Deux immortels se toisaient du regard.

« Tu dois être véritablement confiant en tes propres capacités si tu te permets de relâcher ta garde en face d'une ennemie telle que moi, fit la iotun de sa voix grave et vibrante. Tu peux l'être, je te l'assure. Les trolls, tout à l'heure : beau spectacle !

Le fils de Hel ne se laissa pas amadouer.

— Trêve de flagornerie, lui répondit-il sèchement. Va-t-en vite, femme, et vis un jour de plus.

Bien sûr, l'ensorceleuse ne prit pas ces menaces au sérieux.

— C'est justement notre duel qui va décider de l'issue de cette bataille. Laissons donc les humains se combattre entre eux puisque leurs forces se neutralisent.»

Elle fit claquer sa langue contre son palais. Ses lèvres rebondies furent prises d'un tremblement. Elle enchaîna :

« En fin stratège, Adalrik a vite compris que pour faire la différence, il lui faudrait s'allier à des créatures magiques. Afin de me convaincre de lui prêter mon seid, il a rassemblé une prodigieuse quantité d'or. Les trolls, quant à eux, avaient réclamé de la chair humaine. Sans sourciller, il a répondu à toutes nos exigences. En échange, nous lui avons apporté la victoire. Ou presque. La défaite que nous avons infligé ce matin aux troupes de Hedin n'avait que pour but d'humilier le camp adverse. La véritable offensive est celle-ci. Mais voilà que nous tombons sur toi.

— Le Destin réserve force surprises à ceux qui pensent le plier à leur volonté.

— Sot que tu es ! Il ne s'agit que d'un léger changement dans notre plan. Moi, Hyrrokkin, ai lu dans le Wyrd que Hiarrandl serait transpercé par une lame amère le jour de ses soixante-dix printemps. Dans mon esprit, le nom d'Adalrik s'est immédiatement imposé comme celui de l'assassin. Comprends-tu ? Tu ne peux pas t'opposer à la Grande Toile ! Toi balayé, plus rien ne pourra nous empêcher de vaincre. J'aurai recours à mes formules les plus destructrices et le chemin du palais s'ouvrira à nous. »

D'une légère impulsion sur la bride attachée à la gueule baveuse de sa monture, Hyrrokkin ordonna à celle-ci d'attaquer. Sur ces entrefaites, la créature de cauchemar se cabra et poussa un hurlement si horrible que les oiseaux, à des miles à la ronde, virent leurs ailes prendre feu et leurs serres se recroqueviller. Puis la bête se propulsa sur ses pattes postérieures et manqua de happer un Valgard qui l'évita de justesse.

La géante sourit en remarquant l'air crispé de son adversaire. Puis elle fouilla dans une bourse et laissa tomber de petites boulettes sur le sol ; des secousses retentirent à l'intérieur de la terre. Des fissures en lézardèrent la surface et se transformèrent bientôt en véritables crevasses desquelles jaillirent des tentacules verdâtres bardés d'épines. Sans qu'on leur en donne l'ordre, ils frappèrent le demi-dieu avec une telle force que celui-ci se trouva projeté sur une petite butte, dix mètres plus loin. Cependant, il n'y avait pas de répit pour les ennemis d'une enchanteresse si retorse : les ronces reparurent sans crier gare. À l'image de larves immenses en quête d'un morceau de viande en décomposition, ces effroyables vers végétaux fondirent implacablement sur leur proie.

« Les graines de Vidolf n'ont rien perdu de leur efficacité, se réjouit la sorcière, satisfaite. Le pauvre, elles ne lui ont pas laissé la moindre chance. »

La mine fière, d'une tape amicale, elle enjoignit à son destrier de faire demi-tour. Ce rival iotun avait plié sous le faix ; en conséquence, plus rien ne se dressait en travers de sa route.

Mais soudain, une sorte de pulsation se répandit dans l'air ambiant. Une impression étrange, électrique, qui faisait se dresser les cheveux sur la tête. Le sentiment qu'un terrible événement était sur le point de survenir.

La magicienne cessa de sourire.

Les ronces frémirent avant de se fendre violemment. Au beau milieu du tourbillon de sable poudroyant ainsi engendré, le fils de Hel se dressait lentement sur ses deux jambes.

Valgard avait le front recouvert de terre et d'écorchures. Son catogan s'était défait. Ses cheveux blancs à présents détachés encadraient un visage dur mais curieusement calme. Dans sa main droite, Bloddrekk paraissait luire d'une lueur écarlate.

