Chapitre 4.2
Il régnait dans la taverne une piquante odeur de sueur et de miel. L'air y était lourd et chaud. Baignant l'intérieur de la pièce dans un clair-obscur amène, la lumière du dehors filtrait à travers les interstices des planches de bois qui constituaient les murs de cette bâtisse crasseuse. Des tables rectangulaires, branlantes et pleines d'encoches, accueillaient de petits groupes de gaillards bavards et déchaînés. L'ambiance était à la fête. Et cela durait depuis des jours.
La mine patibulaire, comme à son habitude, Herulf vidait sa cinquième pinte, un filet de mousse sur sa moustache marron. Plusieurs de ses hommes braillaient et attrapaient les serveuses par la taille, déterminés à ignorer leurs fausses et pudibondes protestations. Depuis leur retour, lui et ses guerriers étaient traités en divinités : il ne leur fallait guère insister pour obtenir les faveurs des femmes, les taverniers leur offraient de bonne grâce leurs repas, la bière coulait à flot dans leur gorge assoiffée, et les commerçants leur faisaient don de leurs plus rares marchandises. Cette ferveur avait pris une telle proportion que des vieillards, des malades et des éclopés se jetaient sur eux dans les rues boueuses de la cité ; à l'évidence ils espéraient guérir leurs maux en touchant les bras ou en frôlant les épaules des nouveaux sauveurs. Les noms de ces braves étaient dans toutes les bouches, associés aux plus glorieux des qualificatifs. Même dans leurs rêves les plus fous, ils ne s'étaient imaginé gagner la guerre si tôt et en ressortir avec si peu de blessures.
Il fallait reconnaître qu'Adalrik avait été initialement un adversaire retors et redoutable. Dans la cour de Hiarrandl, on avait plus d'une fois formulé les craintes les plus vives quant à l'issue de cet affrontement fratricide. Au final, des centaines de soldats avaient péri, leur vie offerte pour le triomphe de leur camp. Néanmoins, reprendre possession des cités et des villages passées aux mains de l'ennemi avait été moins difficile que prévu : les rares généraux à la solde d'Adalrik n'avaient offert que peu de résistance aux envoyés du roi. Une courte semaine avait suffi pour que le royaume soit réunifié. En exemple, les pires des traîtres avaient été mis à mort. Terrorisés, les derniers comploteurs avaient préféré faire profil bas et abandonner leurs sinistres rêves de révolte, au moins pour un temps.
Qui aurait pu se douter que, quelques jours auparavant, une bataille d'une rare férocité s'était déroulée aux alentours ?
Le Destin pouvait réserver force surprises à ceux qui oubliaient son inconstance et sa cruauté. Il s'amusait à défaire d'un seul geste ce que des générations entières de dieux, de iotnar et d'humains avaient bâti au fil des siècles. Lorsqu'il se décidait à intervenir, il se saisissait d'un minuscule grain de sable et le jetait en plein cœur de l'un de ses propres rouages. Cet insignifiant élément perturbateur avait cette fois pris les traits d'un étrange voyageur à la chevelure de neige et aux yeux d'ambre. Par sa seule présence, il avait renversé le cours des choses aussi facilement qu'une vague farouche contre la coque d'un navire. Seulement, il quitterait bientôt ces terres pour ne plus y revenir.
Hedin fit tourner distraitement sa chopine entre ses doigts écorchés. Il aurait dû se sentir heureux maintenant que plus aucune menace réelle ne planait sur son peuple. Pourtant, son cœur se serrait à mesure qu'il pensait à la femme qui l'attendait, enfermée entre des fortifications similaires à celles-ci. Il ne pensait plus qu'à retrouver son corps blanc et ses tendres baisers. Le bruit des épées contre les boucliers, l'odeur de la chair brûlée et du sang sur les lames avaient fui sa mémoire ; ses sens ne vibraient plus que pour la magnifique Hild dont les cheveux d'or n'avaient d'égaux que ceux de Sif, épouse de Thor. Mais elle n'était pas à ses côtés, les flots les séparaient obstinément. Pire encore : le roi Hogni, souverain de Taakevik, n'avait jamais eu de cesse de s'opposer à l'union de sa fille avec un prince en qui il ne voyait qu'un misérable, incapable de veiller sur le moindre bout de terre. C'en était rageant. Et si injuste.
Résolu à ne pas laisser faire, Hedin se leva de sa chaise et posa une main sur l'épaule de Herulf.
« Prépare tes affaires, dit-il à son vieux camarade. Aujourd'hui, je ne veux plus attendre. »
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