Chapitre 7.3
L'envoyé divin dégaina une arme surprenante qu'il abattit d'un seul coup sur sa cible. L'assaut fut fulgurant, le iotun esquissa de justesse un pas sur le côté. Les lames s'entrechoquèrent, forcèrent le fer à maintes reprises en une explosion de brandons rougeoyants. Quiconque aurait été témoin du spectacle en aurait déduit que les deux combattants étaient de force égale, mais un œil averti aurait compris que l'un des deux conservait un net avantage.
De leur côté, les deux rois n'étaient pas restés inactifs. À défaut de pouvoir mettre la main sur Somi, Hiarrandl s'était emparé d'un glaive trouvé sur le cadavre sanguinolent d'un garde. Il essayait de parer tant bien que mal les impitoyables attaques du féroce Hogni quand il trébucha sur un soldat mort. En cherchant à amortir sa chute, il se brisa les poignets. Debout, son ancien allié le dominait avec morgue.
« Tue-moi, dit Hiarrandl. Contrairement à toi, je ne crains pas de mourir. Mes os sont fatigués et le temps a fini par m'ôter toute vigueur. J'étais venu ici dans l'espoir d'empêcher cette guerre avec la seule arme que je suis encore capable de brandir : les mots.
— Tu as pitoyablement échoué et quittes donc cette vie en perdant.
— Je n'ai aucun regret. Je me suis battu contre la fatalité. Je meurs en roi, tu périras en assassin. C'est là ma victoire. »
De colère, Hogni abattit la pointe de Dainslef sur son adversaire. En un horrible craquement, la lame naine pénétra le sternum du vaincu. Des filets de sang s'écoulèrent lentement de chaque côté de la blessure dans une succession de petits hoquets humides. Un dernier râle de souffrance suivi d'un ultime souffle tiède s'échappèrent de la gorge de Hiarrandl, puis sa tête retomba en arrière dans un bruit sourd.
La prédiction de Hyrrokin s'était avérée juste, finalement.
« Tu as failli ! se moqua Grimnir. Le vieux est mort. Tu n'as pas respecté ton serment. »
Le cœur de Valgard manqua un battement. Du coin de l'œil, il aperçut la dépouille gisante du roi qu'il n'avait pas su protéger. Une nouvelle fois, le Destin, sous la forme d'une fylgiukona, s'était montré inflexible.
Le fils de Hel était seul face à deux monstres. Il ne servait plus à rien de rester. Il fallait fuir ou mourir à son tour. D'un geste sec, le héros trancha la terre qu'il foulait du pied. Un nuage de sang et de poussière jaillit de la balafre. Lorsque Hogni et Grimnir retrouvèrent le sens de la vue, leur prisonnier avait quitté ce charnier auquel commençait à se mêler les mouches.
Au dehors, Bloddrekk tranchait déjà les têtes des soldats assez imprudents pour lui barrer la route. Au milieu de ces corps qui s'écroulaient un à un, Valgard tâchait de repérer un cheval. Ce fut alors qu'il reconnut Hottur, que les hommes de Hogni avaient attaché non loin du vénérable Engill. Le jeune homme coupa la corde qui retenait son destrier à une poutre de bois et, sans attendre, enfourcha l'animal.
« Les dragonnets ! hurla le père de Hild. Envoyez les dragonnets à sa poursuite ! Il ne faut pas qu'il s'échappe ! »
Devant des cages, les bras musculeux de robustes gaillards tirèrent aussitôt sur des cordes fixées à de hauts pans de toile. Les morceaux de tissu tombèrent lourdement sur le sol et libérèrent à la vue de tous d'impressionnantes créatures à écailles. Sous l'action de leviers, la face avant de chaque cellule de fer se leva prestement.
Ainsi furent délivrés ces serpents, juchés sur une paire de puissantes pattes griffues. Les flancs piqués de longues vouges que terminaient d'étranges et volumineuses boules de verre, les monstres plièrent l'échine dans un râle de douleur qui dut s'entendre jusque dans le Niflhel. En un éclair, on leur passa une selle sur le dos, ainsi qu'un long mors de cuir et de métal à l'intérieur de la gueule. On retira les orbes pressées contre leur peau pleine de plaques vert-de-gris, et les bêtes, que soumettaient des brutes au regard fanatique, se relevèrent pour courir sus au fuyard.
