière dans sa chambre, Harlan cassa les volets de sa fenêtre et s'enfuit dans les rues. Il se présenta au poste de garde où un soldat était en veille. Contrairement à ce qu'on imaginait déjà, le soldat ne refusa pas l'idée. Il lui dit juste d'attendre demain matin pour se présenter au commandant. En attendant, il pouvait rester avec lui. Harlan n'a pas hésité une seconde et il a tenu compagnie à ce soldat tout le restant de la nuit. Même quand le garde qui venait pour le relever vers les quatre heures du jour est arrivé, ils sont restés ainsi, à trois.

« Croyez-moi ou non », dit Harlan pour nous garder dans son histoire. Le soldat lui a parlé de toutes les ficelles des soldats de garde aux portes de la ville, de ceux qui font les rondes dans les rues et de ceux sur les routes à l'extérieur. Il ne paraissait pas vieux ce soldat, pourtant il avait compris l'être humain dans toute la profondeur de son esprit. Il repérait les petits jeux de dissimulation de marchandises par les marchands qui entraient en ville. Il savait avant que le geste soit fait qu'un tel allait voler la bourse trainante du bourgeois sur le marché. Tout se repèrait par addition de petits gestes, des yeux, de la bouche, des mains, des pieds, de l'allure, toutes ces choses et encore d'autres. En bref, avant même de vivre ces situations, Harlan avait écouté tout l'envers du décor. Et vraiment, dit-il, il ne découvrit par lui-même que très peu de choses après cela.

Harlan a essayé plusieurs fois de retrouver ce soldat, même bien après. Devenu commandant de la garnison de la ville, il a une fois rassemblé toutes ces troupes pour les voir. Il ne l’a jamais retrouvé. Il ne se souvenait plus du tout du garde qui était arrivé après lui, donc il ne pouvait lui demander. Et en posant la question à ses officiers, personne ne savait de qui il parlait. Pour finir cette histoire, Harlan ajouta que c’était aussi cet homme qui l'a poussé à se bâtir un corps aussi fort. Il se rendait compte de la faiblesse mentale des hommes. Alors il s'est bâti un corps physiquement imperturbable, à la concurrence de n'importe qui sur cette Terre. Il faisait couler cette idée sur ses hommes, il était très exigeant sur leur forme physique. Il ne s’était pas fait beaucoup d'ami dans la garnison, mais ses hommes lui étaient fidèles pour la force de la nature qu’il était.




  Ainsi filait la nuit jusqu'à ce que mon père sonnât son glas.

« Nos chambres nous attendent. Finn et Nonn, une. Harlan et Rollon une. Arn et moi la troisième. Hop-là. »

J'ai donc monté les marches de l'escalier jusqu'à la chambre partagée avec mon père. Il ne s'est pas passé beaucoup de chose de plus. Ah ! En fait si. Mon père nous obligea à dormir sur le sol dur du plancher et non dans les lits, sur les matelas, certes usés et un peu sales mais surtout doux et moelleux. Au contraire, mon père voulait que l'on prenne l'habitude de dormir par terre puisque c'était ce qu'on allait faire durant tout le voyage.

Aussi, en voyant que je n'avais pas d'autre vêtements que ceux que j'avais sur moi, il suggéra l'idée d’aller dans un village, demain, pour voir si l'on pouvait trouver quelque chose.

« On ira au premier village après avoir traversé la frontière du Royaume de Arl. Tu reconnaîtras la frontière, c'est la rivière Fyl qui court sur bien des kilomètres dans les plaines. Elle n'est pas franchissable à pieds et de rares ponts permettent de passer de l'autre côté. »

Un détail qui n'avait, en soi, pas beaucoup d'importance mais cela avait le mérite d'être intrigant. Était-ce des rivières et d'autres éléments naturels qui formaient les frontières entre les Royaumes ? Je réfléchissais à la nature du monde des Humains et je crois que cela m'endormit.


  Je me suis fait réveiller par mon père au matin.

« Allez, lève-toi, descend manger un bout et nous partirons après. »

Je fis ainsi. En descendant les escaliers, je me rendais compte que la salle commune de la taverne était bien vide comparé à hier soir. Et on entendait à présent très bien la voix du barde du fond de la salle. Je pris l'identique place autour de la même table et je pu profiter du barde tout en mangeant un ragout fade de panais, de carotte et de pomme de terre. La chanson se contentait de déclamer une phrase, de laisser quelques notes de musique ensuite puis de passer à la phrase suivante. La pause après la quatrième phrase était plus longue que les autres. Ainsi de suite et la chanson devait réciter une ancienne épopée :

« C'était par un de ces jours doux / J'avais posé à terre le genou / Mon Roi avait rejoint la mort / Je n'avais été assez fort ...

C'était par un mois pénible / Animé de prétendants irascibles / Et les envahisseurs arrivaient / Mon courage ne fut jamais brisé ...

C'était par une longue décennie / Le feu embrasait tout ici / Nous avons croisé le fer / Et repoussé les Bêtes de l'Enfer ...

C'était par une vie juste / Toute vouée à notre Auguste / A tous ces combats que je mène / Qui est avec moi ? Pour la Reine !... »

Je n'avais jamais entendu ce chant mais j'ai tout de suite remarqué le silence entre nous lorsque les premiers accords de musique et les premières paroles sont apparues. Toute la tablée s'est figée pour écouter. Le regard de Harlan semblait être fier. Ceux de Finn et du chevalier Nonn semblaient perdu dans un passé qu'ils regrettaient. Les yeux du Chevalier Rollon étaient fermés, sa tête semblait immobile de cérémonie. Et je ne pus observer mon père puisqu'il était assis à côté de moi.

Lorsque le barde termina son chant puis ses derniers accords de musique, toutes les personnes de la salle commencèrent à taper des mains et des poings sur la table, contre le comptoir de l'aubergiste ou sur les planches des murs. J'ai d'abord été surpris de cela puis je me suis inquiété que mon assiette ne tomba pas par terre. Les réactions n'ont duré qu'un court temps et l'auberge rentra dans un profond silence.


  Le silence aurait pu durer longtemps. Le rire de Finn le coupa. Forcé, il prit consistance pour se terminer par une de ses répliques qui me restera longtemps en mémoire :

« La journée commence bien ! Une bonne chanson, des bons compagnons et un bon repas ! »

A la suite de quoi tout le monde de la table rit. Quelque chose dans cette musique avait pris à la gorge tout le monde. Ce rire partagé expulsa tout à l'extérieur. Je n'avais pas envie de me creuser la tête à chercher la réponse moi-même, je savais très bien que je ne la trouverais pas, alors j'ai interrogé l'assemblée :

« Quelle était cette chanson ? Finn reprit son franc rire de plus bel tandis que le Chevalier Rollon me répondit :

- Celle de Edmon, le premier d'entre tous les Chevaliers de l'Ordre. Grand Général ey Héros du Premier Empire des Hommes.

- Il fut aussi confident de la Reine. Dit mon père.

- La Reine de la chanson ? Je demande.

- Celle-là même. Celle qui écrivit après un songe la prophétie des Portes de l'Enfer. Répondit mon père en baissant le ton sur ses derniers mots.

- Aaah, j'imagine qu'ils ont vécus il y a très longtemps.

- Très longtemps, mon petit, effectivement. Fit Harlan pour renchérir encore : Il y a plus de mille ans. Pourtant les mots que tu as entendus sont les siens. Son testament a traversé les âges, les Royaumes, les Empires. Cela fait partie de notre histoire. »

Ces paroles laissèrent un petit silence entre nous qui fut coupé par mon père, pour changer.

« Bien ! Mangeons et nous partons après ! »


  Et comme d'habitude, cela s'est passé comme il l'a dit. Le repas matinal s'est passé et nous avons commencé à préparer nos affaires. Le Chevalier Rollon est allé voir l'aubergiste pour le payer, puis le barde pour lui laisser quelques pièces après avoir échangé des paroles, dont une ou deux plaisanteries. Il donna aussi une pièce au garçon d'écurie qui sortit tour à tour nos chevaux.

Puis nous reprenions la route.


  Après être sorti de la cour au pas, je constatais que le Chevalier Rollon et mon père qui n'accéléraient pas la cadence. Au contraire ils avaient rapproché leurs chevaux l'un contre l'autre et semblaient discuter de vive voix. J'étais derrière eux et je me suis rapproché plus encore. Le Chevalier Nonn était à côté de son frère derrière moi et Harlan fermait la marche.

« Nous sommes d'accord ? Nous allons au village de Fyl pour acheter des tenues appropriées puis nous nous séparons en deux ? Dit mon père qui semblait résumer les décisions que les deux chefs de troupe avaient prises.

- Je ne vois que cela à faire. J'ai peur cependant de ne pas réussir à retrouver Olvi si je ne t'emprunte pas la carte.

- Je vais en avoir besoin.

- Je sais bien. Mais tu es certain qu'il n'y a pas de chemin qui va à l'Est après Mark ?

- Ma carte est formelle !

- Est-elle sûre ?

- C'est la carte de Sylvain, j'ose penser qu'elle l'est.

- Ah. Oui, elles le sont toujours. Il était géographe avant d'être le bibliothécaire du Roi, tu le savais ?

- Bien sûr. Je lui ai demandé bien plus d'un service à cette époque. »

Constatant que la discussion semblait perdre de son intérêt immédiat, je me suis tenté à les déranger. Ma question voulait revenir sur un sujet que je ne comprenais pas.

« Une séparation ? Pourquoi devons-nous nous séparer ?

- Parce qu'on est suivi. Me répondit le Chevalier en se retournant autant pour me regarder que pour observer au-dessus de mon épaule. D'ailleurs, il est enfin sorti de l'auberge. Il finit par dire pendant que mon père m'expliquait plus en détails.

- Dans l'auberge, il y a un type qui nous épie depuis hier soir. Il ne semble pas bien futé, il est habillé comme un forestier, long manteau gris sur les épaules, capuche qui lui couvre le visage... un vrai rôdeur des temps passés. Mais bref, il est seul, donc on va se séparer en deux groupes pour notre traversée du Royaume de Arl, on se rejoindra au village frontière à l'Est.

- Si on le trouve ! Rit le Chevalier Rollon.

- On le trouvera et vous le trouverez. » Rassura mon père.

Puis le Chevalier Rollon donna l'ordre d'accélérer l'allure. Il fut suivi par tout le monde. J’ai tenté un regard en arrière dans l'espoir de voir cet "espion" qui nous suivait. Il y avait bien une autre personne sur la route derrière notre groupe. Il était seul, il montait un cheval comme les nôtres et, de loin, il semblait aller à la même vitesse que nous.

Je ne m'en préoccupais plus après cela, je ne voyais pas ce que pouvait bien faire un espion, du moment qu'il restait derrière nous et visible. Un contre six, quel que soit le combat, nous l'emporterions. Je me rassurais seul en ayant tout de même observé une certaine nervosité dans les mouvements que faisaient mon père sur sa monture. Il avait laissé le Chevalier Rollon prendre la tête du convoi et nous étions à la même hauteur tous les deux.


  Un moment plus tard nous arrivions à la frontière des deux Royaumes ennemis, la grande rivière Fyl qui coulait de notre gauche vers notre droite. J'estimais ainsi que la rivière devait prendre sa source dans la chaîne de montagne. Celle-là même que nous contournions de loin puisque, si j'avais bien compris la géographie de la Terre d'È et le cheminement de notre mission, notre départ se situait à peu près au niveau de la montagne principale de cette chaîne, sur son flanc ouest, et nous allions dans une vallée des grandes montagnes de l'Est par le sud. De ce fait, un obstacle de taille devait être contourné. Et notre chemin devait s'adapter aux éléments naturels telle que cette rivière d'une largeur d’une centaine de mètres.

La traversée sur le pont ne m'a paru en rien exceptionnelle alors que je m'attendais à quelque chose. Après le pont, le chevalier prit un brusque virage sur la gauche et commença à longer la rivière en dehors de la route principale. Elle était là, ma surprise, on ne cheminera pas sur la route dans une monotonie de voyage ordinaire.

Nous avons remonté le cours d'eau pendant au moins deux bonnes heures. Nous avons traversé une plaine réellement vide. Il n'y avait qu'ici ou là des grands arbres solitaires et des buissons allant sur quelques mètres, sinon une plaine verte d'herbe ou de champs en jachères d'un côté comme de l'autre de la rivière Fyl. Nos chevaux galopaient sur un terrain assez mou sur ses premiers centimètres. Une terre plus dure se trouvait néanmoins sous leurs sabots.

La fin de la première partie de notre voyage arrivait avec le village niché sur la rive. Il pouvait se voir de loin étant donné le vide environnant que je viens d'évoquer. Mais nous nous sommes approchés rapidement de lui. En effet, je m'étais rendu compte de cela à ce moment précis, notre vision n'allait pas si loin que cela, les champs et les plaines herbeuses coupaient notre horizon par le flou qu'elles laissaient. Comme si une brume en émanait.

Mais je divague !


  A l'approche du village, le Chevalier Rollon eut une attitude à laquelle je ne m’attendais pas. Il ralentit son allure et nous cria :

« Je suis bête ! Les villageois vont me reconnaître ! Et la rumeur va se répandre plus vite que nous. Je vous laisse passer. Je vous retrouve entre les arbres du bosquet là-bas, Nonn, Finn ! »

Et il partit en direction des quatre arbres qu'il venait de pointer du doigt. Il s'éloignait du village en direction du sud. Au même moment, nous pénétrions dans le village d'une manière non conventionnelle. Nous longions une maison en passant très proche entre elle et la rivière dont la rive avait construit une digue de quelques centimètres de hauteur.

Nous nous retrouvions ensuite en plein cœur du village, proches des pontons où se trouvaient des pêcheurs et des séchoirs à poissons.


  A partir de là, les choses m'ont semblées s’accélérer. En fait je suivais mon père qui savait où aller. Il a amené sa monture devant une des maisons qui faisaient face à l'eau. J'ai imité ses gestes, je suis descendu de mon cheval et j'ai pénétré dans ladite maison. C'était un atelier de tisserand à l'intérieur bien qu'il se trouvât dans une masure simple avec une petite porte encastré dans son mur de chaux. Une fenêtre seulement donnait sur l'extérieur. Dans la pièce où nous entrions un type enjoué nous accueillis d'un « Bonjour ! ».

Mon père marchanda avec lui des vêtements en tissu simple contre de la monnaie qu'il sortait de sa ceinture. Il acheta des choses commodes et communes pour chacun de nous. Finn prit une série de vêtement supplémentaire pour le Chevalier Rollon.

