Chapitre 9.3
Adieu, mortels.
Le sort se dissipe enfin.
La surface de l'eau se trouble, alors que se présente une ultime image.
Deux figures se tiennent parmi les vaincus.
Deux rois qui s’affrontent au nom d’une même femme.
Dans une brume épaisse et persistante, les bannières déchirées claquaient, et les armures grinçaient sur les hommes morts. Faite bruine, la pluie lavait à peine les corps qu'une épaisse couche de boue et d'humeurs noirâtres recouvrait en une seconde peau. On n'entendait plus un son, hormis le souffle du vent dans la vallée.
Le dernier adversaire de Hedin rendit gorge. Épuisé, le fils de Hiarrandl se tourna vers les portes de Hostengard. Bien que les deux armées se soient anéanties, les femmes et les enfants, grâce aux dieux, auraient la vie sauve. Sur les vestiges d'un peuple blessé, il faudrait reconstruire un royaume solide et veiller à ce que pareille horreur ne se reproduise plus.
Mais un bruit de pas se rapprocha. Des pieds semblaient s'enfoncer dans la glaise à une allure soutenue… Un homme dont la vigueur n'était pas entamée s'avançait.
« Je crois pouvoir dire que, de toute mon existence, je n'ai jamais haï quelqu'un autant que toi. Tu m'as tout pris. De ma précieuse fille à ma glorieuse armée… Tu m'as dépossédé de tout ce qui faisait ma fierté. Ne me reste que Dainslef. Dainslef et mon honneur bafoué. »
Hogni n'était plus que haine. Son être ne vibrait que pour satisfaire son désir de vengeance. Ses cheveux, comme ses yeux, étaient devenus rouges de sang. Sous la colère, il avait tant serré les mâchoires que ses dents en avaient été fendues. Sa lame d'or rutilait.
« Je ne voulais pas que cela se termine ainsi... Hild et moi désirions seulement vivre ensemble ! Toi qui t'y es opposé, tu es aussi fautif que moi ! »
Mais rien ne pouvait réparer le mal qui avait été fait. Des milliers d'hommes avaient donné leur vie en prélude à ces retrouvailles. L'heure du combat final avait sonné.
Dainslef fendit les airs tel un météore. Hedin parvint à se protéger derrière Undrast. Les deux épées se rencontrèrent une seconde fois, et de minuscules éclats en jaillirent. Au terme d'un troisième assaut, Undrast se brisa complètement. La lame d'or, façonnée par les nains, ne souffrait aucune rivale parmi les armes nées des forges humaines.
Désarmé, totalement vulnérable, Hedin essaya d'esquiver les coups de son opposant. Ce fut peine perdue. Une longue balafre vint lui barrer le torse, que suivirent deux autres sur son épaule gauche et son bras droit. Etrangement, les plaies nouvellement apparues donnaient l'impression de s'élargir au fil des secondes. Des quantités de fluide noir s'en échappaient en un clapotis sinistre. La douleur allait en s'amplifiant.
« C’est fini, déclara Hogni au moment où son ennemi, affaibli, tombait à genoux. Dainslef t'a touché et cela ne peut signifier qu'une chose : tu vas mourir ! Sa réputation t'est sans doute arrivée aux oreilles. Sache qu'elle n'est pas usurpée. Mon épée n'a besoin de frapper qu'une seule et unique fois pour tuer. Chaque blessure qu'elle inflige est impossible à guérir. »
D'évasives formes floues dansaient devant les yeux vides de Hedin. Une saveur amère se répandait depuis son palais. Sa gorge était sèche, ses lèvres pâteuses. La mort lui laissait en bouche le goût du désespoir et de la défaite. En vérité, il se savait perdu mais continuait d'agiter la poignée d'Undrast et le bout de métal tranchant qui y était encore accroché.
« Crois-tu m'effrayer avec ce qui reste de ta pauvre épée ? Tu es exsangue ! À trois reprises, Dainslef a tranché ta chair ! Tu fais route pour le monde des morts, ne le sens-tu pas ?
— Tu… Tu m'y… suivras… Tu... Tu t'excuseras devant mon père…
— Je n'ai à obtenir aucun pardon ! Pas même celui des dieux, qui m'ont trompé. Leur émissaire m'avait promis une victoire aisée. Le grand Odin devait soutenir mes troupes ! Ce chien s'est contenté de les regarder périr !
— Nous sommes… semblables… Il nous faut trouver… des cou… des coupables… pour nous décharger de nos… fautes… mais au fond… au fond de nous… nous savons que nous sommes… les seuls à blâmer…
— Je vais te faire taire une bonne fois pour toute ! Je rentrerai dans ta maudite cité et reprendrai ma fille ! Cette guerre, je vais la gagner sans l'aide de quiconque ! Je suis Hogni, le plus grand roi des hommes ! »
Hogni rugit tel une bête fauve en direction des cieux.
« Tu entends, Odin ? Je n'ai pas besoin de toi ! »
La lame d'or pointa vers les nuages, prête à s'abattre sur sa proie. Sur la surface gravée de runes aux formes anguleuses, pouvait se lire le nom de Dain, son créateur. Hedin regardait l'épée rayonner à la manière d’un soleil. Ce flamboiement l'éblouissait, au point que des larmes d'abandon s'échappèrent de ses orbites roussies. Le fragile sourire de Hild lui apparut alors.
