Chapitre 8.3
Ironie mordante. Après lui avoir interdit de quitter la cité, Hedin l'enfermait à l'intérieur du palais. L'amoureux éploré qui avait traversé la mer afin de délivrer son aimée d'un père possessif ne se comportait-il pas comme son ennemi ? Elma lui cracha à la figure.
« Je comprends ce que tu ressens, se défendit-il. Mais crois bien que je n'ai pas d'autre choix. Je ne veux pas que tu combattes à nos côtés. Ce serait trop dangereux.
— Allvindarborg ne me gardera pas de la colère de Hogni ! hurla Elma. Avoue plutôt que tu n'as pas assez de courage pour me voir tomber sur le champ de bataille !
Avec la mine de l'homme qui reconnaît ses fautes sans toutefois pouvoir y remédier, le nouveau roi essuya le filet de salive qui lui barrait le visage.
— J'aurais aimé que les choses soient différentes, petite sœur. Mon destin est de défendre Allgronngard. Le tien est de lui survivre… »
Avant de se retirer, Hedin fit appeler la fidèle enchanteresse de la cour. L'histoire voulait que la vieille Gelda ait assisté à la naissance de Hiarrandl l'Instruit et de son père, Arne le Beau. Et si le chemin de Hel s'ouvrirait bientôt pour ses sens diminués, son seid avait néanmoins permis aux gardes de Hiarrandl de retrouver leur véritable aspect après que Hyrrokkin la iotun les ait transformés en cochons de lait.
Dans la chambre princière, on laissa Elma seule avec la vieille femme dont les pouvoirs magiques, même s'ils n'égalaient pas ceux des plus grandes sorcières de Midgard, étaient craints et redoutés au-delà des frontières du royaume.
« Qui aurait cru qu'un jour je devrais te le passer autour du cou ? dit-elle, tandis qu'un grand anneau de lumière dorée naissait entre ses mains ridées et tremblantes. J'ai lu l'amour qui habite dans le cœur de ton frère. C'est une raison suffisamment noble pour s'octroyer mes services. Et si j'ai entendu notre perte dans le chant des oiseaux, un espoir subsiste pour toi. En conséquence, tâchons de sauver ce qui peut encore l'être. »
Le cercle quitta les mains de sa créatrice pour enserrer la gorge de sa prisonnière. Un instant plus tard, Elma glissait sur les genoux, le tronc droit, les bras ballants. Les muscles de son visage s'étaient relâchés, ses yeux rageurs s'étaient mués en deux billes blanches dépourvues d'expression.
« Le Collier de quiétude, souffla-t-elle d'un ton monocorde.
Dans la voix d'Elma il n'y avait plus la moindre trace de passion.
— Tout désir a été chassé de ton cœur, confirma la magicienne de sa voix rauque. On le destine ordinairement aux condamnés à mort, afin qu'ils ne s'échappent pas. C'est en mon âme et conscience que j'ai eu recours à une solution si extrême. Plus tard, tu te pencheras sur mon cadavre pour me remercier d'avoir agi de la sorte.
— De même que Valgard, j'en suis certaine, avait une chance de nous sauver, je reste convaincue que j'aurais pu me battre.
— J'ai interrogé les entrailles d'une génisse. Dans la Grande Toile cosmique, celui que tu nommes Valgard est entouré de douleur. Moi qui ai scruté les destinées de bien des hommes, je te le dis : cerné par la mort, il est l'incarnation du chaos, un fléau pour Midgard et les huit autres mondes. Je suis formelle, il nous damnera ! »
Le collier remplissait à merveille son office. Les larmes ne vinrent pas aux yeux de la fille de Hiarrandl. Emprisonnée dans ce royaume, dans ce palais, et maintenant dans cette enveloppe qui ne lui répondait plus, elle était réduite à l'impuissance la plus totale.
D'une petite bourse, la sorcière tira une poignée de cailloux qu'elle jeta aux pieds de la princesse. Puis elle passa la porte, appuyée sur un bâton de bois noueux. Par terre, quatre runes étaient disposées en cercle. Peorth, la pierre du Destin, avant-courrière d'évènements cachés, annonçait la révélation d'un secret. Gyfu, l'entremetteuse, invitait à coupler ses talents à ceux d'autrui. Hagal, l'incertitude, rappelait aux mortels qu'il fallait se tenir sur ses gardes. Enfin, Yr, la funeste, laissait planer l'ombre d'un grand danger.
Elma n'avait jamais été sensible aux prédictions censées régir la vie des hommes, c'était d'ailleurs sa seule et unique fierté. Selon elle, chaque être était libre d'agir à sa guise, selon ses propres convictions et sans se soucier des dieux. Toutefois, la fille de Hiarrandl était près de croire cet énième message de Gelda. Maintenant que l'on avait étouffé sa fougue, n'était-il pas temps, pour elle, de se tourner vers une éventuelle puissance supérieure ? Quoiqu'elle fût difficile à convaincre, elle se prit à espérer un miracle.
