Les Premiers et les Meilleurs
L’atterrissage se fit en douceur.
L’accueil par contre, laissait à désirer.
Peut-être Melinn avait-elle eu raison, atterrir au milieu de la cour d’honneur du palais était une mauvaise idée.
Peut-être Alexandre ne s’était-il pas trompé lorsqu’il avait suggéré de faire les choses légalement et dans les règles, pour une fois.
Peut-être Volderien avait-il bien fait de rappeler à Isladora que les dragons n’étaient pas vus comme des créatures bénéfiques.
Toujours était-il qu’actuellement, elle leur en voulait de ne pas l’avoir laissée faire à sa guise. La porte d’entrée, qui aurait dû s’ouvrir devant elle avec tous les honneurs et toutes les révérences du monde, restait obstinément fermée. Et devant eux, les lances croisées des gardes les menaçaient tranquillement. Même Volderien, sans laissez-passer, sans rien d’autre que son visage et sa fonction, ne parvenait à se faire entendre.
Elle le leur aurait bien fait payer, mais elle tenait à conserver au moins sa dignité. Et ce n’était pas en massacrant deux morceaux de métal qui décoraient devant la porte qu’elle allait prouver qu’elle méritait le respect. La peur n’était pas un sentiment qu’elle trouvait acceptable de ressentir et encore moins de cultiver, quand bien même c’était ce qui lui avait permis de conserver sa tranquillité quelque temps.
Non, il allait falloir qu’ils trouvent un moyen d’entrer de manière légale. Ou tout du moins, de la manière la moins illégale possible. Et réalisable avec un enfant.
L’Impératrice soupira. Ils n’étaient pas rendus. Mais peut-être qu’après inspection des lieux, elle parviendrait à trouver une faille, quelque part… Autre chose qu’une suite de négociations avec des gardes qui de toute façon ne changeraient pas d’avis.
Ils avaient franchi le pont qui menaient à la grand-porte et faisaient désormais face à l’immense porte de bois qui trouait les remparts de pierre jaunâtre, avec ses deux tours de guet rondes qui s’élevaient comme des flèches vers le ciel. Derrière se dessinait une silhouette massive, anguleuse, comme en suspension au-dessus du vide, à quelques mètres d’un précipice sans fond. Ce château méritait son titre de Forteresse en Équilibre, tout en long et hérissé de tours rondes et d’autres appendices qui semblaient ne tenir que par un miracle, des fenêtres et des chemins de ronde qui, empruntés à l’envers, donnaient immédiatement sur la mort.
Sur ces pierres rêvaient deux jeunes personnes. Le premier, un enfant blond aux joues rebondies dont la quasi-totalité du corps disparaissait sous une épaisse cape verte et des vêtements fourrés probablement plus nombreux que nécessaires, en fourrure de renard gris, fixait le petit groupe amassé à la porte avec les sourcils froncés et une moue désagréable. La seconde avait quelques années de plus que lui et, bien qu’elle lui ressemblât, l’immense nœud bleu qu’elle portait à la taille sur ses jupes et la capeline en poil d’ours semblaient l’éloigner de toutes les considérations matérielles sur lesquelles se concentrait celui qui était son frère. Son visage ne reflétait rien de plus qu’une intense réflexion tandis qu’elle contemplait les murs de son palais, les pierres et les visages qu’elle imaginait sourire derrière le verre.
— Dis, fit-il, la sortant de ses pensées, tu penses que c’est qui ?
— Enfin, Urian ! murmura-t-elle en se retournant, Ce n’est pas une manière de parler digne d’un prince !
— Et alors ? Ça c’est une manière de se présenter à un palais royal ? Un chariot à dragon, des cheveux bouclés, un enfant ? Sans laissez-passer ? Sans serviteur ? Sans suite ? Non ! Donc réponds-moi : c’est qui ?
— Probablement un étranger… Quelqu’un qui vient d’un autre continent… Ou qui n’a pas de manières et pour qui l’étiquette importe peu…
— Attends… Il fronça les sourcils, se redressa et passa une main dans ses cheveux. Ocilia, ne serait-ce pas… Volderien ?
— Le Premier Intendant ?! Mais… Cela explique son absence… Et pourquoi Mère nous l’a cachée. Tu reconnais cette femme avec lui ?
— Hmm… Celle avec les cheveux blancs ?
— Non, l’autre.
Il resta quelques instants silencieux, les yeux plissés. Il suivait le doigt tendu de sa sœur qui, comme une lance, pointait dangereusement vers la silhouette.
— Ah, oui ! Celle qui descendait d’un Dieu, c’est ça ? Me… Mel… Melisse ?
— Melinn ! Et avec elle, c’est l’écuyer qui était chargé des chiens, je reconnais l’enfant !
— Alors, qui est celle avec les cheveux bouclés ? Si une élue des Dieux et Volderien restent en retrait par rapport à elle, elle doit avoir son importance, non ?
Ce fut au tour de la dénommée Ocilia et de son nœud bleu de se plier tandis qu’elle se penchait par-dessus la pierre. Les yeux plissés, les lèvres blanchies, serrées, elle tendait de résoudre l’équation, de comprendre quelle donnée lui manquait. Et puis, elle vit la silhouette se tourner vers elle. Un instant, elle crut avoir croisé son regard.
Ce fut suffisant.
— Se pourrait-il que…
— Quoi ?
