La Vie de Château

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Isladora jeta un regard désespéré derrière elle. Ce n’était pas ce qu’elle voulait. Devant ses yeux, les têtes des enfants la regardaient de leurs orbites vides, inexpressifs. Ses jambes la lâchèrent alors qu’elle s’en détournait et elle dut s’appuyer sur le bras de son fauteuil pour ne pas tomber. Son corps tout entier tremblait violemment. Les reliefs de son récent repas se rappelaient à son bon souvenir. Un haut-le-cœur plus tard, elle se laissait tomber au pied de l’ouvrage d’obsidienne. Derrière elle se déployait la scène de son spectacle. Du sang, des corps, du marbre et des veines noires corrompant les pierres les plus pâles. Pas une seule preuve de vie, pas une seule torche. Seulement une lumière vive, violente, immaculée, projetée par les pierres du plafond lui-même.

D’un geste mal assuré, elle se releva, s’essuya la bouche d’un revers de la manche et ferma les yeux, incapable de supporter la vue du charnier. Elle tendit la main, ordonnant aux débris de son combat de s’entasser dans un coin en se promettant de nettoyer avant que l’odeur ne devienne insoutenable. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle se rendit la vue. Son regard se perdit sur le sang qui imprégnait les dalles de marbre. Le sol avait beau être en pierre, les interstices rougeâtres n’avaient rien de propre. Elle avait beau frotter, imprégner des brosses de divers produits qu’elle confectionnait elle-même, ils résistaient à toutes ses tentatives. C’étaient en quelque sorte les éternelles marques indélébiles qui tachaient éternellement ces lieux, comme une cicatrice sanglante.

Elle voulut appeler de sa main gauche son nécessaire de nettoyage dissimulé dans la pièce d’à-côté mais la douleur lui remit en mémoire ses folies. Ça n’était peut-être qu’une estafilade, rien de très profond, mais elle en souffrait comme d’une amputation. Elle serra les dents. Il n’y avait pas que son sang dans la plaie. De l’autre main, elle convoqua sa trousse de secours et s’affaira autour de cette égratignure comme si ç’avait été une fracture ouverte. Elle mélangea des élixirs de régénération, des antidouleurs et des désinfectants, sortit ses bandages enchantés et, après avoir appliqué la solution, s’assura d’avoir bien serré sa main dans les tissus blancs avant de se forcer à bouger les doigts. La douleur reflua doucement, sans cesser de pulser dans sa paume.

Elle laissa échapper un soupir à fendre l’âme. Déjà qu’elle allait avoir du nettoyage à faire, si en plus elle devait chercher un contre-sort… Vraiment, à quoi pensaient les Dieux ? Armer un enfant avec une lame maudite, c’était prendre le risque qu’il se blesse, qu’il maudisse quelqu’un d’autre ! Elle avait beau être la seule vivante à des kilomètres, ce n’était pas une raison pour prendre des risques ! Et puis elle aurait préféré continuer ses recherches plutôt que de devoir sauver sa main. Enfin, elle n’était quand-même pas assez stupide pour la sacrifier.

Le nettoyage attendrait, tant pis.

Elle secoua la tête et inspira un grand coup. Combien de temps pouvait-elle bien avoir avant que les charmes ne cessent de faire leur effet ? Elle les avait renouvelés la semaine précédente, mais elle aurait dû le faire la veille, elle avait oublié, ce qui voulait dire qu’à moins de retrouver d’amulette d’Ulm qui devait se trouver quelque part au sommet de la Tour Nord, la malédiction aurait atteint son cœur avant le lever du jour. Fantastique.

Isladora se releva, s’assura qu’aucun effet secondaire ne lui donnait de vertiges et se précipita de l’autre côté de la salle. Tenant d’une main ses jupes de tulle volumineuses, elle se mit à courir en direction de sa chambre. Au bout de quelques mètres, elle pesta contre les cailloux pointus qui lui blessaient les pieds et siffla lorsqu’elle se les prit dans les escaliers. Un coin de table lui arracha un cri et un dérapage incontrôlé sur le parquet ciré de la bibliothèque faillit l’assommer, un grimoire d’herbologie dont le sort de maintien n’avait pas été correctement effectué ayant glissé jusqu’à l’extrême bout de son étagère sans pour autant tomber. Elle parvint enfin dans le chaos où elle s’endormait chaque soir, mit sans dessus-dessous le bric-à-brac à la recherche de ce qui avait autrefois été son lit et finit par s’avouer vaincue. Elle tendit sa main libre et observa les piles s’effondrer unes à unes, tandis que le médaillon d’améthyste qu’elle cherchait venait de lui-même frapper sa paume.

Une montagne de livres commença à glisser devant ses yeux et, avant qu’elle ait pu faire quoi que ce soit, elle heurta le pied du lit, qui s’affaissa et alla faire chanceler la coiffeuse, renversant les crèmes suspectes et les potions colorées qui se mélangèrent. Isladora s’écarta vivement, craignant que le tout ne lui explose à la figure, mais la solution n’émit que de petites volutes de fumée multicolore tout en couinant régulièrement. Elle haussa les sourcils, se redressa et s’éclaircit la gorge. Revenant à ses moutons, elle attacha le médaillon avec des bandages autour de son poignet et fronça le nez. Décidément, une drôle d’odeur lui semblait provenir de la coiffeuse. Incapable de se souvenir si les composantes pouvaient avoir des effets potentiellement dangereux, elle profita de sa main libre pour ouvrir une fenêtre et prit la fuite. Il faudrait qu’elle jette un œil à la composition du mélange, il y avait peut-être quelque chose à faire avec ça…

Enfin, ce n’était pas le plus pressant. Quelque chose dans les pulsions qui remontaient dans son bras lui disait que l’amulette était bien moins efficace qu’elle le croyait. La lune déclinante aurait raison d’elle, alors. Moins de huit heures avant la fin. De l’autre côté du couloir, l’astre nocturne la regardait fixement. Les yeux d’Isladora se plantèrent droit dans le ciel et ses lèvres s’étirèrent en un long sourire obscène. Les mots qu’elles dessinèrent auraient fait rougir un nain. Son interlocutrice fut un instant voilée par un épais nuage de neige et lorsque son regard put à nouveau se porter à l’intérieur des murs de pierre, il n’y avait plus personne.

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