Chapitre 6.3
Parfois, je revois cette eau, verte et glacée. Je la sens fondre sur moi, m'entourer. Le courant m'emporte et m'empêche de lutter. Mes bras s'ankylosent. Il m'est impossible de distinguer le haut du bas. On ne peut s'échapper de Hvergelmir. Aujourd'hui encore, je compte parmi les damnés. Aujourd'hui encore, je me rappelle de choses que je n'ai pas vécues.
Ce coup de hache qui me traverse la clavicule ne m'était pas destiné. Pourtant, sa douleur ne m'épargne pas. Je sens ma chair rompre. Mes os craquer. Et le contact brûlant de mon sang contre la morsure froide de la lame.
Je n'ai jamais rencontré ces hommes qui me reprochent de les avoir bernés aux dés. Malgré cela, ils me rouent de coups et me crachent à la figure. Leur cheval tire la corde à laquelle ils m'ont attaché, face contre terre. L'animal s'emballe. J'ai l'impression que mon corps prend feu.
Ce n'est pas moi que l'on pend par les pieds. Ce n'est pas moi à qui l'on ouvre le thorax. Ce n'est pas moi qui sent leurs mains me fouiller la poitrine pour m'arracher tripes et poumons. Ce n'est pas moi, mais un autre. Néanmoins, l'espace d'un souffle, je deviens lui, je deviens elle.
Parfois, je me fais bourreau. Par amour pour l'or, pour le pouvoir ou pour les femmes, je brandis mon épée ou je bande mon arc. J'extermine des familles entières. Je nourris la terre de sang et je laisse derrière moi un sillon de panique. Par inadvertance, je me fais surprendre par un survivant que je n'avais pas vu. Sa dague se plante dans mon dos. Il me regarde tomber et mourir en silence. Un sentiment de colère me consume. Parce que je ne suis pas mort en guerrier, Odin ne voudra pas de moi.
Ils l'ont traitée de Varg²⁰, lui ont interdit de revenir dans le village. Pour que tous le sachent, ils lui ont balafré la joue avec la pointe d'un couteau. Sans lui donner de soins, ils l'ont chassée de chez elle, l'offrant en pâture à la tempête de neige qui se faisait imminente. De froid, elle a péri, son âme lentement délogée de son enveloppe gelée. Je souffre ce qu'elle a souffert. Ses dents qui claquaient, ce sont les miennes à présent. Que ne serais-je capable de faire pour me réchauffer près d'un bon feu ?
Mes chers damnés. J'ai touché vos mains squelettiques. Je me suis agrippé à vos membres pourrissants. J'ai failli périr. Je vous ai rejoints de l'autre côté des plans, l'envers de notre existence qu'aucun vivant ne peut voir, pas même ma mère, votre geôlière. Là-bas, vous m'avez confié une mission. Je suis votre bras armé et vengeur, la clé qui vous permettra un jour d'être délivrés. Je vous ai fait une promesse, et je la tiendrai. Je vous demande seulement d'être patients. Je vous demande seulement de me laisser agir à ma guise. Il est inutile de me reprocher de perdre du temps. Vous avez peut-être décidé de l'endroit où je dois me rendre, ce n'est pas à vous de choisir quel chemin je dois emprunter pour cela. Je ne suis l'objet de personne. Personne ! Me le répéter me permet de ne pas oublier qui je suis, alors qu'à nouveau, je sens un contact liquide contre ma peau. Cette fois, il est tiède et doux. Ce n'est plus votre horrible bourbier… J'en suis sorti.
C'était un matin maussade. Sol semblait avoir choisi de dédaigner les habitants d’Allgrongard, refusant d'illuminer leur ciel et de réchauffer leur terre. Des nuages louches déversaient sur le royaume de véritables torrents de pluie. Le fond de l'air était frais et un vif brouillard empêchait de voir plus loin qu'à une dizaine de mètres.