Elle prit une grande inspiration, prit plusieurs secondes pour retrouver sa contenance et se redressa. Elle posa ses deux mains sur les épaules de son frère qui se raidit et attendit l’instant fatidique où cette dernière lui révélerait les ordres à exécuter.
— Va prévenir Mère, finit-t-elle par murmurer, si bas qu’il crut ne pas l’avoir entendue. L’Impératrice vient d’arriver.
— Tu es sûre ?
— Non, mais si c’est une erreur, elle ne m’en voudra pas. Allez, dépêche-toi ! Je vais devoir aller l’accueillir.
— Mais c’est dangereux !
— Raison de plus. Allez, va !
Il hocha la tête et se mit à courir sans demander son reste. La jeune fille l’appréciait pour cela. Au moins, il n’hésitait pas à faire ce qui devait être fait avec le plus d’efficacité possible. Dans ce genre de situations, c’était d’autant plus admirable. À la moindre erreur, elle ne donnait pas cher de sa propre peau. Tout reposait sur l’arrivée de sa mère.
Et elle-même ne pouvait plus longtemps différer son apparition. Si, comme elle le pensait, leurs regards s’étaient croisés, si cette femme était bien celle qu’elle croyait qu’elle était, alors elle ne pouvait la faire attendre plus longtemps. Ce serait une hérésie de se cacher d’une invitée de marque et de laisser un outrage diplomatique avoir lieu sans bouger le petit doigt, elle en mettrait son nœud à couper.
Il était donc temps pour elle d’entrer en scène le plus vite possible.
C’est par conséquent une petite poupée bleue surmontée d’un diadème à roses de cristal qui arriva un peu échevelée au portail en intimant aux gardes de bien vouloir laisser entrer l’Impératrice et sa suite.
Il n’y avait qu’à voir leurs visages pour contempler l’incarnation de la mortification. Et cela ne s’arrangea pas lorsque la princesse royale s’inclina de toute sa hauteur face à cette illustre dame qui venait de passer une demi-heure à les insulter.
Ce geste, qui en plus était en soi une marque de respect parfaitement déplacé aux yeux de la courtisannerie, ne fit ni chaud ni froid à Isladora, qui se contenta d’un signe du menton, tandis que derrière elle tous étaient agenouillés par terre, la main sur le cœur. Même la garde s’étonna du manque de séance d’un tel geste.
Cela ne mit pas la princesse de bonne humeur non plus.
— Votre Impériale Majesté, commença-t-elle, c’est un honneur de vous rencontrer. Je suis…
— Relevez-vous, princesse Ocilia, la coupa l’Impératrice d’un ton sans âme. Je m’excuse du dérangement que mon arrivée a causé.
— Ne vous excusez pas, reprit-elle avec un sourire venimeux. Nous aurions dû être plus vigilants, notamment en l’absence de notre Premier Intendant. Je suis rassurée de le voir à vos côtés.
— Mes plus sincères excuses Votre Altesse, balbutia ledit intendant, dont les mains croisées dans le dos se serrèrent tandis qu’il argumentait, mais votre mère…
— C’est oublié, Volderien. Vous pouvez disposer, répliqua-t-elle sèchement avec un geste de sa main gantée.
Il voulut continuer à protester mais il n’en eut pas le temps. Un épais brouhaha se rapprochait et, faisant fi des regards, Isladora vérifia l’arrangement de sa tenue, tenta d’effacer un faux pli de sa jupe. Elle venait de refaire son propre nœud et d’arborer son sourire le plus conventionnel lorsque la grand-porte s’ouvrit et déversa sur le parvis et ses quelques marches un flot ininterrompu d’êtres humains en grande pompe, des robes à froufrous aux manteaux interminables, des parures de joyaux aux perruques immenses et des tissus à fleurs aux velours les plus voluptueux. On ne voyait de peau que sous l’épaisse couche de maquillage qui semblait avoir soufflé sur l’assemblée tel un blizzard hivernal sur un charnier. Ni leurs teints ni leur odeur ne s’en éloignaient, d’ailleurs…
À leur tête, une belle femme au visage marqué par la vie mais dont la jeunesse apparente n’avait rien à envier à celle de son invitée, se dirigeait vers eux d’un petit pas pressé tout en discourant avec de grands gestes et des éclats de rire qui résonnaient comme des explosions dans la neige. Et sur sa tête blanchie par les années était posée une couronne d’or qui avait un air de rose fanée sur une couche de neige fraîche.
Aussitôt arrivée, elle prit la parole d’un ton si lâche et si maniéré qu’Isladora faillit s’étouffer avec sa réponse.
— Volderien, veuillez excuser l’attitude de ma fille, je vous prie. Elle ne se rend pas compte de l’importance du secret et de la primordialité de votre mission. Allez donc nous préparer le petit salon de l’aile nord, s’il vous plaît. Quant à vous, venez, suivez-moi, entrez donc, chère amie, je vous attendais. Vous prendrez un thé j’imagine ?
— Absolument, Ingrid, absolument. Ah, Volderien, un instant. Puis-je vous demander de veiller sur ma suite le temps que je m’entretienne avec Sa Majesté ? Installez-les dans mes appartements et ne les laissez pas en sortir, je ne voudrais pas en perdre un dans ces immenses couloirs.
Sur ce, elles tournèrent les talons et, bras dessus, bras dessous, s’enfoncèrent dans les entrailles de pierre, tandis que la foule hésitait à les suivre, ignorant à peu près tout de ce qu’il venait de se passer sous ses yeux.
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