Chapitre 2.4
Le soir était tombé sur Manenmark. Les ombres lugubres, nées des torches plantées dans le sol, déchiraient sans vergogne le bleu lazurite de l'herbe et de la terre. Le ciel, dépourvu de petites tâches lumineuses, ressemblait à une vaste feuille barbouillée de fusain. Seule la lune parvenait à en percer la croûte lisse et noire. Lever les yeux, c'était ne voir qu'elle.
Après le banquet frugal donné en l'honneur des défunts, Valgard s'en était allé dire bonne nuit à Dogun, le cheval qu'il avait remporté à une partie de dés, lors d'une nuit passée à la belle étoile avec des marchands de bétail. Dans l'obscurité, la robe pie de l'animal semblait dessiner les contours de pays imaginaires.
Comme il flattait le calme destrier, le iotun se revit sans peine serrer sa mère dans ses bras ou caresser le pelage noir de son vieil ami Garm. Les adieux avec Modgud, son professeur, avaient été durs, eux aussi. Et les mots qu'elle avait prononcés étaient restés gravés dans sa mémoire.
« Lors de notre duel, je vous ai raconté mon histoire, avait-elle lancé. Je vous ai dit comment je m'étais éveillée au Wyrd. Elle s'était tu un instant. Il y a une chose que je ne vous ai volontairement pas dite. Maintenant que vous êtes prêt à rejoindre Midgard, j'aimerais que vous sachiez qui était réellement l'homme qui me retenait prisonnière. »
Le fils de Hel avait agréé d'un discret signe de tête. La valkyrie avait alors repris :
« Il paraissait attendre ma venue, confortablement assis sur son grand lit. Je trouvai cela étrange, voire inquiétant, mais lorsque l'heure de l'affronter arriva, je décidai de faire fi de ma peur et de me concentrer exclusivement sur la haine que je ressentais à son égard. Je le frappais à l'aide d'une épée que j'avais volée à l'un des gardes et lui me répondait avec un simple bâton que l'on aurait dit à peine arraché à la branche d'un arbre. Il était si habile qu'il me désarma. Ce fut donc de mes mains que je finis par lui briser la nuque. Alors que de soulagement, j'éclatais en sanglots, je le vis se relever et ses traits se métamorphoser. Dans sa main droite, son bout de bois avait été remplacé par une lance si belle et si impressionnante, qu'à côté d'elle, Stiarna n'était rien de plus qu'un colifichet. »
Elle avait marqué une courte pause avant de terminer :
« Oui, Valgard. Sans le savoir, j'avais affronté Odin. Avait-il toujours été ce monstre qui avait tué mes parents à la tâche ou avait-il juste emprunté ses traits afin de me faire passer ma dernière épreuve ? Je ne saurais le dire. Il fit de moi l'une de ses servantes et m'accueillit dans son sublime palais d'Asgard. Une lance magique, parente de Gungnir, me fut offerte, et l'on me vêtit d'une armure précieuse. Mes cheveux poussèrent mais je ne me défis jamais des chaînes de l'esclavage. J'avais en effet quitté le service d'un seigneur humain pour devenir l'une des messagères du plus grand des rois. Si je vous raconte cela, c'est pour que vous sachiez à quoi vous attendre. On dit du Père des dieux qu'il est un grand sage ; il n'est en réalité qu'un prédateur rusé prêt aux pires bassesses pour rester en vie. Survivre est son unique préoccupation. Si, pour se protéger, il lui est possible de briser votre existence ou celle de vos proches, il n'hésitera pas à le faire ! »
Sur les ultimes recommandations de Modgud, Valgard s'en était allé, convaincu qu'elles lui serviraient tôt ou tard. S'il voulait mener sa quête à bien, il devrait garder à l'esprit que son ennemi mettrait tout en œuvre pour lui nuire et que, même si le Niflhel abritait le seigneur suprême des reptiles, Asgard était également dirigé par un dangereux serpent, cauteleux à l'extrême.
Cela faisait à peine trois mois que le fils de Hel avait gagné la terre des hommes. La terre des hommes et la lumière. La première fois qu'il avait vu cette si éblouissante clarté, il avait cru qu'une boule de feu gigantesque lui roussissait la peau. En foulant la terre de Midgard, ses poumons s'étaient emplis d'un air humide et chaud ; ses yeux avaient pu voir autre chose que du noir, du vert et du gris ; ses semelles avaient fait la connaissance d'un sol qui n'était pas que de pierre et de glace ; quant à ses oreilles, elles avaient pu s'enivrer d'une autre musique que celle jouée par les plaintes des spectres. C'était une sensation toute différente de celle qui s'était emparée de lui durant le Murmure du Destin.
