Le But et la Faille
Le chiffon imbibé de solution dissolvante se révéla plus efficace que tous les autres produits qu’elle avait utilisés jusque-là. Le marbre avait retrouvé sa brillance et elle commençait à maîtriser l’art de réparer les portes et de les remettre dans leurs gonds. Tout avait, depuis plusieurs jours, retrouvé sa place dans sa vie, y compris ses recherches. Et Adelaïde, qui la contactait désormais tous les jours pour vérifier qu’elle allait bien, qu’elle n’avait pas été attaquée, qu’elle mangeait correctement… Qui pour tout dire, assurait la liaison entre son élève, le monde extérieur et ses propres angoisses.
— Aha !
Les mains d’Isladora se mirent à courir sur le papier, vérifiant ses références. D’autres livres vinrent s’amonceler, s’ouvrant, se fermant, les pages se tournant, à droite, à gauche, dans un nuage de poussière, au milieu de vieilles odeurs de parchemin, des volutes désagréables qui continuaient à s’échapper du chaudron de pierre, relégué dans un coin. Dehors, une tempête de neige faisait rage et sa fraîcheur se répandait dans les geôles sous la forme de vents violents qui faisaient frissonner les portes, claquer les tissus et qui soufflaient les flammes les plus chaudes. Mais celle qui brûlait dans les yeux de la chercheuse persistait, flambant de plus en plus fort à mesure qu’elle approchait de son but.
Ses murmures passionnés l’emportaient dans tous les sens. Une fois que tous les livres furent empilés et ouverts à la bonne page, elle remua brutalement les doigts de sa main gauche en direction du fragile morceau de charbon qu’elle utilisait pour écrire et elle poussa un cri de douleur machinal. Il retomba sur la table et se brisa en deux.
— Par Méridien !
Ses doigts compressèrent son épaule avant de faire venir une plume et de l’encre, denrée si rare qu’elle rechignait à l’utiliser en temps normal. Cependant, si elle ne se trompait pas, elle touchait au but. Sa dizaine d’années de recherches l’avait menée à un résultat qu’elle était sur le point de révéler. Un document longtemps resté obscur reprenait tout son sens à la lumière de la découverte qu’elle venait de faire. En fait, c’était comme si un bout de papier venait de donner du sens à son existence.
De sa main droite elle griffonna une liste d’ingrédients, changea de page un livre, en déposa un autre, nota une proportion, une instruction… Pendant plusieurs heures, ce manège à une main tourna, retourna, dans un sens, dans l’autre, vérifiant parfois dans les ouvrages mis de côté qu’elle ne s’était pas trompée.
Enveloppée par le voile de sa concentration, emportée par sa frénésie scientifique, Isladora ne se posa pas de questions quant à la présence d’un courant d’air glacial dans ses geôles. Par ce temps, ça n’avait rien de bien étrange. Certes, ce n’était pas très confortable, mais tant que ça ne l’empêchait pas de réfléchir, elle ne voyait pas l’intérêt de dépenser de l’énergie à rechercher une fenêtre ou une porte ouverte, qui n’était d’ailleurs peut-être qu’une des innombrables brèches non colmatées dans les remparts. Il lui suffirait de prendre un philtre de chaleur et de se faire un cataplasme à base de menthe avant de se coucher pour s’en sortir à peu près. Elle n’échapperait certes pas au rhume, mais elle n’était pas à ça près.
— Impératrice !
Isladora ne réagit pas d’abord à la voix qui s’élevait dans son dos, se contentant d’envoyer un livre sur le miroir par lequel lui parvenaient habituellement les monologues insipides de son mentor. Et puis quelque chose la toucha dans le dos, quelque chose de pointu et désagréable, qui glaça jusqu’à sa colonne vertébrale au travers de son pourpoint de laine. Sa plume s’éleva dans les airs, pointée vers la silhouette qui se tenait de l’autre côté de l’épée, le bras tendu de manière à rester le plus loin possible. Doucement, elle se tourna vers l’adolescente effrayée dont la lame tremblait contre son dos et lui offrit un sourire agacé.
— De tous les moments, siffla-t-elle entre ses dents, de tous les moments que vous pouviez choisir, il a fallu que ce soit celui-ci. Lâchez-moi votre épée, les jeunes. Eh… Mais vous avez quel âge ? Vous êtes encore plus jeunes que ceux de la semaine dernière !
— On… On vous veut pas de mal, Impératrice Noire ! balbutia la jeune femme qui tenait l’épée. Bougez pas !
Derrière elle, son camarade lui posa une main sur son épaule et elle baissa son arme. Dans ses bras, une petite silhouette dormait paisiblement. Il s’approcha doucement, une main tendue entre eux et murmura à mi-voix :
— On vient juste vous déposer cet enfant, d’accord ?
— Attendez, quoi ?
Elle lâcha la plume, qui tomba bruyamment sur le sol et y répandit son encre. Sa mâchoire se décrocha tandis qu’elle leur intimait de ne pas bouger d’un poil. Pendant quelques instants de silence gênant, les adolescents attendirent un ordre de la terrible femme, qui avait perdu sa voix et dont les yeux naviguaient entre les trois individus qui venaient de faire irruption dans son laboratoire.
— Vous ne pouvez pas faire ça, bredouilla-t-elle, ébranlée, la main hésitante, les lèvres tremblantes. Pas ici, pas maintenant. Vous n’avez pas le droit. Vous n’avez pas le droit !
Les adolescents reculèrent précipitamment, heurtant par accident le chaudron de pierre qui se renversa dans un fracas de tous les diables. L’enfant se réveilla et se mit à hurler de tous ses petits poumons tandis que l’adolescent tentait de le réconforter à mi-voix et que la jeune fille se mettait entre garde, protégeant les vies auxquelles elle tenait.
Cependant, l’Impératrice reculait, reculait encore, jusqu’à se laisser tomber sur la pierre, ses jupes de grosse toile s’emmêlant autour d’elle et dévoilant ses bas épais et ses bottines de cuir usées à la corde. Les yeux écarquillés, murmurant sans un bruit des mots que personne ne pouvait comprendre, sans vie, sans énergie. Une poupée de chiffon, une marionnette dont on aurait coupé les fils. Et sur la lame de son épée, la jeune fille vit le visage défait de son ennemie.
— Vous n’avez pas le droit, répéta la voix désincarnée d’Isladora la Noire. Vous n’avez pas le droit. Partez, sortez, allez-vous-en…
— Euh… Majesté ?
Elle cligna les yeux, prit appui sur la table la plus proche et se releva, couverte de poussière. Tremblante, elle inspira, expira, tenta de reprendre le contrôle de son corps puis finit par secouer la tête.
— Oui, je… Mes excuses. Laissez-moi deux secondes pour reprendre mes esprits. Vous devez être gelés. Vous voulez quelque chose de chaud ?
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