Je remarquais que chacun de nous était discret. Les échanges avec le tisserand furent très directs. J'ai compris après quelques secondes de réflexion que, comme le Chevalier Rollon, il ne fallait pas qu'on nous reconnaisse. Je me suis rendu compte aussi que j'avais oublié l'espion qui nous suivait. Je ne savais pas s'il nous avait pisté jusqu'ici. Je n'ai pas jeté de regard en arrière depuis que l'on a quitté la route principale.

« Et ceci est pour ton silence, Rick. » termina mon père après l'échange. Il semblait le connaître. Mon père était peut-être passé par ce village, un jour.

Comme cela n'étonna personne dans le groupe, je n'en fis rien. Ce n'était, au fond, qu'un indice de plus pour me dire que je voyageais avec de bien étranges compagnons. Tous semblaient agir en changeant leurs habitudes pour la situation actuelle. Ils ne devaient pas prendre des secondes d'analyses et de réflexions pour savoir où ils se trouvaient et pour conclure comment agir. Non, une seconde, un regard, et chacun savait sa place.

Ce n'était pas la scène la plus mémorable de ma vie pour apprendre cela, mais c’était bien parce qu'elle paraissait anecdotique au premier abord qu'elle fut importante pour moi. Dans ce monde d'adultes, il fallait avoir du sérieux en toute circonstance. Comme à la guerre où toute action doit être faite à la perfection sinon on risque la mort, tous gestes, toutes paroles ici comportaient un risque sur notre avenir.


  Voilà la raison qui m'a fait oublier une partie des événements passés dans le village, une réflexion profonde sur mon aventure m'a occupé l'esprit. Je me souviens juste d'avoir pris ma part de nouveaux vêtements et d'avoir suivi mon père dehors, d'être remonté sur mon cheval pour prendre le chemin vers l'extérieur du village. Ensuite, nous nous sommes séparés de Finn et du Chevalier Nonn qui partaient rejoindre le Chevalier Rollon. Puis, à trois, nous avons repris la route. Nous avons d'abord continué à longer la rivière. Et, lorsqu’au loin sur notre droite nous avions aperçu trois cavaliers en pleine chevauchée partir devant nous, nous avons bifurqué.

Nous laissions la rivière derrière nous pour, au bout d'un petit kilomètre, arriver sur une route de sable et de terre. D'ici nous sommes d'abord allés sur notre droite comme pour revenir sur nos pas. Mais quelques minutes suffirent sur cette route pour rencontrer un carrefour. La route que nous empruntions continuait droit devant tandis qu'une nouvelle voie allait sur la gauche. Elle s’enfonçait dans les plaines et les terres. C'est cette dernière route que nous prîmes.

A l'instant de faire bifurquer ma monture, j'ai cru voir une ombre sur la route devant moi. Le temps de tourner la tête pour mieux voir, elle avait disparue.

« En avant ! cria mon père qui fit claquer les rênes de son cheval. Une longue route nous attend. »

Le voyage ne faisait que commencer. Ce ne sont pas les jours de voyage qui suivirent qui me donnèrent tort.


  Nous avons agi comme mon père et le Chevalier Rollon avaient décidé, avec le bon conseil de Harlan. Notre groupe est entré profondément dans les terres du Royaume de Arl. Ce n'est qu'après cinq jours à bonne allure de cheval que nous avons pris la route partant vers l'Est.

Nous avons évité au maximum les agglomérations. Les auberges où se reposer et changer de chevaux étaient dans les premières maisons de chaque localité. Même à Barge, l'une des grandes villes du Royaume, l'auberge ou nous sommes entrés était avant l'enceinte fortifiée. Ainsi, nous n'avons jamais croisé le moindre soldat, aucun frontalier et pas de milicien.

En revanche, les tavernes étaient toutes remplies de mercenaires. Il y avait pour habitude, m'a raconté mon père, des tablées réservés aux mercenaires pour que, quand un commandant a besoin d'en recruter, il puisse venir les voir tout de suite. Mais la taverne de Barge était au-delà de sa capacité de ces femmes et de ces hommes en recherche de guerre (et d'argent). Par ailleurs, je n'avais pas remarqué au premier abord que derrière cette taverne il y avait des centaines de tentes montées. C'était la raison qui m'expliqua pourquoi malgré toute l'affluence de la taverne, nous avons trouvé une grande chambre. Les mercenaires dormaient dehors.

La guerre amenait la misère même chez ces gens de batailles. Il fallait que je voie cela de mes propres yeux pour le comprendre.


  Le lendemain, nous repartions par la route allant vers l'aurore. On cavalait à petite allure. Alors j'ai osé prendre la parole et demander à mes deux compagnons de route :

« Cela devait être bien la vie dans la ville d'Œ, vous en pensez quoi ?

- Elle a connu ses siècles de tranquillité, en effet. répondit en premier mon père. Mais je ne sais pas si je suis fait pour la vie dans une grande cité comme elle.

- Elle était grande comment ?

- C'est une bonne question.

- On raconte qu'elle avait cent mille âmes à son maximum. Dit Harlan. Le chiffre est peut-être exagéré. Et puis un quart seulement était des êtres humains. A chaque race son quartier entier.

- Comment se fait-il qu'il y avait plusieurs races ? Qui étaient les autres et comment ont-elles disparues ? Je continuais la discussion.

- Ce n'est pas écrit. Commença mon père.

- Mais on peut discuter des possibilités, n'est-ce pas ? renchérit Harlan.

- Effectivement. Il faut commencer par se dire que chacune était humanoïde comme nous. Chacune avait deux pieds, deux bras, une tête. Les spécifiés de chaque race étaient de l'ordre presque du détail. Les Orcs avaient une peau un petit peu plus sombre que la nôtre. Elle devait être brune. Ils avaient un physique plus développé vers le muscle. Ils avaient une tête de plus que nous et une envergure plus grande. Mais pour autant, ils n'étaient pas uniquement portés vers la nature physique de leur être. Il y avait quelques chamans, des sorciers manipulant les herbes et les plantes et qui savaient gonfler le cœur de leurs compagnons par des paroles entrainantes.

- Ils étaient plus des illusionnistes alors ?

- Peut-être.

- Quelles étaient les autres races ?

- Il y avait les Nains ! Tout l'inverse de moi ! Rit Harlan pour reprendre avec sérieux. Ils avaient d'humain un corps trapu, comme recroquevillé sur le plus essentiel. On raconte qu'ils se sentaient mieux dans les galeries sous les montagnes. Mais les Nains de la ville d'Œ vivaient dans leur quartier sous le Soleil et les étoiles. Les Nains sont peut-être retournés dans les mines lors de la chute d'Œ ? Qui peut en être sûr ?

- Il y a des mines à explorer sur la Terre d'È ? Je demandais avec un gain d'intérêt soudain.

- Hélas pas ici. Plus depuis longtemps ! Il y avait une mine il y a très longtemps, sur les terres du Premier Empire. Mais ses filons se sont épuisés, ce qui a mené à son abandon. Je n'aurai pas aimé vivre ici les semaines suivantes l'asséchement du dernier filon. L'économie en a pris un coup, c'est plus que certain. Mais bref !

- Il reste à parler des Elfes. Changea de sujet Harlan. Ils étaient plus fins, plus élancés que nous. Et de la même façon qu'ils sont apparus sur la Terre d'È en sortant des forêts, il est fort possible qu'ils aient disparus en retournant dans leur premier habitat !

- C'est vraiment possible? Dans les forêts ? Cela prenait mon intérêt une fois de plus.

- Pourquoi pas ?

- Tu fais trop confiance aux textes, mon cher Harlan. Sortit mon père. En réalité il n'est pas aisé de savoir comment ont disparu les races de la Terre d'È, encore moins comment elles sont apparues.

- C'est-à-dire ?

- Tu te souviens du texte fondateur de la « Reine » ?

- J'en ai souvenir, oui.

- Il raconte comment sont apparues chacune de ces races. Elles sont apparues dans le but de prêter main forte aux Hommes pour fermer les Portes de l'Enfer. Les Nains sont descendus des montagnes, les Elfes sont sortis des forêts et les Orcs sont arrivés par les steppes inexplorées de l'Ouest...

- Voilà ! S’exclama Harlan.

- Voilà ce qu'il y a de plus... clichés ? facile ? Enfin, est-ce vraiment si facile de réduire une véritable population, faite de plusieurs centaines de membres, de plusieurs milliers peut-être ! en un cheminement parfait. Non, non, la vie est plus compliquée que cela.

- Cela à son sens, je fis pensif.

- Et puis la Reine s'est trompée sur l'apparition des Orcs. Les Hommes semblent les avoir connus bien avant l'épisode de la Troisième Porte.

- Ah oui ?

- C'est vrai, dit Harlan. Je me souviens, le testament de Oscar parle des Orcs engagés dans les armés. Et les événements qu'il relate se trouvent bien avant la Troisième Porte puisque...

- La Troisième Porte est la ruine de la ville chérie de Oscar.

- Houlà. Vous compliquez ma compréhension à parler tous les deux. Je commençais à sombrer sur ma selle... Lorsque se mit à rire Harlan.

- Ahah ! Beaucoup de choses se sont passés avant nous. Beaucoup se déroulent en même temps que nous, et que la Terre d'È supportent encore les Hommes des siècles et des siècles ! Il fit en levant les bras en l’air.

- Voilà qui est bien parlé. » Conclut mon père.




  Quelques instants plus tard mon père nous fit signe. Il menait sa monture devant nous, il avait repéré des cavaliers sur la route. Ceux-là allaient à vive allure.

« Agissez avec sérénité. »

C'était notre consigne. Notre allure ne baissa ni n'augmenta le temps que nous croisions les deux autres voyageurs. Mon père commença à parler lorsque les cavaliers étaient encore à bonne distance :

« Holà de la route ! Comment allez-vous ?

- La route se porte bien sans nous, nos chevaux mieux sans nous, et nous mieux avec vous ! Répondit avec entrain l'un des deux. Cela fait si longtemps que nous n'avions croisés quelqu’un !

- D'où venez-vous ? Demanda mon père en décalant sa monture sur la gauche pour se mettre dans la trajectoire des cavaliers et libérer la nôtre.

- De l'Est ! De la guerre et de l'Enfer ! Par toutes les Reines et par tous les Rois, je ne souhaite pas que ce soit votre destination !

- Que dites-vous ? Qu'est-ce qu'il se passe ?

- La Cinquième Porte de l'Enfer s'est ouverte ! L'armée d'Arl contient les lignes des Ops et nous chassons les Orgs partout dans la région.

- Au nom du Ciel, c'est donc vrai.

- Comme vous dites.

- Quelle est la situation de l'armée ?

- Hmm... Il restait six milles hommes. Quatre mille sont d'Arl et il y a des renforts des Royaumes de Bergam, d'Acar et d'Antib.

- Elles sont conduites par les vrais Chevaliers ?

- Quelle question que vous posez là ! Bien sûr !

- Le Chevalier Arl est bien présent ?

- Il l'est. Mais il a été blessé. C'est d'ailleurs la raison de notre voyage.

- Très bien, je vous remercie de cette discussion forte intéressante.

- Je vous souhaite bon courage si vous allez par là-bas, messieurs. Surtout le petit, là.

- Ne vous en faites pas pour nous, dit mon père. Nous avons tous nos quêtes dans la vie, n'est-ce pas ?

- C'est parlé. Nous allons accomplir la nôtre. Oh, Régon ! En route ! » Parla toujours le même cavalier qui a bousculé son compagnon. Celui-ci n'a pas arrêté de regarder derrière lui.


  Puis nous reprenions tous nos routes respectives. Je suivais mon père qui partit à grande chevauchée.

Des jours de voyages à la vitesse de l'éclair nous séparaient du village de Olvi. Du moins ce qu'il en restait.

Après la rencontre passée avec les deux soldats, nous avons chevauché sans penser aux forces de nos montures ni aux nôtres. Je suivais mon père sans discuter de la tenue du voyage. J'étais embarqué dans quelque chose de grand dont je ne mesurais, on peut le dire, qu'une fine partie. Il savait des choses et il avait peur d'elles, moi je ne saisissais que ses émotions, pas leur origine. Harlan suivait également sans rien dire.

Puis nous sommes arrivés à Olvi. Il en restait des maisons en cendre dont la fumée pouvait se voir de loin. Il y avait quelques personnes vivantes dans les rues mais elles nous ont à peine regardés passer. Chacune était occupée à déblayer des maisons effondrées, à tirer les corps et à les emmener dans la fosse commune. Certains corps étaient calcinés en pleine rue. La vue de ces corps brûlés jusqu'à l'extrémité de la chair m'a donné des haut-le-cœur terribles. J'en ai fait quelques cauchemars.

Olvi ne semblait plus être un lieu convenable pour nos retrouvailles avec les Chevaliers et Finn. Mais je me demandais si ce plan n'avait pas changé, si mon père n'était pas plus pressé d'aller voir le Chevalier Arl, l'armée du Royaume et la guerre à l'Est ? Aussi, comme nous avions ralenti l'allure en entrant dans le village, j'ai osé poser une question à mon père. La réponse m'arriva devant les yeux.

Au détour des ruines d'une maison, à l'angle de la rue que nous empruntions et de celle qui se dirigeait vers notre droite, vers l'Est, nous apercevions quatre personnes en armures de bataille discuter près de leurs chevaux.


  « Rollon, Nonn et Finn, en voilà une surprise ! s'exclama mon père. Les trois intéressés et leur premier interlocuteur se retournèrent. Ce village est dramatiquement inratable !

- Il l'est cher ami, il l'est. Même l'ennemi le trouve. »

Et après nos retrouvailles durant lesquelles j'ai mis pieds à terre avec Harlan et mon père, on se présenta au garde qui attendait la suite de sa discussion.

« Reprenons, si vous le voulez bien. Dit-il au Chevalier Rollon.

- Je le souhaite, merci.

- Outre les Orgs qui ravagent les villages comme Olvi à des kilomètres à la ronde, nous avons repérés des Onirs qui semblent vouloir reconstruire la forteresse au fond de la vallée. Et, bien évidemment, la vallée est fermée par les lignes adverses constitués de Ops et parmi elles les indestructibles Orures.

- Il y en a ? Demanda mon père sur un ton paniqué.

- Il y en a, oui. Pas assez pour lancer une offensive, c'est pourquoi elles se cantonnent encore dans la vallée.

- Merde !