Hyrrokkin réprima un frisson. Quelque chose, chez cet étranger, lui échappait totalement. Elle avait beau chercher à lire dans son âme, elle ne saisissait que de la douleur et de la tristesse. À dire vrai, il y en avait trop pour un seul être. Un corps ne pouvait abriter autant de regrets, de doutes et de désespoir. Sonder son cœur, c'était écouter les plaintes d'une légion entière de fantômes. Cela n'avait pas le moindre sens.

« Qui es-tu ? demanda-t-elle. Que fais-tu ici, parmi les hommes mortels ? Tu n'es pas même l'un des miens ! Que dis-je ? Tu n'appartiens à aucun des neuf mondes ! »

Le héros s'avança sous la lune blafarde. Sa beauté froide, austère, irradiait une lumière de jais qui pétrifiait les os. Comme le venin d'une araignée qui s'insinue dans le corps de sa victime afin de l'immobiliser, son önd paralysait les membres et procurait une effroyable sensation de déchéance intérieure.

« Je suis une ombre, guidée par les larmes de milliers d'autres, fit-il. J'ai une mission à accomplir et, tant que je n'en serai pas venu à bout, je ne laisserai personne m'envoyer dans la tombe. Maintenant, je te le redis, quitte cet endroit et je t'épargnerai.

À cette nouvelle menace répondit la rage de la sorcière.

— Tu ne sais rien ! Je mène une lutte contre le temps et l'histoire ! À chacune de mes victoires, je prends une revanche sur le passé et j'ouvre une porte sur l'avenir. J'œuvre pour la cause de notre peuple iotun. Dans un futur proche, je lui offrirai la vie éternelle !

Valgard répliqua avec tristesse :

— Quelle pitié. Encore et toujours cette obsession de ne pas se laisser gagner par le Grand Vide. La véritable immortalité n'est qu'une chimère. Les humains ne songent qu'à mourir, l'épée à la main, afin de rejoindre Odin et sa cour dans les halles divines. Mais vous, créatures immuables, presque incapables de vieillir, savez qu'à l'heure de votre mort, lorsqu'une lame ou une flèche viendra vous traverser la poitrine, personne ne sera là pour vous accueillir. Vous le savez pertinemment et cela vous fait peur. Les mondes dans lesquels nous évoluons sont gangrenés, pourris de l'intérieur par votre crainte irrépressible du Néant.

— Je n'ai pas peur de la mort, précisa Hyrrokin, piquée au vif. Il y a juste que je ne la laisserai pas me prendre maintenant ! Il est trop tôt.

— Personne n'a le pouvoir de décider du jour où il fermera les yeux. Le Destin est seul à choisir l'instant où cesse une existence, qu'elle appartienne à un dieu, à un iotun ou à un simple humain. »

La bête, mi-louve mi-serpent adopta une position bien campée, prête à foncer tête baissée sur l'adversaire de sa maîtresse. La queue raide, les poils de l'échine dorsale dressés, elle ouvrit grand sa gueule et laissa apparaître ses immenses crocs couverts d'une salive fumante et vireuse. Ses yeux ronds, gros comme des poings, brillaient d'une lueur perverse tandis que ses impressionnantes pattes velues grattaient la terre. Des grognements agressifs s'échappaient de sa gorge, bruits écœurants que l'on aurait dits sortis de l'estomac d'un dragon.

« Dimma brûle de serrer ton crâne entre ses dents. Elle a droit à sa part de carnage et, vu que mon seid n'a pas une emprise totale sur toi, c'est volontiers que je vais la laisser te lacérer les entrailles. Quelle que soit la quête que tu mènes, c'est dans le ventre de l'un des chiens de la lune¹⁴ que tu finiras ! »

L'animal n'attendit pas davantage. Avide de chair fraîche, il s'élança. À chacune de ses foulées, ses muscles menaçaient d'éclater. Des grondements à glacer le sang étaient expulsés de son horrible gueule pleine d'écailles, déformée par l'effort. Arrivé à bonne distance, le monstre sauta. Sur son dos, Hyrrokkin avait fait naître au creux de sa main gauche une boule d'énergie mauve et crépitante.

Bien que l'assaut ne durât qu'une seconde à peine, Valgard sut dégainer Bloddrekk de son écrin de squames noires au moment opportun : le raidho enseigné par Modgud, cet art martial pratiqué par les valkyries, frappait vite et fort. Le choc fut violent. Ce fut la tête la première que la bête atterrit sur le sol, à la suite de quoi elle roula sur elle-même en une fulgurante culbute.

