Prologue
« Au commencement, il n'y avait rien. »
Une voix de basse. Sombre et rugueuse. Verre pilé dans les cordes vocales. C'est ainsi que la völva commença son récit, son jeune auditoire disposé autour d'elle dans la veille chaumière grisâtre.
« Juste le Ginnungagap, le Grand Vide. Sans fond. D'un noir absolu. Depuis une éternité, il était là. Désespérément seul. Mais un jour – personne ne peut dire pourquoi – des ténèbres de ses entrailles naquirent deux mondes que tout opposait : Niflheim, terre de glaces, et Muspellheim, royaume de volcans. Longtemps, il n'y eut aucun contact entre eux. Jusqu'à ce que, dans le Ginnungagap, des particules de givre du premier rencontrent des étincelles échappées du second. Là, du choc des éléments, naquit le vénérable Ymir. »
À l'évocation de ce nom, les petites sorcières s'agitèrent. Leurs yeux s'écarquillèrent. Leur postérieur se dandina sur le sol de terre battue. Il n'y en avait pas une de semblable : cornes, écailles, nageoires, crêtes et plaques ornaient les têtes et les bras de ces fillettes à la peau bleue, rouge, jaune, verte. Une bande chamarrée de créatures hideuses, apprenties magiciennes aux veines déjà bouillantes de seid¹.
« Notre véritable Père ! reprit la sorcière dans un jappement. Pas celui qui se dit "Père de Tout", ce maudit usurpateur ! Mais à cette canaille, nous reviendrons plus tard, mes jolies, car il est l'un des protagonistes de l'histoire. »
Iarnvidia tendit ses mains grises vers le feu allumé au centre de la pièce. Sur son visage de cire, l'ombre et la lumière, nés des longues flammes crépitantes, avaient entamé un duel à mort. Sur sa tête, en guise de cheveux, dansaient en silence des dizaines de vipères.
« Ymir, donc. Qui se retrouva aux confins de Niflheim, et qui n'aurait rien eu à manger si la vache Audhumla, née dans les mêmes conditions que lui, n'était apparue à ses côtés pour le gaver de son lait. Et les années passèrent. Combien ? Ça, je ne saurais le dire. Beaucoup, je pense, car nombreux furent les iotnar² à naître des songes d'Ymir, qui passait ses journées à rêver. Mais un jour, Audhumla, assoiffée, lécha un bloc de glace et en libéra un être stupide et laid comme un poux : le dieu Buri. »
La sorcière fit une grotesque grimace. Les enfants rirent aux éclats.
« Un imbécile, je n'ai pas d'autres mots. Il ne savait ni parler ni réfléchir. Il ne devait sa survie qu'à Ymir, qui l'avait pris en pitié et protégé des brimades des iotnar. Une erreur, si vous voulez mon avis, mais passons ! »
Là, elle se racla la gorge et cracha dans le feu qui pétarada en une série de minuscules explosions.
« Le crétin osa rêver, lui aussi – des cauchemars, sûrement ! – et de son délire émergea Bor, bête comme son père mais pas désagréable à regarder. Et les choses s'envenimèrent quand il fit la cour à une iotun nommée Bestla, la traîtresse. Ils s'unirent, et elle lui donna trois affreux fils : Odin, perfide et ambitieux, Hoenir, effacé – moi je dirais sans couilles ! –, et Lodur, mauvais poète mais plutôt bon sorcier. De la graine de salauds, qui en voulait plus. Mes filles, il y a toujours, dans chaque histoire, des bons et des méchants. Soyez sûres que dans celle-ci, les enfants de Bor ont le mauvais rôle. »
À l'extérieur de la bâtisse, un coup de tonnerre retentit avec force. Les apprenties se regardèrent, incrédules. Le temps, dehors, n'était pourtant pas propice à l'orage. Elles ne virent pas qu'une expression de profonde mélancolie, l'espace d'un instant, avait fendu la figure blême de la völva-mère qui souffla doucement avant de reprendre :
« Les iotnar avaient bâti Nastrond, la cité noire, et éclairés par la sagesse d'Ymir, vouaient un culte au Ginnungagap, dont ils étaient sûrs que, sous le nom d'Orlög, il présidait au destin de tous les êtres. Et pendant qu'ils devaient lutter contre les serpents de Nidhogg, nés eux aussi des glaces de Niflheim, Odin en profita. Il en voulait à son père de ne rien faire pour mettre fin à leur condition d'exclus, et, dans sa folie des grandeurs, voulait prendre la place d'Orlög. Chuchotant à l'oreille de ses frères pour les rallier à sa cause, il attendit que Ymir soit endormi. Là, les trois dieux l'assassinèrent. Ce fut le crime le plus abominable de toute l'histoire, et de lui découle notre triste sort. »
Une seconde fois, retentit un bruit épouvantable qui fit trembler le sol. Les fillettes furent saisies par la peur. Iarnvidia voulut se relever mais elle sembla y renoncer aussitôt. Elle resta assise en tailleur devant le feu qui craquait. Sa chevelure serpentine s'agita. Les cieux se teintèrent d'orange.