- Pas d'Oraco ? Qu'on lui pique ses os et qu'on se fasse des flèches avec ? Demanda Finn avec espoir et une pointe d'ironie je pense.

- Pas d'Oraco. Quoique certaines nuits... on peut entendre des bruits horribles venir de l'Est. Un bruit de monstre gigantesque, un hurlement dans les ténèbres. C'est peut-être le cri d'un Oraco ? Je n'en ai pas encore croisé un, je ne sais pas ce que ça fait.

- Que le Ciel nous en préserve, mais pour les Orures... Laissa en suspens Finn.

- Nous avons notre botte secrète, non ? Glissa Harlan.

- C'est bien vrai. Firent le reste de mes compagnons en passant un regard sur moi.

- De quelle botte secrète parlez-vous ? Demanda le soldat.

- C'est un secret, camarade. Dit Finn en souriant et en s'approchant de lui. Comme vous le présumez, il ne vous sera pas révélé devant vous. Il posa ensuite une main amicale sur son épaule. Mais reprenez espoir et chassez ces Orgs du pays. Nous allons rejoindre l'armée.

- Vous, vous n'êtes pas des cavaliers comme les autres ! »

La remarque naïve du soldat fit rire chacun de nous. Elle signifiait d'autant plus qu'il acceptait de nous laisser passer.


  Il nous salua en indiquant que la tente des Chevaliers était celle en bleue d'une taille supérieure aux autres. Mais il restait encore une grosse journée avant d'arriver à notre destination. L'après-midi était déjà entamé, mon père décida avec le Chevalier Rollon que nous passerions une heure tout au plus avant de nous arrêter pour camper jusqu'au lendemain.

Harlan fermait toujours la marche, le Chevalier Rollon et mon père la guidait, le Chevalier Nonn était juste derrière eux. Je me retrouvais à côté de Finn.

« Alors ces journées ? Vous avez rencontré des soucis ?

- Aucun. A vrai dire nous n'avons croisé que des mercenaires. Beaucoup de mercenaires. Chaque auberge en était remplie !

- Ah oui ! Les mercenaires de la fausse armée d'Arl que nous avons mis en déroute !

- C'est fort possible que cela soit eux. Je m’en rendais compte à présent. Avec une lucidité qui me fit peur je remarquais quelque chose de plus : L'un d'eux aurait pu me reconnaître ! Non ?

- C'était un risque à prendre... mais apparemment, personne ne t’a reconnu !

- Nous avons été plusieurs fois la cible de regards mauvais. Fit Harlan.

- Les mercenaires ont toujours le regard mauvais ! Fit Finn. D'ailleurs, connaissez-vous la différence entre un brigand et un mercenaire ? Un indice, ce n'est pas le regard, ils ont le même. J'étais surpris par cette devinette qui, venant de Finn, devait avoir de l'humour. Et j'ai cherché la réponse dans ma tête, quelques secondes.

- Je suis tenté de dire qu'il n'y en a pas, mais c'est le commandant de garnison fatigué qui parle...

- Ahah ! Cela est bien tenté mais non, la réponse est autre part.

- Je crains de ne pas trouver... Je sortis. Ce qui réjouit Finn.

- Quand le brigand nous arrête en forêt, il crie « la bourse ou la vie ! ». Quand le mercenaire nous arrête en forêt, il crie juste « la bourse ! ». Finn fut amusé de sa propre plaisanterie et j'ai cru entendre un rire étouffé provenant de derrière. Le Chevalier Nonn se retourna et dit :

- Très bonne blague. »

De mon côté, je devais manquer de connaissances ou d'expériences, ou de je ne sais pas trop quoi, pour comprendre en quoi c'était drôle... Mais la route se fit avec l'esprit bien tranquille. Là résidait la réussite de Finn.


  Il ne se passa pas grand-chose pendant le reste du jour. Le campement fut monté d'une manière automatique, chacun a fait ce qu'il avait à faire. Malgré tout, nous avons instauré un tour de garde, puisque, avec les histoires d'Orgs en vadrouille, il fallait une sécurité. J'ai pris le dernier tour de garde, celui qui se passait juste aux premières lueurs du jour. Et je peux dire qu'il ne s'est strictement rien passé. Le ronflement de Harlan fut la seule attraction.

En revanche, la journée commença dans une ambiance particulière. Avant de mener le groupe, mon père tînt à nous dire quelque chose.

« Gardez en tête que nous entrons en terrain de guerre. Pire que la guerre entre Êtres Humains comme nous avons tous vécus, c'est la guerre contre l'Enfer... Le Ciel et la Terre savent seuls ce que nous allons voir et vivre... Ne cédez pas à la panique. Nous avons notre botte secrète, n'est-ce pas ? Fit-il de manière rhétorique avant de continuer. En avant ! L'Equilibre doit être rétablit ! »

En silence nous l’avons suivi sur la route. La journée de voyage fut... comment dire ça ? merveilleuse ?... Quelque chose comme ça mais pas avec des fées et des lutins, non, avec des rêves et des cauchemars devenus réalité.


  Passé un petit bois, la route pénétrait sur une vaste plaine où les montagnes de l'Est, qu'on commençait à apercevoir déjà depuis Olvi, s'imposaient à nous. La plaine semblait aller jusqu'à leurs pieds. Et à leurs pieds... des nuages noirs s'élevaient à perte de vue au nord comme au sud. Le plus massif d’entre eux remontait les montagnes en suivant un cours particulier. « La Vallée Profane » je susurrais pour moi. Je ne devais pas être le seul à le faire.

L'avenir était devant nous, je songeais. En souriant à ces mots qui pouvaient prendre un drôle de sens, j'ai bien évidemment repensé à tout ce qui m'était arrivé depuis... depuis ma naissance. Je n'ai pas souvenir d'elle, était-ce à la ville d'Œ ou dans ses ruines ? et du destin qui semblait m'être lié depuis lors. De ma petite enfance dans le village de Kern faite de pas grand-chose, des travaux à la ferme jour après jour pour nourrir ma famille et d'autres familles en approvisionnant les marchés. De ces derniers jours depuis l'attaque des brigands, de la guerre et de la bataille de Elk. De la traversé du Royaume de Arl jusqu'à présent. J'ai lâché un soupir à ces pensées. Et encore, je n'avais pas encore ressassé le destin de l'élu que l’on m'a affublé avec le pouvoir infini que je pouvais bien avoir ! En repensant à cela, j'ai soupiré une deuxième fois.

Mon troisième soupir vînt en admirant une fois encore, puisqu'il était incontournable, le nuage noir vers lequel nous nous dirigions. Il était symbole de la tâche qui m'attendait.

« Eh bien ! La voix de Finn me fit sortir de mes pensées. Ne t'en fais pas, nous sommes encore bien loin de la fin de la route.

- On aperçoit à quelques kilomètres les premières tentes.

- Je ne parlais pas de cette route !

- Ah oui, celle de la vie ? Je fis pour me reprendre.

- Si l'on veut. répondit Finn en souriant. Ne t'en fais pas, nous n'irons pas au combat aujourd'hui. Il faut que l'on rencontre les Chevaliers de tous ces Royaumes. Arl, Bergam, Acar, Antib... je ne serais pas étonné de voir aussi le Chevalier Elec, en fait, malgré la longue route. Ni celui de Dann. Tu en penses quoi Nonn ?

- Je ne m'emballerai pas tant. Si nous n'avons pas entendu parler de cela à Poiter, je crains que Elec non plus. Mais bon sang, je donnerai cher pour revoir Elec, le vrai Chevalier !

- Poiter ? Je demandais, étonné du nom.

- La capitale du Royaume de Rollon. Ce qui est assez cocasse c'est que Poiter se situe dans la Vallée d'Eter, la ville des légendes. Mais la Nouvelle Eter est le nom de la capitale de notre Royaume à nous, Nonn et moi. La ville de cette Eter se situe au nord-ouest.

- Je vois. » Ces indications me distrayaient tandis que nos chevaux nous approchaient du campement militaire gigantesque.




  « Nonn, dit tout à coup le Chevalier Rollon, viens avec moi en avant, nous allons prendre un peu d'avance. Je suis inquiet sur l'état d'Arl.

- Avec joie, moi aussi. »

Et les deux Chevaliers partirent au galop devant nous. Nous les vîmes de loin s'arrêter devant la garde du campement puis passer les portes. Longtemps après eux nous nous présentions à notre tour.

« Eirik, Capitaine de la Garde Royale du Royaume de Rollon, Finn, Harlan et Arn de ce même Royaume. Présenta mon père en nous désignant.

- Vous êtes avec les Chevaliers Rollon et Nonn ?

- Oui.

- Entrez, le Chevalier Arl vous attends dans sa tente. Allez tout droit puis à gauche devant la tente de la cantine. Vous apercevrez la grande tente bleue des Chevaliers. »

Cela avait le mérite d'être rapide et clair. Aussi nous fîmes comme indiqué. Et des minutes plus tard, après avoir confiés les chevaux à la personne de l'écurie, nous nous trouvions devant l'entrée de ladite tente.

Et déjà dehors on pouvait entendre des voix discuter :

« Ne me prends pas pour un con, Arl ! Crois au moins à l'une de mes histoires, l'une ou l'autre, choisis ! Crois-tu vraiment que je vais les inventer juste pour te faire perdre ton temps ?! Criait le Chevalier Rollon.

- D'accord, d'accord !... Très bien... alors je choisis... reprenait une voix, jouant sur la lenteur de sa parole. Je pouvais imaginer qu'il faisait cela pour embêter son interlocuteur qui, lui, était trop excité pour être patient. Non à ton histoire de diablotin se prenant pour moi... Je te croyais plus subtil pour évincer tes concurrents... Je veux bien croire en ton histoire d'élu, allez ! Pourquoi pas ! Qu'avons-nous à perdre à envoyer un enfant mourir face aux Orures ? »

C'était sur ces paroles que nous pénétrions dans la tente.


  « Qui êtes-vous ? Lança d'un ton sévère la personne que l'on a entendu parler de l'extérieur. Mon père répondit d’un ton placide :

- Je me nomme Eirik et voici Finn, Harlan et mon fils, Arn, nous venons du Royaume de Rollon, dit-il en faisant un signe en direction du Chevalier Rollon. Il était debout au milieu de la pièce. Derrière lui, assit, se trouvait le Chevalier Nonn. Il semblait sortir d'une lassitude en nous voyant arriver. A côté de lui il y avait trois autres personnes, assises chacune sur un siège identique à celui de Nonn.

- Ah ! Alors c'est vous ! Que se présente Arn, le soi-disant élu.

- Rappelle-toi que tu crois en cette histoire, Arl » Dit le Chevalier Rollon.

Poussé dans le dos par Finn, je fis quelques pas en avant jusqu'à mon maître en chevalerie.

« Un enfant alors ?

- Il ne l'est plus. Il a, comme nous tous ici, la charge sur les épaules de nombreuses âmes envoyées au Ciel.

- Des Hommes oui, mais nous ne combattons pas des Hommes ici !

- Baisse d'un ton, Arl ! »

Le Chevalier Rollon répliqua avec rage. Le conflit entre les deux Chevaliers était visible et le spectateur que j'étais voulait être partout sur la Terre d'È sauf ici, entre eux. Il y avait une grande différence de personnalité entre les deux Chevaliers, Rollon était nerveux, debout, il agitait ses bras et dès qu'il posait sa voix pour dire quelque chose, le Chevalier Arl le contredisait, assis sur son siège. Un bandage gigantesque partant de sa ceinture jusqu'à son pied droit l'empêchait de se lever.

« Tu ne sais rien sur tes adversaires, tu crois les tenir enfermés dans la Vallée sans voir que des Orgs passent chaque nuits tes lignes et ravagent tes villages. Tu penses tenir l'Enfer dans la Vallée alors qu'ils pourraient aller à l'assaut aujourd'hui, demain... ou dans deux jours. Face à quoi tu ne pourrais rien !... Un silence prit la place l'instant d'une seconde, le ton du Chevalier Rollon reprit plus bas. Je suis désolé pour ta blessure, je suis aussi sincèrement navré de l'état du Royaume, prit entre la guerre ici et des armées de mercenaires suivant le premier venu à l'assaut... Mais je viens, nous venons pardon, avec une solution envisageable. Tu la refuses sans réfléchir. Je ne peux pas le croire. Pas toi. »


  Le Chevalier Rollon posa sa main gauche sur mon épaule droite et me présenta d'une meilleure manière.

« Voici Arn. Il aurait dû mourir deux fois, j'en ai été témoin. Au lieu de cela une lumière bleue l'a entouré et a régénéré son corps en lui procurant un pouvoir sans limite. Le monde part à vaux l'eau et, si l'on ne fait rien, vers sa ruine. L'Equilibre peut-être rétabli avec cet enfant, j'en suis convaincu. Il est temps de convoquer les vingt Chevaliers et d'agir pour la reconstruction de la Terre d'È.

- Comment ? Demanda l'un des Chevaliers derrière nous. Le Chevalier Rollon répondit sans se retourner.

- Par le retour d'un Empire et d'un Chef de notre Ordre, Acar. Voilà pourquoi Arn est mon Ecuyer, qu'il l'est aussi du Chevalier Nonn... J'ai eu du mal à cacher ma surprise ici, d'autant plus que je sentis approcher ce dernier et me donner des insignes à l'emblème de son Royaume. Je les reçu en le remerciant et je les plaçais à côté de ceux de Rollon. Ceux-là prirent un galon supplémentaire avec une tape sur l'épaule.

- Il est mon écuyer aussi. Reprit ce Chevalier Acar que je ne pouvais voir.

- Il est mon écuyer également. Dit une autre voix... Je repensais aux noms que Finn avait répété plus tôt : Acar, c'était le premier, le deuxième pouvait être le Chevalier Bergam ou le Chevalier Antib.

- Il portera aussi mon nom. » Ou bien Antib était cette troisième voix ?

Après quoi une dame est sortie de l'ombre du fond de la tente et a pris la parole :

« Le Chevalier Dann aurait donné son accord.

- Je vous remercie ma Dame, fit le Chevalier Arl d'un geste de la main, mais cela ne sera pas suffisant. Nous ne sommes pas là pour réunir les Hommes, nous sommes là pour les sauver. Votre protégé devra briser les lignes ennemis, détruire la forteresse au fond de la Vallée et fermer la porte... jusqu'à la prochaine. Et le Ciel seul sait ce qu'il l'attend là-bas. Et.