Une véritable mare de sang avait aspergé les alentours. Les quatre membres de l'abominable monture gisaient, épars, entre sa dépouille et la silhouette de son bourreau ; si des quintes de toux secouaient de temps à autres sa lourde carcasse, elle cessa bientôt de respirer, rappelée dans le néant infini du Ginnungagap.

Hyrrokkin, elle, se releva péniblement, le corps brisé, un sang de charbon aux coins de la bouche.

« Ta maîtrise du Wyrd est impressionnante, dit-elle péniblement, haletante. Et cette arme... D'où vient-elle ? Où te l'es-tu procurée ? Je ressens une funeste magie enfermée à l'intérieur.»

Sa belle assurance s'était muée en une peur indicible. Elle avait vaincu et humilié son lot d'ennemis, brûlés vifs ou transformés en répugnantes et pitoyables formes de vie ; à la seule force de son seid, elle avait fait s'écrouler des clans de braves et réduit en esclavage des chefs redoutés par les téméraires alfes ; en Iotunheim, elle était la seule, il y avait plus de vingt-mille ans, à avoir échappé à l'impitoyable Eggther¹⁵ à qui Freyia avait ordonné de garder les volur enfermées dans la Forêt de Fer. Depuis cette époque, elle avait sillonné moult contrées et semé le chaos partout où elle s'était rendue. Et alors qu'elle était sur le point de remporter une nouvelle victoire, elle frémissait devant un simple bretteur ? Non, en vérité, elle savait qu'il n'avait rien d'ordinaire. Plus troublant, encore, elle ne parvenait pas à comprendre d'où pouvait lui venir cette force et cette détermination. Il fallait bien qu'elle l'avoue : elle allait se faire tuer si elle cherchait à prolonger l'affrontement.

« Tu es dangereux et, quelle que soit la quantité d'or qu'Adalrik est prêt à me donner, elle ne mérite sûrement pas que je risque ma vie pour elle. Tu as gagné. D'ici à ce que nous nous retrouvions, savoure ta victoire. Elle risque d'être de courte durée ! » cracha-t-elle sur cette terre souillée où les mortels des deux camps continuaient à se dresser les uns contre les autres.

Dans le fracas des combats, le demi-dieu parvint à repérer Hedin. Celui-ci semblait d'ailleurs en inconfortable posture. Face à un homme dont l'on ne voyait que le dos, le prince semblait incapable d'abattre son épée.

« Adalrik ne se rendra pas sans emporter la progéniture du roi dans l'au-delà, lâcha Hyrrokin. Tu vois ces mèches de cheveux roux que l'on devine, près de lui ?

— Elma ! Il se sert d'elle comme d'un bouclier...

Le fils de Hel s'apprêta à lancer Bloddrekk dans le dos du traître, mais la iotun l'en dissuada :

— Tu la tueras. Tes bras ont trop de force. Tu vois ? Il vous sera impossible d'obtenir une victoire totale ! » s'esclaffa la sorcière à mesure qu'elle disparaissait dans un nuage de fumée.

Dans le campement dévasté, presque plus aucun mercenaire n'était en mesure de refouler les troupes de Hedin. De rares survivants continuaient à défendre chèrement leur peau. Beaucoup d'autres préféraient, quand on leur en laissait le temps, prendre leurs jambes à leur cou et disparaître sans demander leur reste.

Des dizaines d'individus gisaient, écrasés sous les corps démesurés des trolls de pierre. Autour d'eux, des tonneaux et des boucliers en flammes illuminaient les centaines de cadavres dont la plaine s'était peu à peu remplie. Par moments, on croyait apercevoir des formes légères plonger du ciel et atterrir dans les rangs des trépassés. Se pouvait-il qu'il s'agisse des valkyries d'Odin, sœurs de Modgud ? Sans doute venaient-elles chercher les âmes des élus choisis par les Asgardiens pour gagner la grande Valhalle. Tels des vautours au-dessus d'un champ de bataille, leurs chevaux galopaient dans les cieux, repéraient une cible puis descendaient en piqué afin de quérir cette fragile substance.