« Je t'aime ! » hurla-t-il.
Et il trancha, à l'aide du cadavre d'Undrast, les chevilles de son adversaire. Dans un cri sans précédent, Hogni s'écroula gauchement sur le sol. Restés dans la glaise, ses deux pieds découvraient l'os. Des gerbes de sang éclaboussaient les alentours. Le roi mutilé, incapable de se mouvoir, sentit le froid de la fin s'engouffrer par les pores de sa peau. Paniqué, il tâcha de retrouver Dainslef qu'il avait laissé choir non loin. Trop tard : rampant avec difficulté, Hedin revenait à la charge. Le fils de Hiarrandl appuya ce qui restait de son fer contre la gorge de son adversaire.
« C'est... terminé… balbutia-t-il. Pour... nous deux… »
L'acier s'enfonça dans la chair. La poitrine de Hogni se souleva puis se bloqua. Le redoutable seigneur avait rejoint ses terribles guerriers. Hedin, lui, se laissa retomber dans la boue. Allongé sur le dos, il n'avait plus la force de remuer les lèvres. Le voyage touchait à sa fin. Tout devenait noir et glacé. La douleur s'enfuyait. Dans les bras de la mort, on ne ressentait plus la souffrance.
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Depuis que Ganglot avait quitté Midgard, la folie et la barbarie des hommes y régnaient toujours en maîtresses absolues. Elle se toucha l'abdomen, redoutant d’y rencontrer une vieille blessure, la marque d'un coup de couteau qui lui avait coûté la vie. Heureusement, l'entaille avait complètement disparue. Son enveloppe spectrale demeurait parfaitement intacte, semblable à ce qu'était son corps de chair avant que ses assassins ne la suppriment.
À l’instar de sa souveraine, elle avait vu le reflet des rois dans l'eau du chaudron. Et si au début, elle avait refusé de se pencher au-dessus de l'inquiétant objet, à la demande de Hel néanmoins, elle s'était risquée à voir les deux armées s'anéantir mutuellement dans une mêlée chaotique et meurtrière. Les visions de cauchemar s'étaient succédées. À chaque membre coupé avait suivi un cœur transpercé. À chaque cri de colère avait répondu un hurlement de terreur. Existait-il seulement spectacle plus affreux ? Mais quand Valgard était tombé, énième martyr sacrifié sur l'autel de la violence, Ganglot s'était couvert les yeux avec ses mains blanches. Le massacre avait viré à la torture. Elle ne comprenait pas pourquoi Hel l'avait priée d'assister à la cérémonie. Jamais encore la iotun ne lui avait demandé de la seconder dans quelque rituel magique que ce soit. Pourquoi celui-là ? Pourquoi maintenant ?
« Pendant longtemps, tu l’as élevé comme s'il s'agissait de ton propre fils, lui lança subitement la gardienne des morts. Tu lui as donné l’amour d’une mère. Tu dois donc sentir qu'il ne fait pas route pour Helheim. Au fond de ton être, l'entends-tu sangloter ?
Ganglot chercha la réponse en elle-même. En vérité, elle ne croyait simplement pas en la mort du garçon :
— C'est étrange… Je l'ai vu recevoir cette flèche, et je n'arrive pas à accepter son échec. Cela me paraît inconcevable.
Et Hel d'enchaîner :
— Au moment de mourir, chaque être vivant se tourne vers ma demeure. Ma voix l'appelle et il ne peut guère lutter longtemps contre l'envie de gagner Helheim. S'il ne vient pas à moi, c'est que quelqu'un d'autre s'est occupé de son âme. Ran n'accueille dans son antre que les infortunés qui ont péri en mer, il est donc impossible qu'elle soit mêlée au sort de Valgard. Odin, Freyia et Thor peuvent l'avoir conduit en Asgard, bien que je n'y croie guère ; je n'ai vu aucune valkyrie descendre des cieux pour les plus grands des héros. Pourquoi s'intéresserait-on à Valgard et non aux autres guerriers de renom qui se trouvaient là ? Les dieux n'aiment pas le gâchis. Il y a bien ce monstre masqué qui s'est retourné contre ses alliés… Mais je ne pense pas qu'il veuille sa mort… Du moins pas pour l’instant.
— Et si Valgard était encore vivant ? S'il était seulement blessé ou inconscient ?
— Je ressens dans le Wyrd une intense perturbation. Une sorte de distorsion comme la Toile n'en a connue qu'une seule. Cela pourrait expliquer pourquoi je ne perçois plus la présence de mon fils. »
Hel parut perdre ses dernières forces. Elle avait beau inspirer la crainte, ses pouvoirs n'en étaient pas moins limités : contrairement à Odin, elle n'avait pas de trône magique pour lui permettre de balayer l'étendue de Midgard d'un seul regard ; pour échapper aux ténèbres de son domaine souterrain, il lui fallait avoir recours à d'épuisants rituels ; ouvrir des fenêtres entre les mondes demandait énormément d'énergie et le cérémonial du chaudron faisait appel à un seid puissant que seule une poignée de redoutables volür était capable de contrôler ; suivre le déroulement de la bataille des hiadningar avait été harassant.
« Il y a un espoir, Ganglot, ajouta Hel, sur le point de défaillir. Valgard n'est peut-être pas en route pour Giallarbru. »
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