- Arn ne sera pas mis à l'épreuve seul ! Coupa Harlan qui s'avança jusqu'à côté de moi pour se mettre face au Chevalier Arl. L'Equilibre ne se construit pas seul, j'irais partout avec lui. Et si les Orures résistent aux épées, je briserai les armures à la force de mes mains ! Il continua avec passion.

- Cela suffit ! Exigea le Chevalier Arl. Merci de votre sollicitude, mais cela suffira pour la scène…

- Merci Harlan, reprend ta place, on va finir par y arriver. Lui chuchota le Chevalier Rollon en souriant.

- ... je ne peux plus bouger d'ici. J'ai perdu mes écuyers comme mes camarades ici présents, sans parler de Dann... je n'ai plus rien à perdre.

- Si, justement. L'Ordre.

- Pfff... Rollon, y crois-tu encore, aujourd'hui ? Tu es le seul. Depuis des années nous avons tous étés victimes de ces esprits. Ils nous dictent des... ordres : faire la guerre, tuer les amis, les femmes, les enfants. Supporter les mêmes délires de nos Rois. J'apprends ensuite que ces êtres infernaux prennent ma silhouette et mènent la guerre où jamais je ne l'aurai menée ?... Je suis las.

- Je sais, Arl... je sais.

- Dann est mort ! Il a chargé devant nous, invectivant les lignes ennemis et nous incitant à le suivre... Il est tombé le premier et malgré tous mes efforts je n'ai pas réussi à protéger son corps... Il a été emmené là-bas... J'ai peur, maintenant, de le revoir face à moi. J'ai peur de le regarder dans les yeux. Qu’au lieu d’y voir la vie qu'il avait tant exubérante, d'y voir la mort, d'y voir les flammes... de l'Enfer.

- Mon frère, dit le Chevalier Rollon en constatant avec effroi la perdition de son comparse. Monte à cheval avec nous, demain, et allons venger ces morts. Ensemble. »


  A ce moment précis, mon père s'avança en notre direction. Il portait dans ses mains un tissu plié. Le Chevalier Rollon le prit dans ses mains et, pendant qu'il le dépliait lentement, il ajouta en direction du Chevalier Arl :

« Te souviens-tu d'Œ ? Des ruines de grands bâtiments blancs ; des rues dont on devine les pavés, des places aux statues qui pourraient être intactes.

- J'ai passé trop de temps là-bas à surveiller ces maudits faux sorciers.

- Je ne parle pas de ces gens, coupa le Chevalier Rollon. Il déroulait devant lui un magnifique tissu. C'était un drapeau, je le devinais aux couleurs de la ville d’Œ. L'armoirie consistait à quatre bras venant des quatre côtés qui joignaient leurs mains sur la poignée d'une épée dont la lame descendait jusqu'en bas. Le fond était vert, l'épée avait son charismatique gris métal et les membres humains avaient chacun une nuance de couleur.

- Où avez-vous trouvé cela ? Demanda le Chevalier Acar qui était venu se mettre devant nous comme le reste des Chevaliers.

- La Terre d'È est vaste et je suis convaincu que certaines choses n'ont pas qu'une vie. Qu’elles peuvent revenir sur la Terre d’È lorsque nous en avons besoin. Répondit le Chevalier Rollon.

- Aldin ! Cria d'un coup le Chevalier Arl. Après quoi quelqu'un entra dans la tente.

- Je suis là.

- Aldin, vois avec Eirik, ici, pour faire construire de nouvelles bannières de guerre. Elles porteront les armoiries du nouvel Empire.

- A vos ordres, Chevalier Arl. »

A ces mots, ce Aldin, qui devait être comme l'homme à tout faire dans l'armée et mon père qui avait récupéré lesdits armoiries, partirent. Le Chevalier Rollon, lui, semblait heureux du dénouement.

Il me tapota l'épaule et me dit que je pouvais y aller. Il me fera appeler en temps voulu. Au même instant Finn me fit signe tandis qu'il se dirigeait vers la sortie. Sur le chemin, le Chevalier Acar en premier m'intercepta pour me donner ses galons d'écuyer. Il se présenta et repartit vers les Chevaliers Rollon et Arl. Après lui c'était le Chevalier Bergam qui se présenta en me remettant ses galons puis il laissa la place au Chevalier Antib qui fit pareil. Enfin, la dame qui était l'épouse défunte du Chevalier Dann vint me voir. Elle me sourit malgré une tristesse qu'elle ne réussissait pas à cacher. Elle m'embrassa en me disant :

« Tu es bien jeune pour le destin que l'on te donne. Mais je suis persuadée que tes épaules seront solides. Si elles sont assez grandes pour accueillir encore d'autres galons d'écuyer, elles supporteront le poids de toutes les fatalités. »

Je la remerciais pour ses mots même s'ils étaient troublants et j'acceptais les galons qu'elle me présentait. Je ne doutais pas un instant que le Chevalier Dann avait été un homme bon.

Je me demandais ce qui avait poussé ces Chevaliers et la dame à me confier leurs galons si vite. La perte de leur écuyer et époux ? Ou l’enthousiasme et le projet du Chevalier Rollon ? Néanmoins, le fait était là, je me retrouvais écuyer de six Royaumes.


  J’ai ensuite passé la toile de tente pour me retrouver dehors. Harlan était derrière moi. Finn nous attendait en regardant sur notre droite le carré d'entrainement des soldats. Songeur, il se tourna vers Harlan pour lui dire :

« Si nous allons au combat demain, ces jeunes recrues ne seront jamais prêtes. Cela ne te manque pas un petit peu d'exercice de commandant, Harlan ?

- Pas vraiment, mais... en les regardant, je suis pensif comme toi. Je vais aller voir ce que je peux faire. »

Et Harlan partit rejoindre les deux soldats qui semblaient mener l'entrainement. On pouvait voir Harlan commencer la discussion, puis ne pas être content de la réponse qu'il reçut. Il leva la main comme pour mettre une gifle et les deux soldats en face de lui prirent peur. Harlan se mit à rire une seconde. Puis il reprit son sérieux et expliqua, je pense, que l'entrainement à donner aux recrues ne devait pas consister en un exercice physique mais en un exercice mental. Qu’il fallait surtout apprendre aux recrues à ne pas paniquer face à l'ennemi. Après quoi il prit les commandes de l’entrainement. On pouvait le laisser là.

« Allons voir si on ne peut pas trouver la tente de la cantine ! Dit Finn.

- C'est la tente là-bas il me semble. On est passé devant en venant.

- Exact. Je mangerai bien un morceau. »

Sur quoi nous partions tous les deux. Notre marche fut d'abord silencieuse. J'en profitais pour regarder avec attention les galons que je venais de recevoir en quatre exemplaires. Chaque galon représentait un Royaume. Je savais qu'il y avait à l'origine vingt Royaumes répartit sur la Terre d'È. J'étais l'écuyer des Chevaliers de plus d'un quart de ceux-là. Je pensais qu’écuyer était probablement le grade juste en dessous de Chevalier, donc que je serais Chevalier à la succession de ces derniers. L'idée me traversa même l'idée que, puisque le Chevalier Dann était mort, j’étais le Chevalier du Royaume du même nom...

« Tu te vois déjà Chevalier, n'est-ce pas ? Me demanda Finn.

- J'avoue que…

- Il reste du chemin à faire, je me dois de te le dire...

- Bien sûr, je devine que les choses sont plus complexes que la simple parole « Tu es Chevalier ! » Finn rit à ma caricature vocale de Chevalier.

- Effectivement. Mais tu as déjà la voix et le bon ton ! Tu feras un bon Chevalier. »

Et c'était à moi de rire, je prenais ces paroles de Finn comme une plaisanterie. Mais il y avait du sérieux dedans, peut-être.

Et c'est en souriant que j'entrais dans la tente de la cantine derrière Finn. Celui-ci, égal à lui-même j'ose dire, prit la parole :

« Que faut-il faire dans ce pays pour avoir du pain et un bon petit bouillon ?! Dans le ton de Finn, il n'y avait aucun ordre, voire peu de sérieux. Mais la tournure de sa question pouvait être mal pris. Il y avait une lourdeur. Mais la suite donna raison à cette ironie.

- Il suffit de le demander, monsieur. Dit une dame habillée d'un tablier blanc tâché par la cuisine.

- Oh ! Bonjour ! Je vais demander deux rations en ce cas. Merci d'avance.

- Je peux savoir qui vous êtes ?

- Bien sûr ! Voici Arn et je suis Finn. Nous sommes des invités du Chevalier Arl.

- Finn et Arn. Très bien. Prenez place où vous le souhaitez, je vous apporte à manger. »


  Tandis que nous attendions notre dîner à une table, j’observais que la cantine était vide. Nous étions le soir et j'estimais l'heure approximative du souper. Je n'expliquais pas pourquoi personne ne venait prendre le repas. Le lendemain allait être une journée de combat, il fallait reconstruire les forces.

Finn, une fois de plus, devina ce qui se passait dans mon esprit et prit la parole :

« L'être humain se comporte différemment la veille d'une bataille. Sachant qu'il peut mourir dans les heures à suivre, certains se débauchent toute la nuit durant. Ceux-là, effectivement, vont mourir le lendemain puisqu'ils ne seront pas du tout frais et ils n'auront aucun des réflexes qui les auraient gardés en vie. D'autres vont se réunir autour d’un feu et lier des fraternités de dernières minutes. Ces fraternités semblent à première vue très friable puisqu'elles ne reposent que sur l'instant... au contraire, ces fraternités de combat durent toute la vie chez ceux qui survivent. Quant aux morts, leurs frères leur rendent hommage pendant des années. D'autres encore sont des vétérans de ces instants. Ils dorment comme des loirs pour se réveiller en forme au matin. Ils prennent un petit déjeuner complet et vont se positionner en première ligne, le bouclier ferme défendant le frère de droite. Un homme sur dix de ceux-là survit au combat. Mais leurs rangs se remplissent des recrues du jour qui deviennent des vétérans au soir. Enfin, il y a ceux qui commandent... Finn sourit largement à ces mots. Un sur deux ne dort pas de la nuit tellement il se fait du souci sur l'issue de la bataille, le second dort sans crainte... A quelle catégorie appartiens-tu, Arn ? J'ai été surpris par la question, parce que je ne savais pas à quelle « catégorie » j'appartenais mais surtout, quelle question !

- Hmm... Je n'en sais rien. Et toi ? Finn rit largement.

- J'ai appartenu à chacune des catégories que je viens de te décrire... Sa réponse m'a plus surpris encore que la question. Je voulais en savoir plus et cela ne tarda pas. J'avais quinze ans, comme toi, lors de ma première bataille. J'étais avec mon frère tout fraîchement Chevalier. L'ennemi était en supériorité d'au moins dix contre un. Mais on ne pouvait fuir, l'avenir de notre Royaume dépendait de nous. Mon frère et moi n'avions pas les épaules pour soutenir ces responsabilités, tu te souviens de cette histoire, on l'a raconté à l'auberge... en bref, on a bu toute la nuit. Et le lendemain a été une boucherie et au bout d'une heure notre capitaine a hurlé la retraite à notre place. Nous, on était incapable de prendre une seule décision... On a suivi nos compatriotes dans la honte. Ce sont tous les morts que j'ai vu tomber à ma droite, à ma gauche, devant, derrière moi, qui m'ont fait dessoûler rapidement. Et j'ai juré de ne plus boire avant une bataille.

- Cela a de quoi être efficace, j'imagine...

- Ensuite, c'était au siège de la Nouvelle Eter, la capitale de notre Royaume. J'ai fait partie d’une fraternité du dernier instant avec, tu ne le devineras pas...

- Mon père et le Chevalier Rollon qui n'était pas encore Chevalier à ce moment-là ?

- Ouah ! Exactement, très bonne déduction.

- On ne connais pas beaucoup de monde, tous les deux, le choix était facile.

- Si tu le dis. Il y avait aussi notre regretté Roi pour faire les cinq doigts de la main. Ton père a été envoyé avec le futur Rollon en secret pour prêter main-forte. Les trois quarts des Gardes Royaux de Rollon ont pris part à la bataille. L'issue de celle-ci, tu l'as sais. La Nouvelle Eter est prise, notre Roi est pendu et la main amputée de son majeur doit fuir.

- Cela me fait comprendre mieux encore ta sympathie avec mon père et le Chevalier Rollon. Ce siège ne devait pas être commode.

- Effectivement. Mais toute défaite est dure... moralement surtout. Tiens ! Voilà quelque chose que tu pourras retenir dans ta vie à venir.

- J'écoute bien.

- Si ce siège avait été victorieux, toutes les épreuves que j'ai traversées auraient été un doux souvenir. Elles auraient été des épreuves pour éprouver ma force, j'en aurai tiré une gloire personnelle, cela aurait donné « je l'ai fait ! ». Tandis que, comme c'est une défaite, l'impression que cela me laisse est une honte monstrueuse... et je ne sais pas quoi en tirer. Vois-tu ce que je veux dire ?

- J'ai un peu de mal à suivre...

- On se souvient des épreuves passées jusqu'à la réussite, pas celles, pourtant les même peut-être, menées jusqu'à la défaite.

- Aaah, oui ! Je viens de comprendre. J'étais surpris de ces explications sorties de nulle part. Aussi je ne savais pas trop quoi répondre au déballage sentimental de Finn. Il n'avait pas le ton léger qui le caractérise si bien. Il était, là, très sérieux. Puis j'ai pensé revenir à l'objet du début de notre discussion : Il te reste à me parler de deux autres batailles, celle où tu étais un vétéran en première ligne et la seconde où tu as commandé.

- Aaah ! Tu ne perds pas le Nord toi ! J'aime beaucoup cela ! Se reprit Finn en souriant d'abords puis en riant à la fin. Très bien, jeune recrue, très bien. Ma dernière bataille en tant que vétéran ne remonte que à quelques semaines. Le Chevalier Rollon menait ses troupes et nous allions à la rencontre de la fausse armée du Royaume de Arl. La bataille a tournée en notre avantage rapidement et l'armée en face a reculé jusqu'à rompre le combat. C’était invraisemblable. On apprenait plus tard qu'elle nous avait contourné pour se diriger vers Elk tandis que nous rentrions vers Poiter. En vérité, peu de mes camarades sont morts ce jour-là. Mais j'étais bien en première ligne, je peux te le jurer.

- Je te crois sur parole.

- Enfin, la bataille où j'ai commandé sur mon beau cheval de guerre est la même que celle où tu es tombé avec courage en défendant la porte de la ville.

- Ah bon ?! Tu étais où ?