Adalrik n'en voyait rien. Il ne ressentait plus la présence de son principal atout et se maudissait d'avoir fait confiance à une alliée d'une lâcheté telle qu'elle l'avait abandonné en plein cœur du camp adverse. Peu importait, il n'avait pas abattu toutes ses cartes. Contre lui, il serrait la fille de Hiarrandl : dans cette situation, la princesse faisait figure de parfaite monnaie d'échange.

« Le vent a tourné, dirait-on ! cria-t-il. Cela dit, je ne m'avoue pas vaincu ! Tu vas jurer de me laisser fuir et, si tu tiens parole, j'épargnerai cette gamine !

— Tu divagues, rétorqua Hedin. Mes hommes se sont montrés plus vaillants que les tiens. Ton armée a été décimée et, même si tu te retranches dans ton domaine, tu n'y auras plus assez de soldats pour te défendre. Lâche ma sœur et je promets de t'exécuter dans les règles. Sois rassuré, j'offrirai à ta dépouille les funérailles rituelles.

— Un esquif a reçu l'ordre de m'attendre sur la côte. Il m'emmènera loin d'ici, mais sois sûr que je reviendrai. Ce royaume est le mien et je ne laisserai pas un vieillard sénile en tenir les rênes plus longtemps ! »

Le prince ne sut que répondre. S'il refusait de céder au chantage de son opposant, sa sœur perdrait la vie. En revanche, s'il laissait Adalrik s'échapper, avec quels autres monstres ce traître reviendrait-il un jour sur les terres qui l'avaient vu grandir ?

« La fuite, répliqua une voix. Parfois, c'est ce qu'il y a de mieux à faire. Toutefois, se servir d'un otage est une insulte à l'honneur. Si tu veux t'en aller, tente de le faire par tes propres moyens et prouve ainsi ta valeur.»

Le renégat grimaça en reconnaissant le champion de Hedin, cet étranger qui avait été capable de vaincre ses trolls et qui était sans doute responsable du départ précipité de Hyrrokkin.

« Laisse-le, Valgard. J'accepte sa requête. Tu entends, Adalrik ? Je te jure que tu pourras t'en aller si tu libères ma sœur.

— Ce serait commettre une grave erreur, se permit de dire le guerrier. Je peux être suffisamment rapide pour le frapper sans toucher Elma.

— Trop dangereux. Je ne peux pas te laisser prendre ce risque. Regarde la pointe de son arme : elle touche la peau de ma sœur. Elle serait égorgée avant que tu ne tues ce chien... »

Le regard du vaincu s'illumina. Il connaissait parfaitement Hedin : le prince tenait ses promesses sans faillir. Or, s'il assurait de ne pas poursuivre son adversaire, l'ancien vassal de Hiarrandl pouvait prendre la fuite sans avoir à redouter de se faire transpercer par une flèche ennemie. Un air soulagé sur son cachectique et austère visage, Adalrik repoussa violemment la jeune femme dans les bras de son aîné. Sans perdre de temps, il courut vers son imposante monture. En bon cavalier, il l'enfourcha avec prestance.

« L'engagement est sacré ! hurla-t-il. Respectez-le et je jure de vous tuer rapidement lors de nos retrouvailles ! Va, Omur ! »

Des soldats manifestèrent leur envie de partir à sa poursuite ; Hedin s'y opposa. Il avait donné sa parole et, même s'il brûlait d'occire ce charognard, il ne pouvait se résoudre à briser ainsi son serment. Il était le fils d'un roi juste, il se devait d'en être digne. Sans compter qu'il n'avait plus d'yeux que pour sa cadette : heureux d'avoir évité le pire, il déposait sur son front de tendres et délicats baisers.

Avec le sentiment d'avoir gagné non pas une bataille mais bien une guerre, il se tourna vers Valgard et lui adressa un franc merci. Allgrongard devait tellement à ce vagabond ! Après avoir sauvé Elma, il avait cette fois défendu le pays tout entier. Un geste que personne ne serait prêt à oublier.

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Lexique :

14 - Chiens de la Lune : appelés aussi Managarm (Mánagarmr). Enfants monstrueux du loup Fenrir et de la iotun Iarnvidia.

15 - Eggther : forme simplifiée du nom Eggþer (Gardien de l'Epée). Héros qui combattit Ases et Vanes lors de la première grande guerre opposant géants et dieux. Après sa défaite, son esprit fut soumis par la magie de Freyia puis on le chargea de veiller à ce qu'aucune sorcière, élève de Iarnvidia, ne s'échappe de la Forêt de Fer.