Des Hauts et des Bas
– Comment ça, raté ?
– Pas d’inquiétude à avoir, c’est un imbécile.
– Mais il n’a rien empoisonné ?
– Non. Il aurait eu douze mille occasions de le faire, sans risque, d’un coup, il aurait pu m’avoir par surprise tellement de fois que j’ai arrêté de compter, mais il est incapable de me tuer. Il a beau me haïr, monsieur a trop de morale et trop peu de capacités pour représenter un véritable danger.
– Donc vous le soupçonniez depuis le départ d’en vouloir à votre vie ? Alors qu’on ne vous a pas tuée le jour où on vous a rencontrée ?
– Évidemment. Tous ceux qui viennent ici attentent à ma vie au moins une fois, c’est la règle. En général, c’est dans les premières minutes de notre rencontre et à au moins deux contre un. Pour vous, c’était un peu différent, il s’est passé… certaines choses mais vous ne dérogez pas à la règle, j’en suis sûre. C’est en quelque sorte ma malédiction. Enfin, l’une de mes très nombreuses malédictions, même si je ne suis même plus sûre de la considérer comme telle.
– C’est-à-dire ?
– Tu sais, fit Isladora avec un sourire rêveur, après un certain temps, tout peut devenir une habitude.
– Y compris juger les gens sans les connaître ? fit une voix à laquelle on n’avait rien demandé.
Leurs cœurs ratèrent un battement. Melinn sursauta et se jeta vers l’autre occupante de la pièce, qui elle, toujours sur ses gardes, empoigna son arme pour la pointer sur le nouveau venu, croyant à une énième attaque.
Cependant, ladite arme servait également jusque-là de cale-bibliothèque.
Le meuble s’écroula dans un fracas infernal, projetant poussière, liquides douteux et éclats de verre à travers la pièce, évitant de quelques millimètres un Alexandre en furie, rouge de colère et de haine, que sa frayeur avait fait pâlir brutalement, au point de faire hésiter son corps, marqué d’étranges tâches d’un rose incompréhensible là où d’autres affichaient du sang ou des os.
Personne ne fut épargné par la chute du meuble.
Personne, ou presque. Iule, qui s’était glissé entre les jambes de son père, aurait disparu sous le poids du meuble si Melinn ne s’était pas interposée et n’avait pas reçu toutes les étranges mixtures tandis qu’Isladora, les deux mains tendues devant elle, tentait de faire venir à elle l’armature de bois sans créer plus de chaos qu’il n’y en avait déjà. Quant à Alexandre, une certaine plante increvable oubliée en haut de ladite bibliothèque heurta le haut de son crâne, manquant de lui faire perdre conscience.
Le monde vacilla alors que la bibliothèque changeait d’inclination et basculait directement sur l’Impératrice, qui la rééquilibra avec son arme in extremis, sans même vérifier qu’il tenait debout, elle jeta un regard sur l’enfant qui pleurait, indemne mais choqué, un autre vers l’imbécile appuyé contre le mur qui peinait à reprendre ses esprits – la bosse allait le marquer un certain temps mais il survivrait – et finit avec celle qui l’inquiétait le plus : Melinn avait l’air plutôt mal en point, le dos de sa robe brûlé laissait apercevoir la chair à vif, ses yeux entr’ouverts et les larmes qui y poignaient déjà.
D’un mouvement du bras, elle la rattrapa avant qu’elle ne touche le sol, en essayant de ne pas effleurer la zone blessée de son dos. Elle allait pouvoir l’allonger, mais son armoire… était tombée sur le lit. Parfait. Ça devenait compliqué là… Ou pas, mais il allait lui falloir une autre paire de mains.
– Alexandre ! Alexandre ! Un coup de main ! Oui, c’est à toi que je parle ! S’il te plaît ! Là, l’armoire tu la vois ? Oui ? Pousse-la sur le côté. Non, l’autre côté. Là, voilà. Parfait. Merci. Maintenant, prends ses jambes. Non, pas dans ce sens-là. On va la poser sur le ventre. Voilà. Tu peux sortir maintenant.
