Chapitre 5.2
Hild connaissait parfaitement ce miroir. Ces dernières années, elle y avait vu son reflet se transformer lentement en un visage de femme. Pourtant, ses yeux n'avaient pas changé d'expression, ils restaient ceux d'une enfant triste, sur les lèvres de laquelle peinait à poindre le moindre sourire.
Cela faisait des mois que son père ne lui avait laissé pour seule compagnie que les domestiques qui s'affairaient dans les couloirs d’Ornenborg. Recluse derrière les remparts, elle passait son temps à attendre que des nouvelles de son aimé lui parviennent enfin. De l'autre côté de la mer, Hedin se battait contre l'un de ses anciens sujets. Certaines rumeurs racontaient même que ce dernier s'était alloué les services de créatures surnaturelles aux pouvoirs incroyables. Mieux valait ne pas trop y penser.
La guerre lui avait tout volé et menaçait de ne jamais rien lui rendre. Les deux hommes qui comptaient le plus pour elle bravaient en cet instant la fatigue, la douleur et la mort. Mais combien de temps cela allait-il durer ? Combien de temps allait-il falloir à Odin pour les vouloir à ses côtés ? Et elle, que ferait-elle une fois qu'elle se retrouverait véritablement seule ? Cette cour, autour d'elle, était constituée de fantômes : ils avaient beau être présents, elle les voyait à peine.
Une larme dévala le long de sa joue gauche. Parfois, elle se sentait si vide qu'elle en venait à se faire peur. Était-elle réellement une princesse ? À dire vrai, elle ne s'en trouvait pas l'éclat.
Au-dessus d'elle, Frideborg brossait ses longs cheveux blonds à l'aide de pinces de métal et d'un peigne en os.
« Vous vous faites du souci pour votre père ? lui demanda cette dernière. N'ayez crainte. Son retour est imminent et il vous trouvera sans attendre un parfait époux.
Comme elle faisait tourner sur son index la précieuse bague de sa mère, Hild répliqua :
— Je l'ai déjà trouvé. Il m'aime et il obtiendra ma main, une fois sa guerre terminée.
— Vous n'avez donc pas oublié ce Hedin ? Pourquoi n'écoutez-vous pas notre roi ? Il est sage et sait mieux que quiconque ce qui est bon pour vous !
La princesse blêmit sous l'amertume.
— Tu le juges sans le connaître.
— J'en ai vu suffisamment pour me faire une très nette opinion de lui, croyez-moi. Il n'est pas nécessaire de savoir manier une lame pour se rendre compte qu'il n'a rien d'un brave ! D'ailleurs, il est sans doute mort à l'heure qu'il est. »
Hild réfréna une envie folle de gifler cette servante à la langue bien pendue. On l'en empêcha : la porte s'ouvrit d'un coup sec, une silhouette familière et inespérée pénétra dans la pièce.
« Hedin ! » s'écria la jeune femme.
Comme pour s'assurer qu'elle ne rêvait pas, et au mépris de l'étiquette, elle se leva de sa chaise et courut s'enfermer dans ses bras. Dans cette moitié de mirage, elle se fit la promesse de ne plus laisser quiconque les séparer.
« Je suis venu pour vous. Je vais vous ramener avec moi.
— Cette guerre qui ravage vos terres, est-elle terminée ?
— Oui, nous avons vaincu. Un allié providentiel est apparu, grâce auquel nous avons sauvé Allgrongard et chassé le félon hors de nos frontières. Hedin se tut une seconde, le visage grave. Si je ne vous libère pas de cette forteresse dès maintenant, vous y finirez vos jours, seule ou au bras d'un homme pour qui vous ne ressentirez rien, reprit-il. Je ne veux pas exercer de chantage sur vous, mon amour, ou vous imposer un choix qui ne serait pas le vôtre. Je veux seulement avoir une chance de vieillir à vos côtés.
— Et moi, je n'en peux plus de cette vie où tout me paraît si fade… Oui, je ne veux plus vous laisser partir.
— Dans ce cas, hâtons-nous de fuir cette demeure ! Chevauchons ensemble jusqu'à la côte et traversons la mer ! »
À ces mots, l'air bonhomme de la rondouillarde servante se transforma en un vilain rictus de colère. Le sang lui monta aux joues, sa peau blanche vira à l'écarlate.
« C'est une honte ! Oser s'inviter ainsi dans la chambre d'une dame ! Impardonnable ! Prince ou pas, je demanderai à vous faire fouetter ! Et vous, vous ne le suivrez pas ! Je ne le permettrai pas ! » aboya Frideborg, prête à saisir Hild par la robe.
Par chance, une voix arrêta son geste.
« Pourquoi ferais-tu cela ? J'ai également remué ciel et terre pour te retrouver. Oh, toi qui es simplement parfaite, tu es plus belle que dans mes rêves ! »
Devant la domestique, un homme aux allures d'adolescent arborait un sourire éclatant, qui révélait ses superbes dents blanches. Son regard était d'un bleu splendide, sa peau pâle comme celle d'un alfe. Ses cheveux longs retombaient en d'épaisses boucles marrons sur ses épaules arrondies. Et que dire de ses admirables vêtements qui auraient largement fait passer la garde-robe d'un roi pour de vulgaires haillons ?
Sans tarder, il saisit la gironde Frideborg par les poignets et posa de délicats baisers sur ses doigts gourds. La grosse femme se calma aussitôt. Elle n'avait pas envie de résister à ce sublime étranger qui la courtisait avec ardeur. Elle n'avait d'yeux que pour lui, ses oreilles n'écoutaient que le son de sa voix : plus rien n'avait d'importance, autre que le désir qui sourdait dans son ventre. Elle voulait être à lui sur le champ. L'esprit embrumé, elle n'accordait plus la moindre attention à la demoiselle dont elle avait la garde et ne remarqua donc pas la fuite des amants. Fuite qui la laissa seule avec ce magnifique et flamboyant visiteur dont elle ignorait le nom.
« Tu vas m'écouter et faire ce que je t'ordonne, ajouta-t-il d'une voix douce. Allonge-toi sur ce lit et ferme les yeux. Lorsqu'une minute aura passé, tu les ouvriras et je ferai de toi la plus heureuse des femmes, ô Frideborg, incarnation de mes désirs les plus secrets… »
Sans discuter, elle s'exécuta. Lourdement, elle s'avachit sur le matelas et ferma aussitôt les paupières avec obstination. Là, elle compta et compta encore. Une étrange fatigue gagna ses os et ses muscles. Profondément détendue, elle finit par oublier qui elle était, où elle se trouvait... Entraînée dans un sommeil de plomb, elle pencha la tête sur le côté. Des ronflements ainsi qu'une série de marmonnements s'échappèrent de sa gorge, signe qu'elle était réellement en train de dormir.
Il n'en fallut pas plus à Gitz pour pousser un profond soupir de soulagement et quitter la pièce sans tarder. Plus personne ne pourrait lui reprocher de ne pas servir à grand chose.
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