- Alors... en fait je suis arrivé juste au moment où tu es tombé, à peu près.

- Oooh, c'est possible que... J'essayais de me remémorer quelque chose. Je crois me souvenir d'avoir entendu des ordres criés au-dessus de la mêlée.

- Lesquels ?

- Quelque chose d'assez classique. Du genre « Chargez ! Défendez les murs ! ». Dans ma tête je croyais entendre le Chevalier Rollon.

- Eh bin c'était moi ! » Et Finn rigola comme il savait si bien le faire.




  Après quoi la cuisinière amena notre repas. Comme il a été commandé, nous avons eu droit à un morceau de pain avec un bouillon de légumes de saison. Cette arrivée a coupé notre discussion et nos premières cuillères se passèrent en silence.

Quand j’ai voulu demander autre chose à Finn. Le Chevalier Rollon entra avec mon père.

« Vous voilà ! Arn, viens voir ton père, il a quelque chose à te donner. Il faudra l'essayer. dit le Chevalier Rollon. Il ajouta en direction de Finn. Demain tu commanderas la section « Eter », le destin joue un drôle de jeu, et tes hommes attendent de te voir avec ton frère.

- Très bien. » dis-je en même temps que Finn.

On s’est levé et j’ai rejoint mon père. Il m'a emmené sur une centaine de mètres dans une allée proche. Je remarquais que la nuit arrivait sur le campement et des torches avaient été allumés entres les tentes. Et justement nous pénétrions sous l'une d'elle qui était grande ouverte.

« Je te présente l'armure que tu porteras demain. Mais comme j'avais un doute sur ta taille, je préfère que tu l'essaye ce soir. »

J'étais en expectative devant cette armure. A la lumière des torches, le métal gris des plaques rayonnait. Du heaume aux solerets, j'appris le nom des pièces d'armures le même soir, tout était en plates : heaume, gorgerin, spallières, plastron, gantelets, flancart, cuissot, grèves et solerets. Le forgeron m'indiqua qu'il manquait les cubitières et les genouillères qu'il ferait dans la nuit en les ajustant à la bonne taille. Je retrouvai sur le plastron le symbole que j'allais dorénavant incarner, celui de la ville d'Œ et, par lui, l'Elu des temps révolus.

On m'invita à changer d'abord de vêtements pour mettre une chemise simple sur un pantalon de cuir. Puis mon père à l'aide du forgeron m’enfila une à une chaque partie de ma nouvelle armure. La côte de mailles qu'on me mit et au-dessus d'elle le plastron me parurent peser un poids insoutenable. Mais le coup passé, le poids me semblait devenir supportable. Les spallières puis le heaume sur le haut de mon corps ne me paraissaient pas gênant. Ma vision réduite par la visière n’était pas non plus un souci. Enfin, au niveau de mes jambes, les cuissots, grèves et solerets allèrent excellement bien à mes formes, aussi je n’eus pas l'impression de perdre en agilité.

Mais, une pensée me traversa à ce moment précis, n'était-ce pas la magie de mon corps qui agissait sur moi sans que je m'en rende compte ? Le poids que je ne sentais pas devenait alors étrange.


  J'ai été pris de panique sous mon armure. Ma vision réduite jusque-là agréable se transforma en une prison. Le poids que je ne sentais pas mais que je commençais à imaginer se transforma en une montagne que je n'arrivais plus à porter. J'eus à peine la force de souffler : « J'étouffe, sortez-moi de là » que mon père entendit. Il m’enleva le heaume. Devant mon visage paniqué, il se mit à enlever toute l'armure en inversant ses précédents gestes.

Une minute plus tard, j'étais en chemise transpirant de peur... Le forgeron m'amena un verre d'eau et me présenta une chaise.

« J'ai craint que ce frêle jeune homme ne supporte pas le poids... Il dit à mon père.

- Non, ce n'est pas le poids le souci... Contredit mon père en me regardant. Qu'est-ce que tu as ressenti, Arn ? »

J'étais perdu dans mes pensées. Ma remise en question venait de prendre un virage étrange. Maitrisais-je mon pouvoir ? Ou était-ce l’inverse ? Et après cette première remise en question : étais-je maître de mon destin ?... Puis j'ai trouvé la force de poser la question à mon père.

« Où est partie maman ? J'ai posé en relevant lentement la tête.

- Voilà, tu peux donc terminer l'armure, elle est à la bonne taille. Dit mon père au forgeron avant de venir s'asseoir à côté de moi. Il sera malheureux pour nous deux que je te le dise, mon fils... je suis désolé.

- Je la reverrai un jour ?

- Ah ça oui, bien sûr ! Cette exclamation me surprit d'abords puis elle fit entrer en moi un vent frais qui revigora tous les muscles choqués.

- Qu'est-ce que cela veut dire ?

- Ce que cela veut dire ? Hmm... Je crois que pour sauver tout un monde en péril, il faut faire des sacrifices personnels, tu vois ? Il faut savoir mettre sa vie pour soi de côté.

- Et la donner à la cause commune ?

- En quelque sorte. J'oserai croire que tu n'as pas choisi la vie qui est la tienne, surtout celle actuelle. Je pense qu'être sauveur de la Terre d'È n'est pas un destin que l’on souhaite. Peut-être qu'un rêveur imagine l'être dans l'un de ses plus beaux rêves, oui. Mais le vivre dans cette maudite vraie existence, ça... personne ne le souhaite.

- Puisque la « personne » ne doit plus exister en ces instants mais incarner le personnage attendu.

- Excellente tournure de phrase, Arn ! Est-ce que tu as compris ce que cela implique ?

- Hmm... Oui, j'ai l'impression.

- Tu es intelligent, Arn. Tu saisis vite les choses, tu comprends les personnes qui te parlent et tu sais agir en conséquence de ce qui se passe autour de toi. Outre incarner à la perfection le héros que la Terre d'È a besoin, tu seras après cela une personne qui ira loin. »

Ces paroles étaient entrées dans mon corps et ma vie en cet instant pour balayer tout ce qui me retenait. Mes jambes flageolaient encore de ma précédente panique. Dès que la voix de mon père se tut, elles ne bougèrent plus. Mon corps entier venait d'entrer dans une détermination imperturbable.

« Je me sens prêt. Je vais revêtir l'armure demain et on fermera cette Porte de l'Enfer ! »


  Je fus réveillé le lendemain par le son des cors de guerre. Chaque section de l'armée avait le sien. Le son qu'il faisait donnait un ordre ou signalait au commandement un état. Dans le cas présent, c'était le réveil des troupes. A droite comme à gauche, le son des cors précédait une activité frénétique. Aujourd'hui était jour de bataille. Un messager était parti hier dans la soirée avec l'acte de guerre, sa mission était de le donner au camp adverse. Telle était le déroulement légitime de la guerre. Le messager était revenu quelques temps plus tard, au moment où je sortais de la tente du forgeron. J'ai assisté à la fête que ses camarades lui firent parce que rien ne garantissait qu'il reviendrait. En temps normal, ces messagers ne reviennent pas en un seul morceau. Les chances de survie de ce messager étaient équivalentes à zéro, il était allé en Enfer. Mais il était vivant. Et en ce nouveau jour, je le voyais arborer fièrement les couleurs d'Œ et aller et venir en portant la bannière.

Après avoir pris mon petit déjeuner seul dans un mess où toutes les places étaient prises, je suis retourné voir le forgeron. Il m'aida à mettre chacune des parties de mon armure. Une fois celle-ci mise, j'ôtai le heaume en me disant que je le mettrai plus tard. En m’observant fin prêt, le forgeron s'agenouilla devant moi. Puis il se redressa, il ne craignait plus rien quant à l'avenir de la Terre d'È. Je le remerciais en balbutiant quelques mots puis je sortis.

« Arn, m'intercepta le Chevalier Rollon, te voilà paré à faire trembler nos ennemis !

- Je l'espère.

- Avant cela, tu vas te montrer aux troupes et les remplir de courage et d'espoir !

- Hein ?! Je fis tout à fait surpris et terrorisé à l'idée.

- Viens avec moi. »

Et je remontais l'allée vers la tente des chevaliers. Le Chevalier Nonn apparu à notre niveau et nous emboîta le pas. Puis ce fut au tour de Harlan qui se mit à gauche, puis les Chevalier Acar, Bergam et Antib.


  Devant la tente des Chevaliers il y avait un espace carré et dégagé sur une bonne vingtaine de mètres. Ce matin toute l'armée attendait en faisant face à la tente bleue. Mon père était devant elle en compagnie du Chevalier Arl qui avait monté son cheval, la jambe toujours dans un bandage. Il tentait de le cacher sous une veste bleue descendante.

L'armée devant laquelle nous nous arrêtâmes était constituée de cinq sections rangées en colonne. Le Capitaine de section était devant ses hommes et à côté de lui le sonneur de cor et le porte-drapeau. Aujourd'hui il n'y avait qu'un drapeau, celui d'Œ, mais j'ai observé devant certaines tentes des armoiries que j'avais découvert sur mes galons d'écuyer. Celles du Royaume d'Arl par exemple avait un fond azur identique à la couleur de la tente derrière moi, sur laquelle trônait cette couronne de lauriers blancs que j’avais déjà vue. Les armoiries du Royaume de Dann était un mât et une voile de navire d'un bleu clair sur un fond étonnamment blanc. Celles du Royaume de Bergam semblaient représenter les murs d'une ville sur un fond noir, celles du Royaume d'Antib étaient très colorés avec le symbole du Soleil, jaune sur un fond rouge. Enfin, les couleurs d'Acar étaient vertes avec un arbre en symbole qui avait le tronc et les branches marrons et les feuilles étaient blanches.

Quand tout le monde avait pris sa place, chaque Chevalier, Acar, Bergam, Nonn et Antib ainsi que Harlan et Finn, s'était positionné devant sa section, les cors résonnèrent, après quoi les soldats crièrent « Hurrah ! Hurrah ! ». Puis le silence revînt et le Chevalier Rollon, tout sourire, prit la parole :

« La bataille est proche ! La fin de la guerre aussi ! Demain vous retrouverez toutes et tous vos familles, vos enfants, vos proches ! Pourquoi suis-je si sûr de moi ?! Parce que nous avons aujourd'hui l'envoyé des Gardiens ! Parce que le pacte n'est pas rompu et nous ne nous dirigeons pas vers la fin ! C'est le début d'une nouvelle ère ! »

Il dit cela en terminant par lever le poing, c'était le signal pour que les vivats reprennent une fois.

Puis le Chevalier Rollon me fit signe d’approcher et de prendre la parole... Un vent de panique me prit et je sentis une peur revenir... Un regard vers mon père à droite me fit me calmer. J'entendais de nouveau ses paroles « Tu incarnes le héros dont la Terre d'È a besoin ». Je calmais ma respiration, je me concentrais et j'avançais. Le Chevalier Rollon me chuchota « Dit quelque chose d'encourageant ». Nouvelle panique et je voyais passer devant moi toutes les paroles que je pouvais dire, les lettres, les mots, les phrases tournaient autour de moi lorsque je choisissais mes paroles. Je ne savais pas d'où elles me provenaient, je pensais les avoir entendues une fois de la bouche de quelqu'un :

« A... je toussotais une fois parce que j'avais commencé avec une voix trop aigu. Et je repris : A la Guerre ! A la liberté ! »

Et les hurrahs montèrent avant même que j'ai l'idée de trouver d'autres mots. Les cris avaient une force vive et les cors résonnèrent en écho. Le Chevalier Rollon était content de moi. Les autres hurlaient avec leurs troupes.


  Par la suite les colonnes filèrent en dehors du camp pour se positionner sur le champ de bataille. Le Chevalier Arl rejoignait la sixième section de l'armée constituée de cavaliers. Face aux lignes en formation, celles de nos ennemis étaient prêtes. Le noir était leur couleur fétiche, du noir de leur armure jusqu'à celui de leur regard.

Les Ops étaient les soldats de l'Enfer. Ils avaient une forme et une allure humanoïdes, ils ne faisaient pas plus d’un mètre quatre-vingts et leurs armures d'un noir intense ressemblaient en tout point aux armures-types de soldat. Leurs yeux néanmoins, projetaient des images de feu, de flammes et de terreur dès que l’on croisait leurs regards.

A côté d'eux, disséminés ici ou là entre les Ops, se trouvaient les Orures. Ils faisaient plus de quatre mètres de hauteur et étaient massifs comme quatre Ops. Ils portaient des armures en métal noires dont je pouvais comparer la mienne à la leurs. Et là où, sur moi, quand le métal faisait défaut les anneaux de ma côte de maille se voyaient, les Orures, eux, laissaient voir leurs corps constitués d'un brasier se consumant sans s'arrêter. Des flammes voletaient autour de leurs yeux et la respiration qui sortait de leurs bouches projetait des cendres. En somme, les Orures étaient des monstres brisants tout espoir de les vaincre en combat. On disait que leurs armures étaient impénétrables, je me demandais en les regardant qui avait déjà réussi à les toucher.

Devant les images de ces bêtes de l'Enfer mon propre courage tendait à s'amenuir. Mais ma détermination reprenait son terrain quand une idée me vint à l'esprit. Les nuages noirs sortant de la Vallée Profane donnait un ton sombre au champ de bataille. J'ai commandé qu'un fort vent dans le ciel chasse ces nuages. Lorsque nous pûmes revoir le Soleil au-dessus de nous, allant avec un vent nous poussant vers l'avant, je sentis l'espoir reprendre dans les rangs derrière moi.

J'ai regardé à ma droite les hommes se tenir prêt derrière Harlan, Finn et le Chevalier Nonn. Puis j'ai regardé à ma gauche les hommes des Chevaliers Bergam et Acar et plus loin les cavaliers du Chevalier Arl. J'ai trouvé que les rangs ne donnaient pas une unité à l'armée. Les soldats subvenaient eux-mêmes aux coûts de leur équipement, ainsi un soldat avec une armure en fer d'à peu près bon état se trouvait à côté d'un autre en tenue de cuir marron. J'ai imaginé que chaque soldat puisse avoir un plastron de plate impénétrable sur lui, ainsi qu'un heaume couvrant au moins le sommet de la tête, l'arrière et les oreilles. J’imaginais aussi que ces pièces soient aussi légères que les miennes (ou que le soldat les sente aussi légères que moi dans mon armure, je n'ai toujours pas résolu cette question sur mon pouvoir). J'ai aussi pensé qu'une épée finement ouvragée et pouvant briser l'armure des Orures ne serait pas de trop à chacun. Mes souhaits se réalisèrent lorsque des armures apparurent autour de chaque femme et chaque homme de l'armée. Puis des épées baignées dans une lueur d'un blanc pur apparaissaient devant ces mêmes femmes et ces mêmes hommes. Personne n'hésita à les prendre en mains.