– Quoi ?
– Quoi quoi ? J’ai besoin de lui retirer son haut pour la soigner, donc à moins de vouloir t’afficher comme un incapable doublé d’un pervers, je serais toi je me mettrais devant la porte et j’attendrais les ordres. Promis je ne vais pas la tuer. Je ne me serais pas donné tout ce mal pour en arriver là, crois-moi.
Il releva le menton, la défia du regard. Les mains posées sur ses hanches, Isladora la Noire n’allait pas se laisser faire. C’était quelque chose qu’il aurait dû comprendre bien avant, mais il avait sans aucun doute le crâne plus dur qu’un certain prêtre de sa connaissance… Peut-être qu’en tapant assez fort, elle parviendrait à tuer sa plante… Hmm, ou à lui ouvrir le crâne. Elle ravala un soupir. Quoi qu’on en dise, elle avait une promesse à tenir. Et si c’était soit l’un soit l’autre, elle n’allait pas hésiter longtemps…
Ils s’observèrent de longues secondes. Iule, auquel personne n’avait adressé le moindre mot de réconfort, se remit à pleurer et se précipita vers celle qui se tenait à l’autre bout de la pièce, s’accrochant à ses jupes et hurlant de toutes ses forces.
Puis Melinn gémit.
L’Impératrice fronça les sourcils. D’un geste de la main, elle se fit menaçante. Elle récupéra son arme qui fit retomber la bibliothèque, sans dégâts puisque tout ce qui pouvait tomber était déjà tombé et glissa sous son cou la lame de sa lance d’obsidienne.
– Sors. Maintenant.
Il battit en retraite sans un mot et sans détourner les yeux de sa cible.
La porte se referma, l’arme vola et se planta droit dans le bois de la bibliothèque tandis que la maîtresse des lieux se retournait pour inspecter sa patiente, une main sur la tête de l’enfant qui continuait à pleurer.
Ce mélange… Il était corrosif et laisserait probablement sur cette peau si blanche des traces à vie. Pour la Marque de Méridien, elle ne se faisait pas tellement de soucis, les Dieux trouvaient toujours une parade, mais pour quelqu’un de son rang… Une telle blessure n’était déjà pas anodine, mais si elle venait à s’étendre… Après tout, il y avait de la poudre de plume de pégase dans la plaie, ça ne pouvait rien augurer de bon. Bon, ce genre de brûlure nécessitait au moins de l’Onguent des Elfes… Et quelques ailes de fée en plus pour limiter la propagation. Si on ajoutait à ça des larmes de lune… Oui, ça ferait l’affaire. Et le baume maison pour l’entretien et la guérison des tissus.
Elle rappela sa lame, la métamorphosa en un petit couteau aiguisé et commença à découper le dos de sa robe. Elle fit venir à elle la table, faisant claquer les flacons. Certains manquèrent de tomber mais son dernier sort de placement les retint en apesanteur, entre deux états, tandis que les autres volaient dans ses mains, s’emplissant de liquides, s’échangeant des solides et dans toute la pièce volaient, virevoltaient, papillonnaient les fioles colorées. Les mélanges à froid produisaient des réactions colorées, des brumes et des fumées scintillantes dont l’inhalation pouvait être mortelle à qui ne savait s’en protéger.
Mais Isladora la Noire savait ce qu’elle faisait. Elle mordait dans une racine d’antinope et se couvrait le nez de son tissu imprégné de curry. Une de ses mèches dégageait une forte odeur de brûlé à cause d’un contact impromptu avec une substance corrosive. Elle ne s’en était même pas aperçue.
Après une quinzaine de minutes, une voix s’éleva depuis le laboratoire et demanda à l’illustre père de l’enfant qui pleurait s’il pouvait aller chercher le pot de crème rose qui était dans sa chambre ainsi qu’une robe propre.
Il ne leur restait plus qu’à attendre que Melinn se réveille.
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