Les gens de Hostengard s'étaient réfugiés dans leur humble demeure, à attendre l'accalmie. Valgard, lui, restait dehors, seul et trempé jusqu'aux os. Il levait la tête, la bouche grande ouverte, et plissait ses beaux yeux jaunes. Les gouttes d'eau s'écrasaient contre son front en un bruit sourd ; en éclatant, elles se scindaient en globes miniatures, transparents comme des diamants. Ce n'était pas pour lui déplaire, au contraire : fasciné par les multiples facettes de ce monde, il ne se lassait pas de découvrir les différentes tenues dont se paraît l'Enclos du Milieu. Au gré de son humeur, le jardin des humains pouvait se faire chaud et lumineux, froid et aveuglant, humide et pâle.
« Ah, si tu te voyais ! s'écria une voix de femme. Tu es ridicule ! C'est juste une ondée, pas de quoi tomber en extase.
Valgard ferma les paupières. Sans se retourner, il répondit :
— Cette eau qui s’abat du ciel, c'est magnifique.
— Tu plaisantes, j'espère ? s'exclama Elma, bien au sec à l'intérieur de la chambre. Je ne sais pas si tu t'en es rendu compte mais il pleut à verse. Même les chiens cherchent à s'abriter par un temps pareil.
Le héros esquissa un fugace sourire.
— C'est sans doute que je n'ai rien d'un chien, s'amusa-t-il.
Gitz était là, lui aussi. Il s'approcha de la grande porte-fenêtre qui donnait sur le balcon.
— En tout cas, tu devrais rentrer, intervint-il. Si tu continues, tu vas attraper la mort.
— Pourquoi rentrerais-je ? Je suis bien, ici, répliqua le demi-dieu.
— Moi, j'ai plutôt l'impression que tu profites de cette pluie comme s'il s'agissait de la dernière que tu voyais, je me trompe ? lui demanda Elma, ses poings appuyés contre ses hanches.
Un léger silence.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Ne me prends pas pour une idiote, je vois clair dans ton jeu. Tu ne parles presque pas et tu préfères rester à l'écart. Seulement, tu t'es attaché à nous. Au point que tu comptes rester à nos côtés durant l'attaque de Hogni. Pas de réponse. Elma insista : tu as peur, n'est-ce pas ? Tu sais que son armée est trois à quatre fois plus importante que la nôtre. Sans compter l'équipement dont elle dispose, qui surclasse largement nos épées et nos boucliers. Tu as peur pour ta vie et c'est compréhensible, crois-moi…
— Tu te trompes ! gronda le nixe. Il a mis en pièces quatre trolls et une sorcière iotun ! Que crois-tu qu'il fera, cette fois ? Qu'il prendra ses jambes à son cou et qu'il vous abandonnera ? Non, il n'a pas peur de la mort ! Il est au-dessus de ça ! »
Au cou de Valgard, le médaillon offert par sa mère se fit plus lourd, les anneaux de sa chaîne tirés vers le bas. Les morts se manifestaient : ils réclamaient que la priorité leur soit accordée.
« En réalité, vous avez tous les deux raison. J'ai peur, je ne le cacherai pas. Cependant, ce n'est pas pour moi que je tremble : c'est pour vous. Si je sens que la bataille est perdue d'avance, je la fuirai parce que je ne peux me permettre de tomber avant l'accomplissement de ma quête. Or, si je suis forcé de fuir, cela ne pourra signifier qu'une chose : vous-autres n'aurez plus aucune chance de vaincre. Il en sera fini de cette cité et des rêves de ceux qui la peuplent.
Des paroles dures. Si dures qu'Elma refusait de les croire.
— Mon père me fait te dire que les garnisons ont été reconstituées. Pour cela, il nous a fallu recruter des hommes aux quatre coins du royaume, mais le jeu en valait la chandelle. Notre récente victoire sur Adalrik en a motivé plus d'un et les soldats sont confiants. Ils ne savent pas vraiment ce qui les attend si les troupes de Hogni débarquent… Et c'est tant mieux.
— Plus ils seront persuadés de pouvoir vaincre, plus dangereux ils seront. Toutefois, prenons garde à ce qu'ils ne se jettent pas tête baissée sur leurs opposants. Face à de tels adversaires, agir inconsidérément reviendrait à dresser son propre bûcher. »
Ce n'était pas une averse ordinaire. Il y avait dans l'air un parfum de moite mélancolie, une odeur d'apocalypse chargée de désespoir. Comme si une chape de tout ce que les neuf mondes pouvaient compter de plus gris s'était abattue sur Midgard.