  L'armée devant laquelle j'étais avec le Chevalier Rollon prenait une nouvelle couleur. Une couleur unique et vive qui fit pâlir les Ops et les Orures. Un début de peur pouvait se voir dans les traits de leurs visages, j'en étais du moins persuadé.

Une personne arriva à ma hauteur. C'était la Dame du Chevalier Dann. Elle était revêtue du plastron et du casque que j'avais imaginés et elle était armée dans sa main droite d’une bannière aux couleurs d'Œ et dans sa main gauche de l'épée inventée.

« Je suis avec vous, Arn. Dit-elle.

- C'est un honneur. Je ne pus que répondre. En même temps je trouvais que cette scène sonnait le début de la bataille, alors j’ai mis mon heaume et j'ai lancé un regard vers le Chevalier Rollon. On était juste devant les lignes, au centre de l'armée, et il regardait devant lui avec tout le sérieux qu'il puisait dans ses forces.

- Il est temps. » Dit-il.


  Il leva son épée, celle que tout le monde avait à présent, il la fit tourner au-dessus de lui. Elle projeta sa lumière tout autour et jusque les premiers adversaires à deux cents mètres. Puis il abattit son arme devant lui en signe de charge. Les cors de guerres retentirent d'un coup ; l'armée se mettait en marche.

J'étais aux côtés du Chevalier Rollon et la Dame Dann se mit derrière nous. Le pas fut d'abord lent sur le premier cent mètre, puis il s'accéléra tandis que la distance nous séparant de l'armée de l'Enfer s'écourtait. La marche se transforma en trot. Les Ops et les Orures ne bougèrent pas. J'ai cru une seconde que nous nous dirigions dans un piège. La détermination du Chevalier Rollon m'incita à oublier cette idée. Tandis que le trot se transformait en course sur les derniers mètres, il cria au-dessus des bruits du mouvement : « CHARGEZ ! »

Et tout le monde chargea alors, oubliant l'harmonie de la course, certain courraient plus vite que les autres et ils allaient toucher la masse noire devant eux. Soudain un rayon de Soleil perça les nuages avec plus de force que les précédents et éblouit les Bêtes de l'Enfer. Pour se cacher de lui, elles abaissèrent leurs armes et levèrent au-dessus d'eux leurs boucliers. Je ne savais pas si c'était moi qui avais décidé de cela ou non, mais je trouvais l'idée magnifique puisqu'elle laissait libre le corps du premier ennemi devant moi.

J'enfonçais mon épée dedans, cela sonnait le véritable début de la bataille.




  Le champ de bataille était en pente que nous montions, cela expliquait pourquoi notre armée n'a pas enfoncé plus qu'elle ne le fit les lignes désemparées. Le Chevalier Rollon m'avait signalé que les cavaliers ne monteraient pas à l'assaut mais protégeraient l'arrière-garde au cas où l'armée de l'Enfer ait l'idée de nous prendre à revers. La supériorité de leur nombre pouvait effectivement le permettre.

Mais au vu de ce qu'il s'est passé, je ne crois plus que la supériorité des Ops avec l'aide des Orures joua en leur faveur. Tout autour de moi fut un carnage sans nom ; des flammes (c'est le sang des Bêtes de l'Enfer) giclèrent partout pour brûler les corps humains ici ou là sans réel danger ; des corps s'amoncelèrent mais déjà les premiers Ops tombés partaient en noire poussière ; des hommes à ma droite et à ma gauche me dépassaient pour faucher les adversaires au-delà de ma position. Je voyais des Ops toucher de leurs épées les plastrons de mon imagination sans réussir à les enfoncer. Pire que cela, leurs épées se brisaient et ils se retrouvaient le bras ou la tête coupée en représailles.

Soudain la première ligne des Orures entra en scène. Le combat changea d'envergure puisque du un contre un, on passa à du quatre ou cinq contre un. Autant dire que les Orures dont l'invincibilité n'était plus un problème, ne tinrent pas longtemps. Leurs massues dentelées fracassèrent quelques humains mais d'autres leurs tranchaient les talons pour les mettre à terre puis les tuèrent. Un deuxième flot de Ops prit le relai en nous chargeant entre les jambes de la poignée des Orures restantes.

Un cri enragé retentit dans la Vallée et les Ops prirent une intensité nouvelle, comme si le feu qui se consumait à l'intérieur de leur corps brûlait plus encore. Et, effectivement, ces nouvelles troupes semblaient plus rapide. Outre qu'ils n'étaient pas terrorisés comme les premières lignes, ils avançaient avec plus d'agilité et se battaient avec bien plus d'adresse. De mon côté, après avoir fait sauter la tête de l'un de ceux-là, je vis un reflet de lumière venir d'au-dessus de la Vallée.


  Tout à fait à l'entrée, sur la gauche quand on y entre, se trouvait un pic rocheux en surplomb d’elle et de la plaine. Je venais de m'apercevoir qu'à son sommet se trouvait une poignée d'êtres de l'Enfer. Elle donnait des ordres avec des signes de drapeaux. Ils agitaient un drapeau pour donner un ordre, un autre drapeau pour un autre ordre. L'un des êtres là-haut semblait plus grand que les autres, plus charismatique je dirais même. Et c’était lui qui sonnait dans un cor pour faire avancer les lignes. Je le vis aussi manipuler un cor de guerre différent de l'autre. Beaucoup plus gros et avec un travail de décoration autour du pavillon de sorte que le son descende de la bouche d'un animal à l'allure terrifiante. Je dis cela parce que je l'ai observé de très près. Je me suis imaginé être au sommet de pic et l'instant d'après j'y étais. J'ai tué de mon épée ou en les faisant tomber dans le précipice tous les êtres de l'Enfer qui s’y trouvait. J'ai brisé ce cor étrange pour qu'il ne sonne plus. Puis j'ai transformé tous les drapeaux présents à nos couleurs en les touchants. Ensuite j'ai pris le cor de guerre du commandant, je présume qu'il était le commandant, et j'ai soufflé dedans de toutes mes forces. J'ai dirigé le son à gauche et à droite pour signaler mon acte.

J'ai ensuite lâché l'instrument pour reprendre mon épée, je l'ai levé au-dessus de moi en criant : « A la Guerre ! A la Liberté ! » et comme cela avait fait pour le Chevalier Rollon, de mon épée sortie une lumière intense qui éclaira tout autour de moi. Elle éclaira surtout la Vallée Profane et l'armée de l'Enfer qui nous restait à vaincre. La lumière alla sur tout le monde, j'aperçu certains au-dessus de moi être prit de convulsion et en quelques secondes tomber à terre. J'en ai vu d'autre faire des pas en arrière et se bousculer. Les Orures, eux, ne flanchèrent pas du tout mais ils perdaient du temps à écraser sous leurs pieds les déserteurs.


  Mais, tandis que je pensais que c'était du cor monstrueux que venait ce bruit, le cri enragé refit surface à la suite de mon acte et je pus voir du dessus les Ops et les Orures reprendre le courage infernal que j'essayais de rompre. Puis un vent se leva qui venait du fond de la Vallée, au-delà de la forêt d'arbres brûlés que je voyais derrière l’armée. Ce vent faisait monter une odeur de flammes et de cendres chaudes. Soudain j'aperçu venir vers moi un immense monstre volant. L'envergure de ses ailes faisaient le diamètre de la vallée, sa gueule noire pointée vers moi faisait la taille du rocher sur lequel je me trouvais. Et cet Oraco, je devinais que cela en était un, arrivait à vive allure.

Avant qu'il ne m’atteignît, je fis un saut de toute la force de mes jambes pour l'éviter. Dans un grand fracas, il fit disparaitre le petit mont et repartit en volant au-dessus des plaines. Moi, je planais dans le vide au-dessus de ma précédente position. Sans réfléchir j’ai voulu poursuivre ce monstre et je l’ai fait en volant dans sa direction.

J'ai poursuivi dans les airs l'Oraco tandis qu'il volait en rond au-dessus du champ de bataille et du campement de notre armée. Je ne réfléchissais pas à ce que je faisais, j'étais concentré. Je me posais sur son corps, au milieu précis entre les racines de ses ailes. L'Oraco poussa un cri déchirant le ciel et il se mit à prendre de la hauteur. Je me retrouvais à m'accrocher à ses poils puisque j'avais perdu pieds. Ma main droite tenait la prise et ma main gauche gardait mon épée le long de mon corps. On monta longtemps et je ne voulais pas regarder en dessous de moi, de peur du vertige - C'est un petit peu idiot vous me direz, moi qui venais de voler dans les airs. La scène avait perdu la raison bien avant cela, rassurez-vous.

Tout à coup l'Oraco changea son vol, il donna un sursaut à son corps qui me projeta dans les airs. Un sentiment étrange me prit au moment précis où j'atteignis le sommet de ma course, le dos au ciel et la face vers l'Oraco. J'ai eu l'impression d'adosser mon dos à une surface dure et plane, puis j’ai pris appui sur elle et j’ai poussé sur mes jambes. Je me suis retrouvé à foncer à toute vitesse vers mon adversaire. Je tendais mon épée droite tandis qu'il préparait lui aussi son coup. Il cracha tout le feu de l'Enfer que son corps lui permettait de faire. Cette boule de feu m’atteignit mais ne me toucha pas du tout, une barrière imperméable m'entoura, cela dit ce feu me fit perdre de vue un instant l'Oraco. Mais très vite je passais au-delà et la seconde suivante mon épée se planta dans le corps de la Bête de l'Enfer. Ses yeux fumant se fermèrent à tout jamais.

Dans sa chute, les ailes de l'Oraco entourèrent son corps et il se dirigea vers le sol de la Terre d'È en prenant de la vitesse seconde après seconde. Les ailes m'emprisonnèrent dans un premier temps, mais je m'en défis en escaladant son corps (en fait en descendant son corps, puisqu'il avait la tête vers le sol). Une petite minute avant que l'Oraco touche terre, je sautais de sa carcasse pour rester en l'air au-dessus de lui. Je pus observer le fracas qu'il fit en s'écrasant au sol sur une partie des tentes du campement et en levant un grand nuage de poussière. Il fit trembler le sol autour de lui et créa un cratère à son point d'impact.

Heureusement, personne n'a été écrasé sous l'Oraco, le campement était vide puisque tous les soldats étaient au combat.


  D'ailleurs, la bataille prit fin dans les minutes qui suivirent la chute de l'Oraco. Après la mort de ce monstre, les Ops et les Orures perdirent la volonté du combat et ils s'enfuirent ensemble au-delà de la forêt incendiée. Une forteresse noire se trouvait plus loin, aussi l'armée victorieuse ne put les poursuivre plus longtemps. J'ai observé de mon point élevé que les cavaliers avaient chassés des Orgs qui avaient tenté de contourner l'armée en sortant de la Vallée par des voies cachées. Les Orgs sont des monstres de la forme d'un loup mais d'une taille plus massive, aussi gros qu'un cheval de guerre. Certains cavaliers perdirent la vie.

En quelques secondes je rejoignis le commandement de l'armée qui se trouvait à distance de la grande porte de la forteresse. Tous les Chevaliers s'étaient réunis avec Harlan, Finn et mon père.

« Quelle est la situation ? Je demandais en enlevant mon heaume. - Oui, peut-être que j'ai imaginé cette scène et que j'ai travaillé ma meilleure entrée. Ce qui intéresse mon histoire est qu'elle a bien marché. -

- Il nous reste à mener un siège, ma foi, me répondit le Chevalier en Rollon en observant les fortifications. Cela semble être du solide, les Onirs font un bon travail.

- La porte est massive, pourquoi l'avoir fait aussi... hmm... monumentale ? Je demandais en faisant le constat de ces décorations, des gueules de monstres, des flammes, et toutes autres dessins faisant l'apologie de ce mal à chasser.

- Cela... je l'ignore. Mais elle pose problème cette porte...

- Une porte ? Quelle porte ? » Fis-je en m'amusant un petit peu.

Mon pouvoir m'avait donné des ailes, il faut prendre cette expression sous ses deux sens, et je ne cherchais pas à l'arrêter. Aussi, dans un grand claquement métallique, on put voir la porte sortir de ses gonds et tomber en avant.


  La surprise était totale dans le camp des humains mais elle ne semblait pas faire paniquer les Bêtes de l'Enfer que l'on pouvait observer à présent. Au contraire de ce à quoi je m'attendais, une de celle-là passa la porte, marcha dessus et s'approcha de nous dans une attitude relâchée.

« C'est lui ! C'est Dann ! Paniqua le Chevalier Arl. Par le Ciel et la Terre.

- Du calme, Arl, tenta de calmer le Chevalier Rollon.

- Bien le bonjour à vous, chers Chevaliers et protecteurs de l'Equilibre !

- Bonjour, j'imagine... chère horreur sans nom. Fit Finn derrière moi.

- Je me nomme Dann !

- C'est faux ! Dann était notre frère et il est mort, vous avez pris son apparence ! Lâcha le Chevalier Arl. Dann n'est pas votre nom ! Imposteur ! Et Harlan du retenir la monture du Chevalier qui voulait en finir.

- C'est vrai, c'est vrai... Il était votre frère. Et je vous présente les miens, de frères. » Fit la Bête de l'Enfer en ouvrant ses bras. Dix-neuf autres monstres comme lui apparurent à sa gauche et à sa droite.

Je devinais avant même de les regarder tous qu'ils étaient les parfaites copies des vingt Chevaliers de la Terre d'È.


  J'ai ri à ce tour de passe-passe.

Face à ces vingt monstres des plus terribles Bêtes de l'Enfer, j'ai ri d'un rire franc et continu. Cela, je le présume, décrédibilisa la scène, et empêcha mes compagnons de perdre courage en regardant leur doublure dans les yeux.

Une pensée subtile m'a traversée l'esprit en voyant apparaitre les monstres de l'Enfer : « C'est tout ? C'est cela leur pouvoir ? C'est de la broutille face au mien ! » Et alors j'ai ri. Sans regarder mes compagnons pour savoir comment il le prenait, j'ai ri quelques secondes.