----------
Seul l'astre nocturne demeurait visible, pâle et froid dans le brouillard. Dans les bosquets alentours, il n'y avait plus aucun murmure, la nature paraissait retenir son souffle. Annonçant un péril imminent, la terre tremblait imperceptiblement.
Juchée sur une butte qui surplombait les lieux, Freyia ne se lassait pas de contempler ce qui deviendrait le théâtre d'un spectacle macabre. Deux gigantesques vagues de boucliers et de lances se déverseraient prochainement dans la plaine. Des hordes de guerriers scanderaient les noms d'Odin le Borgne, de Thor le Fou et de Tyr le Preux. Le sol se gorgerait de sang brun. Et la bataille ne cesserait, le soir, que pour mieux reprendre au matin.
« Je vais remporter mon pari. Alfadr n'aura d'autre choix que de me rendre le cadeau des Brisingar, murmura la déesse, satisfaite. Sans lui, la folie me gagne chaque jour un peu plus... »
Grimnir fit mine de n'avoir rien entendu. Il lui enveloppa les épaules d'une luxueuse cape de fourrure. Le doigt braqué sur un petit groupe de silhouettes qui s'échappaient de la cité de Hostengard, il lança :
« Que comptent faire ces fous ? Six hommes et une forme rabougrie qui ne progresse qu'avec le secours d'une canne. Voilà qui est maigre pour tenter quoi que ce soit. »
Les sept petites tâches s'arrêtèrent lorsqu'elles se furent suffisamment éloignées des murs de la ville. Arrivées au niveau de la carcasse du dragon mort des heures plus tôt – à moitié dévoré par les vautours – elles s'approchèrent suffisamment pour que l'on puisse distinguer leurs traits propres. Aux côtés du roi et de ses suivants, s'agitait une vieille femme voûtée dont les longs cheveux gris touchaient presque le sol. Lentement, elle sema dans les airs des poignées d'une poudre étrange. Des signes cabalistiques s'esquissèrent sur le mélange de glaise et de végétation dans lequel s'enfonçaient les semelles.
« Allons bon, c'est une sorcière ! s'exclama le démon masqué. Hedin a fait appel à elle pour qu'elle lance un sort de protection autour de la capitale. Cela fera nos affaires.
— Très juste, acquiesça la Vane. Les troupes de Hedin sont inférieures en nombre. Ce petit stratagème permettra peut-être de réduire l'écart entre les deux factions. Je crois que nous avons mal jugé le fils de Hiarrandl, qui est un redoutable tacticien. »
Les grands yeux allongés de Freyia pétillèrent d'allégresse. Les lèvres charnues s'ouvrirent grand, peut-être pour happer cette saveur de triomphe qui nageait dans l'air.
« Oh, Grimnir, poursuivit-elle, cette bataille sera superbe ! Je ne manquerai pas de m'en délecter. Odin lui-même l'admirera pour l'éternité. Ce magnifique présent lui sera entièrement dédié. Et il ne le devra qu'à moi.
— Tu oublies le rôle que j'y ai joué, répliqua le Dévoreur.
— Les brillants honneurs de la victoire ne sont pas pour toi. Ce bijou splendide ne saurait parer que la déesse de la beauté. »
La fille de Niord n’avait pas tort. Grimnir était un rejeton des ombres, un charognard sans gloire et dénué de scrupules, un animal rusé qui n’aspirait qu’à se défaire de ses entraves séculaires. À ses yeux, seul le iotun capable de dompter l’épée Bloddrekk revêtait quelque importance. Cet homme qu'il avait vu en rêves lui apporterait la liberté par le sang, il en était sûr ! Mais comme cet alter ego ignorait tout de leur voie commune, il fallait que le monstre prenne les rênes de leurs destinées, qu'il les tire à lui d'un coup sec pour les nouer l'une à l'autre par des liens indéfectibles. Or, son entreprise était en passe de devenir un parfait succès.
Au loin, un loup hurla. On n'avait pas entendu pareil cri de bête depuis l'époque de la Dernière Aube, la guerre qu'avait mené Fenrir, maître de tous les iotnar, contre les troupes divines. Un temps de conflits hors normes, d'une rage et d'une violence si folle qu'il avait bien failli emporter les orgueilleux Freyia et Grimnir. Mais c'était là de l'histoire ancienne : ils avaient survécu à cette ère de ténèbres, et à bien d'autres également ; ils étaient tels des cancrelats, rapides et pleins de ressources, il n'existait pas de pied assez lourd et de semelle assez grosse pour les réduire au silence.
Annotations
Versions