Grimnir les observait avec intérêt. Le Dévoreur d'âmes savait à quel point les dragons pouvaient se montrer de redoutables prédateurs. Un seul d'entre eux, arrivé à l'âge adulte, pouvait venir à bout d'un royaume entier – les asgardiens, du reste, tremblaient encore de la menace pernicieuse que l'effroyable Kiartan, à l'époque de l'âge d'or de l'empire ase, avait fait s'abattre sur les huit premiers mondes. Heureusement, rares étaient les survivants de cette race mystérieuse. Les dragonnets de Hogni étaient dépourvus d'ailes, mais s'ils présentaient ne serait-ce que le millième de la rage de leurs aînés, le iotun aux cheveux de neige n'avait aucune chance.
Plus loin, au triple galop, Hottur louvoyait à travers une pluie de flèches. Valgard était ses yeux : selon la pression qu'exerçaient les cuisses du cavalier sur ses flancs mouillés d'écume, le cheval infléchissait sa course vers la droite ou la gauche, sans décélérer.
Avec la distance, les tirs des archers ennemis ne l'atteignirent plus. Il se croyait sauf quand, sous ses sabots rapides, la terre se mit soudain à trembler. Dans son dos, trois formes noires se rapprochèrent. Au fil des secondes, il devint possible de distinguer leur horrible gueule, leurs petits bras atrophiés et leurs puissantes pattes crochues. Les hommes juchés sur ces lézards colossaux saisirent alors les lances accrochées à leur harnachement. Leur tir ajusté avec soin, ils projetèrent leurs javelots. Deux manquèrent leur cible de peu ; le troisième se ficha dans le jarret du cheval. Celui-ci s'effondra en une roulade brutale, emportant Valgard dans sa chute.
Après ce choc d'une rare violence, le champion des damnés peina à se relever. Du sommet de son crâne à ses talons, il n'était plus que souffrance. À ses pieds, Hottur, à demi-mort, pleurait en silence. Parcourues de spasmes, ses jambes ne remuaient plus que par à-coups. Le fils de Hel n'eut pas le temps de lui dire au-revoir ; un monstre fondit sur eux ; en une seconde, sa gueule engloutit le mourant.
Presque aussi hautes que les trolls de pierre affrontés peu de temps auparavant, ces abominations possédaient une telle hargne que leurs forces s'en voyaient décuplées. Le Wyrd permettait de prévoir chacun de leur mouvement, mais leur nombre demeurait trop important pour qu'on puisse les affronter simultanément. Fallait-il prendre la fuite et risquer de se faire dévorer en pleine course ou tenter de défendre sa vie du mieux possible ?
Sa décision prise, Valgard esquiva de justesse le coup de queue que lui destinait l'un des gigantesques sauriens. D'un bond, le deuxième tenta de l'écraser ; sa maladresse lui valut de recevoir un coup d'épée au niveau de la cuisse. Plus malin, le troisième ouvrit la gueule et cracha sur le iotun un boyau de feu crépitant qui embrasa l'herbe verte de la plaine. Pour n'être pas brûlé vif, Valgard se protégea derrière son arme. Comme un bouclier d'un rouge translucide faisait soudain son apparition devant la lame, une partie des flammes fut déviée, l'autre littéralement absorbée par l'épée.
Ivres de rage, les créatures ignivomes rugirent de concert et chargèrent le fils de Hel. Des nuages de poussière obscurcirent les fils de la Grande Toile. Seuls restaient perceptibles l'haleine des charognards et les grognements discordants échappés de leurs longues gorges luisantes. Le voile de cailloux, de terre et de cendres enfin retombé, la meute sauvage n'eut plus rien à se mettre sous la dent. Une forme éblouissante avait déchiré l'espace à la façon d'une étoile filante descendue sur la terre. Et Valgard montait à présent un magnifique pur-sang qu'il reconnut sans mal : c'était l'étalon de ces songes dont le Murmure du destin lui avait implicitement révélé le nom.
« Skinfaxi… Tu appartenais à mon père… »
Poursuivi par les trois dragons, l'ancien destrier de Dag fit route vers Hostengard. Au pied des remparts, des traits s'abattirent sur les monstres. La plupart des flèches ricochèrent sur les épaisses écailles mais l'une des bêtes eut les yeux crevés. Elle chancela avant de s'écrouler lourdement sur le sol, tuant son maître sur le coup. Affamées, les deux créatures restantes se jetèrent avec voracité sur leur sœur blessée puis plongèrent leurs crocs dans sa chair amère.
Inquiets pour leur monture autant que pour leur survie propre, les hommes de Hogni résolurent de battre en retraite. Il leur faudrait implorer la clémence de leur souverain, qui, plus que tout, détestait l'échec.
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