Puis j'ai pris un air sérieux et je me suis approché de ces Bêtes de l'Enfer. Mais je ne me suis pas approché en marchant, je me suis approché en changeant juste de place, un coup j'étais derrière le Chevalier Rollon, un autre coup j'étais à côté de ce faux Chevalier Dann, à l'observer de haut en bas. Un autre coup je me trouvais face au faux Chevalier Elec et à juger son existence. Un autre coup encore je jaugeais le faux Chevalier Rollon. Je savais que tous les regards allaient à droite et à gauche en tentant de me suivre et de comprendre mes apparitions et mes disparitions. Cela se fit d'abord dans un silence perceptible. Jusqu'à ce que le faux Dann tenta de dire quelque chose :

« Qu'est-c.

- Vous croyez faire peur à qui ? L’interceptant en me positionnant juste en face du beau parleur. Puis je me mis sur sa droite : Vous n'êtes pas grand-chose. Puis à sa gauche : Des petites brindilles sur la vaste Terre d'È. Puis je me remis devant lui. Alors je vous le demande, vous croyez faire peur à qui ?

- Mais.

- Vous êtes bien beaux. Dis-je en me mettant derrière eux à quelques mètres, les obligeant à se retourner. Je ne vais pas le nier. Mais. Je me rapprochais d'eux et je sentis que quelques ‘uns avaient fait un pas en arrière. Vous ne faites peur à personne ici.

- Au.

- Pas à moi en tout cas. Je rajoutais en apparaissant sur leur droite. Le faux Chevalier que j'avais en face de moi m'était inconnu. S'il faut vous botter le cul, je suis prêt à le faire. Puis en me mettant en face d'Elec. Autant de fois qu'il le faudra. Puis je me remis face à celui qui s'appelait Dann. Et vous retournerez en Enfer pleurer dans les jupons de vos mères.

- Hein.

- Je me suis bien fait comprendre ?

- De qu.

- Partez, rentrez chez vous, vous n'êtes pas les bienvenues ici, vous qui venez mettre le chaos sur une terre prospère. Une Terre qui aspire à la paix, au calme dans sa ville, dans son village, dans son Royaume.

- Mais. Je ne le laissais pas parler et il était au bout de sa patience, je le sentais venir.

- Partez avec vos belles paroles et vos pouvoirs suffisant à amuser la galerie.

- Il suffit ! Où tu te crois, gamin ? Voilà le moment attendu où je pourrais passer à la seconde étape. Nous sommes des Omotans, tes pires cauchemars et nous hanterons ta vie et tes rêves ! Que tu le veuilles ou non, la Terre d'È sombrera dans le chaos. Nous l’apportons de l'Enfer !

- Mon cul ! Je fis. Un Enfer ? Quel Enfer ? Je posais en me penchant sur le côté pour admirer les murs de la forteresse se briser et tomber en fracas. Les bruits déboulements firent se retourner tous les Omotans. Je pus aussi regarder ce qui se cachait derrière ; quelques bâtiments à l'architecture infernale. Ils se brisèrent à leur tour, un par un, par le jeu de mon esprit. Je ne vois pas grand-chose, justes des gêneurs se prenant pour des Rois alors qu'ils ne sont rien.

- Tu n'es rien de plus qu'un pantin, enfant des Gardiens ! Un pantin a ses parents ! Nous obéissons tous aux plans de nos parents. Nous, nous appartenons à l'Enfer et au chaos, toi tu es le pion de l'Equilibre et lorsque tu l'auras bien servi, il te renverra à ta vie de merde !

- Oh ? Ecoute ?

- Hein ? Quoi ?

- Mon emmerdement.

- Enfant de sa.

- Ah !

- Quoi ?

- Alors c'est ça la Porte de l'Enfer ? »

Je demandais en me retournant vers le Chevalier Rollon et mon père, spectateurs immobiles devant ce que je faisais. Mon père réagit le premier à ma question et il hocha la tête. Au-delà de l'ancienne enceinte de la forteresse, à quelques centaines de mètres, se trouvait un cercle de pierres vertical qui laissait jaillir des flammes de temps en temps sur une sorte de surface liquide jaune orangé qui allait de haut en bas entre les pierres.

« Très bien. Allez ! Salut ! » Je terminais là-dessus mon échange ironique avec les Bêtes de l'Enfer.

Je sortis mon épée à une vitesse qu'aucune de ces dernières ne purent suivre. Je fis ensuite un large mouvement de coup de taille qui fit apparaitre une entaille dans son mouvement. Elle alla percer le corps de ces vingt monstres. Ils moururent tous coupés net en deux au niveau du nombril. Quand les corps s'affalèrent, je rangeai mon épée.


  « Voilà une chose de faite ! Je fis en me retournant et en me frottant les mains. Comment on ferme cette porte ? Je questionnais de nouveau mon père qui, une seconde fois, mis un temps à reprendre ses esprits devant ce qu'il venait de voir.

- Je n'en ai pas la moindre idée. Allons la voir de plus près.

- Cela me semble une bonne idée. »

Et je guidais le groupe en direction des ruines de la forteresse de l'Enfer. Avant de nous rejoindre, le Chevalier Rollon donna l'ordre à l'armée de rentrer au camp. Il délégua à un capitaine l'objectif de nettoyer le camp autour de la chute de l'Oraco et de replanter les tentes.


  « Si quelqu'un à une idée, qu'il nous la présente. » S'exclama le Chevalier Rollon devant la Porte de l'Enfer.

Nous venions de traverser les ruines de la forteresse dans la Vallée Profane après avoir observé les corps de toutes les Bêtes de l'Enfer partir en poussière sous un petit vent. Des vingt faux Chevaliers, des Ops et des Orures, il n'en restait rien.

La Porte, quant à elle, ne semblait plus s'agiter de flammes. Sa surface liquide immobile reflétait nos corps et nos postures pensives. Devant elle, personne ne savait quoi faire. Elle avait une forme ovale mesurant quatre ou cinq mètres de haut et la moitié moins en largeur.

« Si on détruit les pierres et que tout s'écroule, vous pensez que cela marchera ? Proposa Harlan sans y croire. Mon père fit un geste négatif.

- D'une part les pierres ne viennent pas de notre monde et sont indestructibles, d'autre part elles garantissent que la Porte ne grandisse pas. Je pense donc qu'il ne faut pas y toucher

- Comment être certain de cela ? Demanda le Chevalier Arl qui boitait en s'approchant des pierres.

- Tyr a développé ces idées. Jusqu'à présent ces certitudes se sont avérées. »

Le Chevalier Arl tendit sa main dans l'objectif de vérifier ces paroles mais à la dernière seconde il se ravisa et préféra toucher les pierres de son seul regard

Et nous retournions dans un silence troublant. La Porte ne s'agitait vraiment plus de sorte que j'ai commencé à penser qu'elle était « éteinte ». Oui, puisque nous n'avons assisté à aucune apparition de Bête de l'Enfer depuis que nous sommes devant et qu'il semblerait que toutes celles qui avait passé la Porte soient réduites en miettes. Cela n'était-il pas le signe de son extinction ?

Avant de présenter ma réflexion au groupe je voulais m'assurer que ma pensée n'était pas une idiotie. D'autres questions me vinrent à l'esprit et la première me parut tellement sensée que j'ai osé la poser :

« Qu'est-ce qu'il se passera si on touche la surface de la Porte ? Le silence après mes paroles fut pesant, alors je développais : Je veux dire, peut-on faire le chemin inverse et aller en Enfer ? Avec mon pouvoir j'y vais et je casse la gueule à tout le monde.

- J'aime la façon de penser de ce garçon ! Dit Finn, amusé.

- Mais c'est pure folie... reprit mon père. Personne ne sait ce qui se passera, ce qu'il y a de l'autre côté et surtout si ton pouvoir restera avec toi en Enfer.

- Hmm... c'est bête. » Je fis, dépité.

Et le silence reprit sa place. Le Chevalier Arl qui était resté près de la Porte fit le tour de celle-ci clopin-clopant. Et il haussa les épaules quand on le vit reparaitre à gauche.


  Devant l'impuissance visible due à notre méconnaissance, une idée nouvelle germa en moi et je posais la question suivante :

« Quelqu'un a déjà tenté d'entrer en contact avec les Bêtes de l'Enfer ? De la même manière, cette première question ouvrit un silence gênant. Je veux dire, on sait que certaines peuvent parler dans notre langue. Donc le dialogue peut se faire. On peut échanger avec diplomatie... parler, discuter, se connaître mieux quoi. Non, rien ?

- Si. Fit doucement le Chevalier Rollon. Il se tourna vers mon père par la suite. Mais ceux qui l'ont fait sont devenus dangereux.

- Comment cela ?

- Ceux sont des magiciens noirs. Reprit mon père. Ils vénèrent l'Enfer et ils sont peut-être derrière l'apparition de cette Porte et peut-être de toutes les précédentes. Ils sont mauvais, oui.

- Donc... ils sont entrés en communication avec l'Enfer mais ont coupés tous liens avec le reste des humains de la Terre d'È. Je fis par déduction.

- En quelque sorte.

- Il faudra que vous me présentiez !

- J'oserai dire, fit mon père, que c'est prévu. Finn commença à rire à cet instant précis.

- Que de rebondissements ! Que de rebondissements !

- Je relève surtout qu'il y a encore beaucoup de choses que l'on ne me dit pas. Je terminai la discussion là-dessus en me retournant. Ne bougez pas, je reviens. »

Tout content de pouvoir faire cela, je me propulsai en l'air d'un bond. Je sautai par-dessus les montagnes de la Vallée, en observant une ombre se dirigeant vers mes compagnons. Mon objectif était de voir si l'Oraco était encore là et heureuse chose, il l'était !


  J'atterri à proximité de sa carcasse et du capitaine en pleine réflexion devant elle.

« Mon salut Capitaine.

- Mon salut... vous tombez bien... hmmm, si j'ose dire. Parce que je ne vois pas ce que je peux faire de ça. Et il pointa l'Oraco. Je voudrais bien découper ses os comme dans la légende et en faire des flèches. Mais j'avoue que je ne sais pas comment faire.

- Laissez tomber, je vous en débarrasse. » Je fis en souriant.

Dès cet instant le corps de l'Oraco se souleva en l'air. Je fis de même. Puis nous nous dirigeâmes vers la Porte de l'Enfer en remontant le chemin que je venais de faire.

Arrivées à une petite centaine de mètres de la Porte, toujours en l'air, je donnai une propulsion au corps de l'Oraco. En même temps je criais à mes compagnons de faire attention et de reculer. Le corps de l'Oraco fila dans les airs la tête la première et les ailes toujours refermées sur son corps. Dans un grand fracas et avec des sons de craquement d'os et de pierres qu'on ne put entendre qu'ici, le corps de l'Oraco brisa la Porte en mille morceaux. Les pierres éclatées s'éparpillèrent sous et autour du monstre.

En un instant la Porte de l'Enfer fut détruite. Tout fier de moi je retouchai terre près du Chevalier Rollon et de mon père.

« Mais qu'est-ce que tu as fait ?! Me cria dessus ce dernier.

- J'ai fait confiance à l'instinct de Harlan. Chacun suit ses modèles. Je lui ai juste donné les moyens qu'il ne pouvait avoir. Le Chevalier Rollon observa les lieux où se trouvaient l'origine de tous les maux et il soupira.

- En soi, je crois bien que c'est réglé. » Finit-il par dire.

Chacun des Chevaliers me firent la fête, Harlan me serra la main au risque de la broyer et Finn me fit une accolade en riant.


  Mais un trouble-fête arriva près de nous et prit la parole :

« Que venez-vous de faire ?! L'Enfer ne permettra pas cette injure ! »

Et nous nous retournions tous vers cette nouvelle personne. Il avait une longue cape cachant une bonne partie de son corps mais Harlan le reconnut :

« C'est l'espion de l'auberge ! »

A cette exclamation, cet « espion » pointa sa main droite et fit claquer ses doigts. Un instant plus tard nous avions quitté la Vallée Profane pour se retrouver dans une salle entourée de murs de pierres, de voûtes et de fenêtres brisées.




  Le changement d'univers était violent. Comme je viens de le dire, nous nous retrouvions dans un bâtiment proche de la ruine et très sombre. Les fenêtres ne semblaient pas donner sur l'extérieur mais sur des couloirs encore plus lugubres. Deux choses m'ont parues étranges sur le coup, la première était la sensation d'être tombé de quelques centimètres en apparaissant dans la pièce, la seconde était la lumière bleue éclairant cette pièce. L'origine de cette lueur était invisible : pas de torche, pas d'éclairage extérieur, rien, mais le fait était indéniable. On se voyait à distance et on distinguait bien la pièce.

Bien sûr, une troisième chose était troublante, qu'est-ce que c'était cette téléportation ? Est-ce que c’était vraiment le type en capuche qui l'avait faite ? Si oui, comment était-ce possible ? L’explication vint de mon père :

« Merde ! Il fit d'abord en fronçant les sourcils. Puis il se mit à regarder de tous côtés. Sortez vos armes, nul ne sait ce qui peut nous tomber dessus... ici...

- Ici ? Demanda le Chevalier Arl qui n'avait pas réussi l'atterrissage et s'était retrouvé à terre.

- Œ. » Répondirent en chœur mon père et le Chevalier Rollon.

Un cri de panique coupa les deux hommes, s'ils avaient voulu continuer. Il provenait de devant nous, au-delà d'une porte. Des bruits d'une course rapide s'entendirent ensuite jusqu'à ce qu'une silhouette apparût à nos yeux, qu’elle passât la porte et qu’elle continuât de courir. La dame d'une quarantaine d'années regardait principalement derrière elle, elle ne nous vit pas tout de suite.

Cependant, je l’ai reconnu. Ce fut assez difficile parce qu'elle avait échangé les vêtements de paysan que je lui connaissais par une robe aux reflets bleues (dus à la lumière j'imagine), sale et déchirée à plusieurs endroits.

« Maman ?! »

Elle tourna le visage dans ma direction, son expression paniquée que je n'avais jamais vue se transforma à la fois en une joie de me voir et en une peur nouvelle. Mais sa première action fut de venir dans notre direction et de me prendre dans ses bras. En revanche, pour aller avec ces expressions que je lui trouvais, elle me chuchota mille fois qu'elle était désolée. Je ne savais pas de quoi, mais je ne pouvais pas lui demander puisque mon visage était enfoui dans son corps.

Une ombre nouvelle mis fin à cette scène. Un corps humain arrivait après ma mère. Il ne fit pas de bruit dans le couloir parce qu'il flottait à quelques centimètres du sol. L'homme était habillé a peu près de la même robe bleue que celle de ma mère, en plus propre.