Elma frémit. La mine désabusée, elle jeta un léger coup d'œil au petit Gitz. Et bizarrement, elle se sentit mieux. Il fallait dire qu'elle ne le détestait plus autant. Sous ses airs de ridicule créature souillonne et famélique, le génie de l'onde avait un bon fond.
« C'est étrange, lâcha-t-elle, s'extirpant de ses pensées. Tu ne m'as pas demandé une seule fois ce que je pensais de la décision prise par mon frère…
— Tu as l'air contente pour lui. C'est ton frère aîné, j'imagine que le voir heureux te suffit.
— Au début, avec mon père, nous lui en avons voulu de nous avoir fait ça. Il a volontairement choisi de faire courir à son peuple un gros risque. En cas d'assaut ennemi, il se pourrait qu'Allgronngard ne se relève pas…
— Et qu'est-ce qui vous a fait changé d'avis ?
— Des motifs différents… Mon père pense que notre existence est déjà écrite, que ce qui nous arrive est inscrit sur une sorte de fil qui, relié à d'autres, constitue le Destin. Pour ma part, j'ai choisi il y a longtemps de ne pas me laisser guider par une force invisible dont je n'ai jamais pu vérifier l'existence. Si je dois remettre ma vie entre les mains de quelqu'un, je préfère que ce soit entre les tiennes… Voilà pourquoi je suis confiante. Voilà pourquoi je n'en veux pas à mon frère. Tu dis que tu fuiras ? Je ne te crois pas. Tu resteras à nos côtés et tu nous sauveras. Une fois de plus. »
Rougissante, Elma osait à peine regarder le fils de Hel. Sans doute n'avait-elle pas l'habitude de faire ce genre de déclaration. Ses yeux semblaient s'être parés de larmes claires. Ce devait être une impression car une fille de roi ne pleurait pas.
Valgard ne sut plus que dire. Pour la première fois depuis son arrivée dans ce monde, il se sentait touché au plus profond de son être. Seules sa mère, Modgud et le bon Garm avaient été capables de l'émouvoir ainsi. Une seconde, le champion se crut rentré chez lui.
Que pouvait-il trouver à dire, après un tel discours ? Tiraillé entre son devoir envers les damnés et son envie d'aider ces gens, il préféra s'attarder de nouveau sur l'horizon.
La pluie s'arrêta subitement, le panorama se dégagea, son voile de brume déchiré par des rayons de soleil. Sur la ligne bleue de la mer, gondolée par les vagues, un groupement de petits points noirs fit son apparition. De ces microscopiques tâches d'ombre posées sur les flots, s'élevait la force inquiétante que Valgard avait ressentie dans le domaine de Hogni.
« Ce que nous redoutions ne tardera pas à se produire, déclara le demi-dieu avec sang-froid. Il vient récupérer sa fille. Nous devrons nous battre, à moins qu'il nous soit possible de le raisonner, ce dont je doute fortement.
La princesse aux cheveux de feu rejoignit son allié. Portant la main à son front, elle plissa les yeux et essaya de repérer, à son tour, les navires sur lesquels le colérique seigneur avait fait embarquer sa redoutable armée.
— Comment fais-tu pour savoir qu'ils arrivent puisqu'il n'y a rien à voir ? demanda-t-elle, circonspecte.
— Je veux jeter un œil ! » gémit Gitz à qui le balcon de bois obstruait la vue.
La jeune femme saisit le nixe sous les aisselles et l'assit sur le rebord de la large corniche ainsi qu'elle aurait pu le faire d'un enfant.
« Par tous les sent-la-chiasse de Midgard, Valgard a raison, assura sans hésiter la créature. À ce que je vois, il doit y avoir au bas mot une centaine de navires ! »
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Lexique :
20 - Varg : Loup privé de paix. Nom donné au paria, mis au banc de la société. Une telle personne, frappée du sceau de l'infâmie, n'a d'autre choix que de vivre à l'écart de tout semblable. Déroger à cette règle expose le proscrit à une mort immédiate et sans jugement.
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