Évoluer au cœur de cet endroit nouveau, c'était goûter une pleine assiette d'un mets que ses rêves n'avaient fait que lui proposer par minuscules bouchées. Au début, il avait eu l'impression qu'il ne s'y ferait pas, que ce monde allait vite remarquer sa présence et le vomir comme on recrache un ver caché dans une pomme. Tout y était incroyablement insolite et plein de surprises.
Très vite, il lui avait fallu boire et se nourrir : sur la terre des mortels, on perdait vite ses forces. Par la suite, étaient venus les combats face aux maraudeurs qui s'étaient mis en tête de lui arracher la maigre bourse qu'il avait attachée à sa taille. Et puis, avec le temps et au fil des rencontres, il avait commencé à prendre ses marques et à se fondre dans le flot chamarré des humains.
Sans perdre de vue son réel objectif, il s'était lancé à la recherche du "Pont Arc-en-ciel" qui, disait-on, était le seul chemin vers Asgard. Malheureusement, ses efforts avaient été vains. S'il existait un passage pour les halles divines, celui-ci demeurait efficacement caché aux yeux des locataires de la surface.
Mais qu'avons-nous là ?
Le fils de Hel tendit l'oreille et crut entendre une voix. À n'en pas douter, quelqu'un semblait s'être invité dans la tente que l'on avait fait monter spécialement pour Valgard.
Sans un bruit, il s'avança. Telle une ombre parmi les ombres, il se fondit dans l'obscurité et porta la main à la poignée de Bloddrekk. Prudemment, il écarta le pan de toile qui faisait office d'entrée. Prêt à dégainer aussitôt sa lame maudite, il pénétra sous la tente et se retrouva nez à nez avec un pic-assiette au visage familier.
« Toi ? Qu'est-ce que tu fais ici ? » demanda le iotun, mécontent.
Surpris en train de se rouler sur l'épaisse peau de mouton posée sur le sol afin de servir de lit, le nixe découvert l'après-midi dans la forêt se redressa immédiatement et manqua de s'évanouir sous l'effet de l'étonnement. Il fixa Valgard de ses gros yeux ronds, se mit à genoux et joignit ses longs doigts en un signe de prière.
« Attends ! Je peux tout t'expliquer ! Je te jure, je peux tout t'expliquer ! balbutia-t-il, implorant la clémence du guerrier.
— Par les Elivagar, qu'y a-t-il à expliquer ? Cette journée n'est pas terminée, et cela fait déjà deux fois que ta route croise la mienne. Je commence à croire que ce n'est pas le fruit du hasard.
— Attention, attention ! N'exagérons pas, hein ! D'accord, je t'ai volontairement suivi, mais tout à l'heure, dans le bois, c'est toi qui m'es tombé dessus !
Le petit diable bleu papillonna des cils ; un grand sourire lui remonta jusqu'aux oreilles. En vain. Son interlocuteur ne semblait pas d'humeur à se laisser attendrir par des pitreries.
— Qui t'a envoyé ici ? le questionna Valgard. Odin ? Ou bien ma mère, peut-être ? Il se pourrait qu'elle t'ait ordonné de me suivre comme un chien.
La lame de son épée s'agitait devant le nez camus du génie de l'onde.
— O... Odin ? bégaya la créature. Tu veux dire "le grand Odin" ? Celui auquel rien ne peut échapper ? Oh non, qui suis-je pour oser prétendre avoir entendu ne serait-ce qu'une fois le son de sa voix ? Mortecrasse, je ne suis qu'un misérable esprit de la nature, totalement inutile aux yeux, ou plutôt devrais-je dire à l'œil, du Père des dieux !
— Ce vieux fou est plus fourbe qu'il n'y paraît. Je ne m'étonnerais qu'à moitié que tu sois l'un de ses émissaires.
— Vraiment, ce serait m'accorder trop d'importance ! Et en ce qui concerne ta mère, je suis navré mais je ne la connais pas ! Les affaires de famille, moi, j'ai pour principe de ne pas m'en mêler !
— Peut-être dis-tu la vérité. En tout cas, cela ne m'apprend pas pourquoi je te retrouve dans ce campement. Je croyais que les nixes ne pouvaient quitter leur étang ou leur rivière.
— Ça, c'est ce qui est raconté dans les vieux grimoires des magiciens. Un nixe éloigné de son chez lui reste un nixe !
La figure sévère du guerrier prit une allure plus menaçante.
— Bonne nouvelle. J'imagine que ça veut dire que je pourrai te couper la tête autant de fois que je le souhaite sans craindre de mettre en colère le gardien de ta forêt.