  « Le Ciel sera plus fort ! cria ma mère en sa direction et en me mettant devant elle, comme pour me présenter.

- Aaah, nos visiteurs !! Bienvenue ! Bienvenue ! fit cet étrange personnage avant d'enchaîner un petit peu plus bas : Pour votre mort... »

Mais le suspens qu’il mit en tendant les bras vers nous fut écourté par une hache de jet planté dans son corps. Celle-ci venait d'être ajusté par le Chevalier Nonn.

« Aaah ! Il me restait une hache autour de la ceinture depuis la bataille, je suis content de lui avoir trouvé une utilité ! L'ironie doit être de famille mais si, sur l'instant, elle provoqua la colère de mon père, je lui trouve après coup un rôle très sain.

- Mais ! Mais qu'est-ce que tu as fait ?! fit mon père qui laissa le Chevalier dans le silence.

- Je pense que... commença le Chevalier Rollon en marchant vers le corps, qu'il vient de nous sauver la vie. Ce fanatique n'aurait pas entamé la discussion. »

La colère de mon père disparut après un soubresaut. Mais le souci pour le présent persista sur son front.

Ma mère prit à son tour la parole :

« Le rituel a commencé, Eirik, Rollon. Je n'ai rien pu faire seule, je pensais revenir et m'infiltrer mais je me suis fait prendre. Elle sourit de tristesse d'abord avant de continuer : Mais vous êtes là, à présent ! Il reste peut-être une chance ? Son visage finit par décrire un semblant d'espoir. Mais c'est moi qui sombrais dans la noirceur.

- Comment cela, « il reste peut-être une chance » ? Qu'est-ce que tu veux dire ? Et moi, la prophétie, la Porte de l'Enfer ? Des questions posées aussi bien à mon père qu'à ma mère qui me sourit d’une compassion que je devinais fausse.

- Je suis désolée... elle commença.

- Cela, je l'ai assez entendu ! Je l'interrompis. La suite ! Désolé de quoi ?

- De bien des mensonges... La voix de ma mère se fit de plus en plus basse.

- Assez de suspens ! Je repris. On doit se dépêcher, non ?! Alors on accouche rapidement de la vérité et on va en avant. Ma colère avait parlé à plus forte raison que ma retenue. Je suis persuadé cependant que la situation l'exigeait. Ma mère prit une posture de lamentations en me prenant le bras des deux mains pour que l'une se place dans la mienne et l'autre sert ma peau.

- Tu es nés ici, à Œ. Tu fais partie de ma famille mais je ne suis pas ta mère. Tu n'es pas le seul à avoir le pouvoir que tu as, c'est un héritage de famille. Mais avec le cœur meurtri d'un passé révolu, nos frères et sœurs se sont tournées vers un obscur projet.

- Faire apparaitre des Portes de l'Enfer ? Je demandais.

- Le faire venir en notre monde plutôt ! Après l'avoir ressuscité ! S'exclama mon père.

- Hm... On parle d'un monde entier ou d'une personne là ? Je demandais avec hésitation. En même temps je remarquais que les spectateurs de la scène, les Chevaliers, Finn et Harlan, étaient plongés dans un silence et nous regardaient.

- Seul l'Elu, le premier, sait vraiment s'il y a une différence. Il l'a vu. Commença mon père.

- Il a écrit un carnet qui n'est connu que de nous, dans lequel il rapporte des choses compliquées à comprendre. Mais ils ont enfin réussi ! Alors le rituel a commencé. »

Ma mère regardait avec inquiétude en direction du couloir par lequel elle était arrivée un petit peu plus tôt. Mais cela ne fit pas disparaitre ma colère.

« Ce n'est pas clair ! Je commençais moins sur le ton énervé que sur le ton agacé. Un rituel ? Quel rituel ? Il consiste en quoi ? Du genre il y a vingt types en toges qui sont en cercle autour de peintures rouge sang étalées sur le sol ? L'ironie avait pris son tour et je devinais au moins un sourire sur le visage de Finn, j'avais entendu un souffle amusé derrière moi.

- A peu de choses près... Confia ma mère.

- On s’arrête ! Je la coupais. J'en avais marre. Je ne tirerai rien de toi. Je vais aller vérifier par moi-même... J'en ai plein les chausses. »

Je mis fin à la discussion de manière théâtrale comme vous l’observez et je commençais à marcher en direction de ce couloir devant moi.

« Arrête ! N'y va pas tout seul ! Dit ma mère. Je l'ignorai d'un geste de la main. Ils vont te tuer avant même que tu t'en rendes compte ! A ces mots j'eu une idée géniale qui me fit presque rire.

- Aha ! Ils ne me reconnaîtront pas. Je vais leur faire une blague. »

A la suite de quoi mon corps prit en volume. Je gagnais quelques mètres de hauteur et de largeur. Mes vêtements se transformèrent et prirent une teinte noire. Mon visage se cacha derrière un épais heaume et mon corps revêtit le reste de l'armure. En une seconde je m'étais transformé en Orure. Je pris même en main une grande massue.

« Suivez-moi de loin. N'intervenez pas. » je donnais les ordres dans ma voix humaine que je repris pour lui donner un ton plus sombre.


  Les explications suivront peut-être mais je peux dire ici, pour éclairer, que j'avais atteint les limites du supportable. J'ai vu mon destin se dessiner depuis ma naissance, j'étais un pion et je n'ai pas arrêté d'être utilisé par quelqu'un d'autre. Mon pouvoir immense et infini était-il bénéfique pour moi ? La question pouvait se poser aussi pour les autres. Quel mal je pouvais faire, en fait ! En un instant aussi rapide qu'un claquement de doigt, je pouvais enlever la vie à des centaines de personnes. Il suffisait pour cela que je le pense et que je le veuille vraiment. Il me suffisait de prendre le destin de toutes ces personnes en ma main et de l'écraser sous ma volonté. Cette idée était terrifiante.

Je l'ai fait une fois. Devant la Porte de l'Enfer c’était bien ce que j'avais fait. Ma conviction sur les Bêtes de l'Enfer était telle que comme je ne pouvais leur imaginer une existence réelle, avec des envies, une volonté propre, toutes ces choses, il m'a été facile de les tuer. J'étais en réalité embarqué dans une mission que je n'avais pas voulue. Je l'ai suivie parce qu'il ne s'était présenté que cette voie-là devant moi. L'élu des Gardiens de l'Equilibre, voilà ce que les autres ont dit de moi. A cette pensée, j'ai senti sur mon épaule les galons des Chevaliers que j'avais. Ils n'apparaissaient pas sur l'armure de l'Orure mais ils étaient là, quelque part.

Ma colère était montée parce que je ressentais la fin imminente de cette histoire de l'Enfer, que j'étais proche du but donc proche des plus mauvaises personnes de la Terre d'È. Mon sentiment s'est ensuite tourné vers ce que j'étais depuis et ce que je croyais être. Je n'en voulais pas à mes faux parents en réalité, ils ont peut-être fait quelque chose de bien, j'en voulais à cet instant, ce moment où je sentis tout le poids du monde.


  Mes bottes métalliques répétaient un son assourdissant dans le couloir. Mes pas se projetaient à travers la pierre. Au bout d’un moment, j'entrais dans une pièce en passant la porte. La porte était trop petite pour mon nouveau corps, je ne fis pas dans la mesure et j'ai passé la porte en me faisant la place. Les éclats de pierre filèrent autour de moi sans que je ne ralentisse ma marche. J'entrais dans une salle qui ressemblait en beaucoup de points à celle que j'avais quittée, la lumière bleue partout et des fenêtres brisées. La pièce était néanmoins habitée. Il y avait dans un coin une table en bois, une chaise et une bibliothèque avec quelques livres. Sur la table était allumée une bougie et elle se consumait droite parce qu'il n'y avait pas de vent. Quelques secondes plus tard, elle chancela un petit peu à cause de mes mouvements.

Une voix brisa mon silence. Un homme en robe bleue venait d'entrer à son tour dans la pièce par une porte sur ma droite.

« Comment êtes-vous entrés ? Surpris je retins mon sursaut et j'enchaîna pour me faire passer pour une Orure.

- Où se passe le rituel ?

- J'en viens.

- Merci » Je fis par réflexe avant de me rendre compte de mon erreur.

L'autre personne se figea et avant qu'elle ne puisse dire ou faire quelque chose elle s'écroula.

Je ne l'ai pas tué mais assommé. Une masse apparue derrière sa tête et lui donna un coup suffisant. Je ne fis pas de cérémonie supplémentaire. Je passais au-dessus de son corps en me demandant ce que j'en ferai après...


  Un autre couloir se profilait devant moi. Je l’empruntais avant de tourner à une intersection. Je venais d'entendre des voix sur ma gauche. En effet, un petit peu plus loin je vis une nouvelle salle et je pus apercevoir déjà une dizaine de personnes, toutes en robe bleue.

Je pénétrais dans la pièce comme dans la précédente. Les voix s'arrêtèrent et les visages se tournèrent en ma direction. Je ne devais pas être impressionné par ce que je voyais et ne pas perdre de temps. Alors je posais la première question de ma fausse voix d'Orure :

« Qui est le chef ici ? Des chuchotements montèrent à mes oreilles.

- Une Orure ? Ici ? Comment est-ce possible ? Comment elle a fait pour venir ? Je percevais aussi certaines questions plus paniquées qu'étonnées : Est-ce que notre invocation aurait une faille ? Quelqu'un d'autre est ici ?

- Nous l'invoquons justement ! Dans quelques minutes vous pourrez recevoir vos ordres de l'Enfer lui-même ! » S'exclama l'un des hommes encapuchonnés devant moi.

Je décidais de m'approcher de lui. Il y avait douze personnes dans la salle et elles étaient disposées en deux cercles autour du centre de la pièce. Le premier cercle était constitué de huit d'entre elles et le cercle plus proche du centre était formé des quatre derniers. C’était l'un de ces derniers, celui en face de moi à l'opposé, qui venait de prendre la parole. Tandis que je m'approchais. Je me suis tenté à poser une autre question :

« Pourquoi invoquer l'Enfer de cette manière alors qu'il existe déjà les Portes ?

- Mais enfin ! On ne vous apprend rien chez vous ? Il me toisa dans un premier temps avant d'enchaîner : Les Portes sont sa volonté. Mais elle s'amenuise et vous avez peut-être passé la dernière. L'Enfer se détourne de la Terre d'È depuis la mort de son fils. »

Les paroles de ce type résonnaient dans mon esprit. Je contrôlais mon expression faciale pour ne rien laisser transparaître. Et il continua :

« Il s'en ira bientôt autre part. Mais c'est là que réside l'Equilibre de la Terre d'È ! Dans la lutte entre un bien et un mal.

- Je suis le mal et vous êtes le bien ?

- Ou inversement, c'est selon la référence. Mais là n'est pas la question, Arn. Je perdis toute ma protection à ce nom. J'étais repéré. Mais mon interlocuteur continua à parler. La source de notre pouvoir nous est confiée pour la protection de la Terre d'È. S'il n'y a plus d'ennemi, il n'y aura plus ce pouvoir.

- Alors... Je fis de ma propre voix tandis que mon costume disparaissait. Vous voulez forcer l'Enfer à venir.

- Oui ! S'il vient sur la Terre d'È notre pouvoir atteindra des sommets ! C'est ce que comprit l'Elu. Pour pourfendre le fils de l'Enfer, qu'il croyait être unique, il arriva à une compréhension de sa puissance. Après avoir rétablit l'ordre sur la Terre d'È, il sentit son pouvoir disparaitre. Jour après jour il eut du mal à s’en servir, jusqu'à ne plus réussir à l'utiliser... jusqu'à disparaître lui-même.

- Et c'est marqué dans son carnet, ça ?

- Oui ! Noir sur blanc, ses doutes et ses questions, ses essais et ses échecs successifs. Le Roi a tenté de brûler ce carnet puisqu'il pouvait réduire en cendres ce qui le faisait être Roi. Mais nous l'en avons empêché !

- Mais... J'étais pris d'un doute à mon tour.

- Oui ?

- Est-ce un mal ?

- De quoi ?

- D'être le héros de la Terre d'È à un instant donné et ne plus l'être après.

- A ton avis ? » Me demanda l'homme toujours encapuchonné.

Je n'arrivais pas à voir son visage parce qu'il ne me regardait pas. Il était concentré sur le sol devant lui.

Plus important que cela, sa question me dérouta. Je repensais à deux choses. La première fut les paroles de l'Omotan, du faux Chevalier Dann et de cette idée d'être un pion que l'on jettera dans l'oubli quand j'aurais accompli ce pour quoi j'étais là. L'autre chose fut les paroles plus anciennes de mon faux père. Je me rappelai la discussion que j'avais eu avec lui et ce qu'il me dit après ma panique du poids que j'avais sur les épaules.

« Non, c'est ce que je serais.

- Traître ! Qu'il meure ! » Firent deux voix derrière moi.

Je me retournais pour voir deux personnes se lever de leur position et tendre les bras vers moi. Ils se retrouvèrent les pieds, les bras et les mains ligotés de façon qu’aucun membre, petit ou grand, ne me pointe plus.

A cette situation inattendue, le reste des robes bleues s'agitèrent et se levèrent. Tout le monde termina dans la même position, recroquevillés à terre et immobilisés.

« Je trouve cela marrant. Je commençais, je fis deux pas pour me retrouver au centre de la pièce, les quatorze corps disposés autour de moi. Vous avez besoin de faire des gestes pour utiliser votre pouvoir ? Vous croyez que le claquement de doigts vous aide à réaliser votre pensée ? Je haussais les épaules, amusé. Bon... Je fis en laissant un petit silence. Vous êtes bien marrants mais cela se termine pour vous. »

Et dans mon esprit se forma une masse au-dessus de la tête de toutes ces personnes et elle les assomma.


  « A l'assaut ! Fit une voix, celle de Finn, qui déboula dans la pièce. Ah bah non, cela se termine ici aussi. Il arrêta sa course sur quelques pas. Alors, Arn, je vois que tout se passe bien.

- Oui. Et pour vous ?

- Ahlàlà... Il commença et je pris peur à son air triste. On a retrouvé notre pote l'espion qui nous a manipulé en nous emmenant ici... Il laissa un nouveau silence pesant. On lui a mis une dérouillée ! Je crois que Harlan est encore à lui donner de sa botte au cul ! »

Et Finn rigola, son rire prit tout l'espace dans la pièce et communiqua avec le mien.

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