« Le sang de Ymir s'échappa de ses blessures béantes et se déversa sur Nastrond comme des eaux rugissantes, noyant tous les iotnar, à l'exception du bon Bergelmir et de sa femme, Liota. Bor et Bestla moururent aussi, mais Odin n'en avait cure : ses parents ne représentaient rien pour lui. C'est horrible, n'est-ce pas ? Et pourtant, ce n'est pas fini : la magie des assassins souleva le corps d'Ymir et le projeta dans le Ginnungagap, où il éclata en une infinité de morceaux. »
Encore des détonations. Plus proches maintenant.
« Les restes d'Ymir se changèrent en deux immenses continents nommés Midgard et Iotunheim, et en de nouvelles formes de vie : alfes, nains, trolls, ogres, esprits et autres espèces repoussantes, d'horribles créatures qui n'auraient jamais dû voir le jour – et je l'affirme d'autant plus volontiers qu'ils sont les lointains parents de la plupart d'entre nous, ici ! Puis, tout à leur joie impie, les trois frères gagnèrent Midgard, qu'ils désignèrent comme leur nouveau foyer, et y donnèrent naissance aux détestables humains qui se mirent à leur vouer un culte absolu. Ils exultaient, ces fous ! Il faut dire que... »
Un tremblement de terre, dans la maison, secoua les murs du gourbi. Sa seule porte s'ouvrit violemment, et une femme y pénétra en trombe, l'air affolé.
« Völva-mère, ils sont aux portes de la Forêt de Fer ! hurla-t-elle. Des attaques magiques ! Un seid très puissant !
Iarnvidia avala sa salive. Elle aurait pu se mettre debout, elle resta assise.
— Freyia... Cette corneille galeuse. C'était écrit.
— Vous saviez ? Et vous n'avez rien fait ? Et le sceptre ? Où est-il ? Quand Geirroed doit-il l'apporter ici ?
— Il n'y a plus de sceptre. Les dieux s'en sont emparé. En même temps que les trois autres armes.»
Elle se saisit du bâton fendu qui demeurait étendu dans la poussière, à ses côtés. Elle laissa rêveusement glisser ses doigts crochus sur sa surface noueuse.
« Nous allons nous battre, continua-t-elle. Il nous reste quelques heures pour nous préparer. En attendant, Hyrrokin, je veux que tu mettes les enfants à l'abri dans les galeries. Puis va chercher ta mère. Qu'elle réunisse toutes les autres. Que les sorcières en capacité de se défendre empoignent leur bâton. Beaucoup mourront, mais Iarnvid³ survivra. »
La jeune sorcière posa sur sa vieille maîtresse un regard à la fois plein de colère et de dégoût. Sans ajouter un mot, elle fit se lever les petites filles et les conduisit au dehors.
Aidée de son bâton, Iarnvidia poussa sur ses jambes nues et se redressa. Des larmes de sang mouillèrent ses yeux blancs. Elle pouvait bien céder à la tristesse, pour une fois. Toute sa vie, elle s'était retenue de pleurer : la plus terrible des ensorceleuses de la Forêt de Fer n'avait pas le droit de se montrer sentimentale, les gens ne l'auraient pas compris ; elle se devait de faire peur, semer dans le cœur de ses adversaires une terreur à nulle autre pareille ; il n'y avait qu'à ce prix qu'elle pourrait espérer protéger les peuples iotnar malmenés depuis le meurtre d'Ymir, le premier d'entre eux.
Elle sortit à son tour. Il y avait dans l'air une odeur de brûlé. La voûte céleste était devenue rouge : à croire qu'elle saignait, elle aussi, sous les gerbes de magie déflagrante qui lacéraient par rafales sa chair invisible. Au loin, à l'orée de Iarnvid, devaient se tenir les troupes des dieux, prêtes à engager le combat. Le vaillant général Eggther leur opposerait une résistance farouche, et les retiendrait quelques temps, mais ensuite ? Si la déesse vane Freyia, dont les pouvoirs égalaient ceux de la völva-mère, menait effectivement les armées divines sur cette portion de Iotunheim, il y avait peu d'espoir de victoire. D'ailleurs, Iarnvidia le savait : les iotnar ne gagneraient pas. Pas cette fois. Pas cette guerre. Il faudrait encore supporter de nombreux échecs avant que les choses ne changent. Avant que le petit-fils d'Angrboda ne convoque le dernier hiver, des milliers d'années dans le futur.
La sorcière resserra sa poigne sur son sceptre à demi-brisé.
« Mourrons aujourd'hui, dit-elle doucement. Pour le Ragnarok⁴. »
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Lexique :
1 - Seid : forme simplifiée du mot seidr. Quintessence de la sorcellerie, forme de magie purifiée quasi à l'extrême. Réservée aux femmes, elle prive ses utilisateurs mâles de leur virilité.
2 - Iotnar : forme simplifiée de Jötnar, pluriel de Jötunn (ici "iotun"). Ennemis héréditaires des dieux à qui ils vouent en général une haine sans limite. La plupart habitent le quatrième monde, Iotunheim.
3 - Iarnvid : forme simplifiée de Járnviðr. Autre nom de la Forêt de Fer. Célèbre et lugubre forêt de Iotunheim, fief séculaire de l'ordre de sorcières fondé par la iotun magicienne Iarnvidia.
4 - Ragnarok : forme simplifiée de Ragnarøkkr. Nom donné au Crépuscule des Puissances, guerre prochaine et annoncée aux dieux par Iarnvidia. Ce conflit devrait voir la victoire des iotnar sur les troupes divines.
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