— Voyons, pourquoi avoir forcément recours aux menaces ? Est-ce que je me montre agressif, moi, hein ? Écoute, faire ta rencontre, dans le Bois des Mages, m'a fait comprendre que moisir au fin fond d'une grotte perdue sous les eaux n'était vraiment pas pour moi ! J'ai besoin d'aventure, mon grand !
Valgard ne parvenait pas à comprendre où cette conversation allait le mener.
— Non, je ne saisis toujours pas pourquoi tu me racontes ça. Si tu veux voir du pays, trouve-toi un marcassin, chevauche-le et bon vent !
— Pour me faire tailler en pièces par le premier brigand venu ? Fion-de-bouc ! J'ai beau être immortel, je ne suis pas fou ! Par contre, en restant à tes côtés, je me tiendrai à l'abri des coups.
— Vraiment ? Et qu'est-ce qui te fait dire ça ?
Le lutin se frotta les mains.
— Hé hé, on ne me la fait pas, à moi. Tu peux tromper la fille aux cheveux de feu ou les barbares qu'elle a sous ses ordres, tu ne peux me cacher ta véritable nature. Et oui, pour eux, tu es un humain à l'allure bizarre... Pour moi, tu es bien plus que cela !
— Tiens donc... Et que suis-je, selon toi ?
— Tu n'es sûrement pas un mortel, oh ça non ! Tu es trop petit pour être un ogre et trop grand pour être issu de ces avares de nains. De plus, tu es trop beau pour être un troll mais pas assez pour être l'un de ces alfes efféminés. Cependant, tu as la grâce des dieux et la brutalité des iotnar, sans compter que ton odeur est celle de la mort.
Une telle sagacité forçait le respect.
— Tu es perspicace, petite chose. Cela dit, tu te trompes si tu penses vraiment être en sécurité avec moi. Je mène une quête dangereuse et de graves dangers ne tarderont pas à se mettre en travers de ma route. Là où je vais, il n'y a pas de place pour toi, crois-moi.
— Oh que si, mon vieux ! Car quel meilleur bouclier que le corps d'un guerrier protégé par une épée si dangereuse ? Tu croyais vraiment que je n'avais pas remarqué à quel point ton arme est singulière ? Je dirais qu'elle est terrifiante et que sa morsure suffirait à venir à bout de presque n'importe quoi. J'y ai survécu parce que mon sang de nixe me rend invulnérable mais l'insupportable douleur qu'elle a laissé dans ma chair me fait encore terriblement mal. En fait, j'ai l'impression d'avoir été attaché à une broche et rôti dans les flammes sorties du cul d'un dragon !
— C'est une lame dont tu ferais mieux de t'éloigner. Chaque fois que je la sors de son fourreau, il m'est difficile de ne pas laisser sa faim prendre le pas sur mon esprit. Va-t-en au plus vite ! Qui sait, peut-être qu'un jour, je n'aurai pas suffisamment de force pour l'empêcher de te dévorer entièrement...
Apparemment, il en fallait plus pour convaincre le nixe.
— Moi, j'ai confiance en toi, mon grand, et je sais que tu vas vite regretter de ne pas m'avoir eu pour compagnon de route plus tôt. Je sens que nous allons former une belle et grande équipe ! Mon nom est Gitz, Gitz le Rapide ! »
Valgard eut l'impression que quoi qu'il puisse dire, le dénommé Gitz finirait inévitablement par avoir le dernier mot. Cette petite créature était détentrice d'une verve qui avait de quoi assommer le plus patient et le plus sage des êtres. Tant pis : déterminé à la jeter dehors, le fils de Hel rengaina son épée et attrapa la chose rachitique par le col.
« Comment faut-il que je te le fasse comprendre ? Je ne veux pas de toi, tu ne me seras d'aucune utilité ! »
Une flèche traversa soudain la toile de la tente pour venir se figer dans la gorge bleue du génie de l'onde. Relâché, ce dernier tomba lourdement sur la couche de laine, remua poings et pieds et tâcha de retirer ce morceau de bois qui lui perforait la trachée.
À la suite de quoi des cris de guerriers s'élevèrent de concert. Des bruits de galops donnèrent l'impression de se rapprocher de plus en plus. Pour Valgard, cela ne faisait aucun doute : ils étaient attaqués.
« Creuse ! lança-t-il, se dirigeant au dehors. Enfouis-toi profondément dans la terre et attends que je revienne te chercher ! »
Après en avoir brisé la hampe, le nixe parvint à se débarrasser de la flèche. Résolu à suivre les conseils de son nouveau partenaire, il se mit à genoux et gratta le sol avec ses ongles noirs. On pouvait être immortel et avoir moins de courage que le plus pleutre de tous les poltrons. Or, cela, Gitz le Rapide semblait l'avoir parfaitement compris.
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