Chapitre 11.3

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Les premiers rayons de l'aube commençaient à réchauffer la chambre luxueuse de la princesse. Sous les plus matinaux des jets de lumière qui filtraient à travers la fenêtre, le vieux châlit révélait son teint de caramel.

Au dehors reparurent également les monceaux de cadavres. Agglutinés les uns contre les autres, ils servaient de repas aux plus affamés des charognards. Des vautours déplumés et pleins de gale avaient plongé des sommets des monts Augabiorg ; des bêtes sauvages étaient sorties des forêts ; pour leur plus grand plaisir, deux armées de vaincus, statufiés, les regardaient faire sans mot dire, les bras et les doigts atrocement crispés, pareils à des branches mortes.

Soudain, les animaux fuirent le champ de bataille et son affreuse puanteur. Sous les pattes des loups et autres chiens de cauchemar, la terre séchée se craquela. Dans l'air, une étrange pulsation se répandit, pareille au bruit d'un tambour gigantesque fait de carcasses et de peaux humaines. Des hurlements pleins de haine s'échappèrent des gorges enrouées. Les paupières qui s'étaient fermées la veille s'ouvrirent d'un coup sec. Des pointes d'épées s'orientèrent vers le ciel. La boue durcie, éclatée par plaques, libéra les jambes prisonnières des héros ressuscités. Dans la tranquille quiétude de cette aurore naissante, deux silhouettes chancelantes se relevèrent. Face à face, les vaillants Hedin et Hogni se toisaient d'un regard vindicatif. Les seigneurs ennemis s'apprêtaient à reprendre leur combat, épaulés par la loyauté de leurs troupes.

Les soldats au teint livide et à l'œil morne recouvraient la plaine ; de la bave et du sang coulaient de leur bouche ; de leurs blessures ouvertes, suintait une mixture faite d'humeurs cramoisies et de caillots brunâtres ; leurs mains blanches serraient très fort le manche de leur lame ou la hampe de leur pique. Tels des automates ravagés, ceux qui avaient eu la chance de mourir près de leur bouclier ne manquaient pas de le ramasser ; peut-être leur serait-il plus utile, cette fois...

En un vacarme assourdissant, les dragons, ainsi que leurs cavaliers, revinrent à la vie. Le premier homme avait le torse transpercé d'une dizaine de lances qu'il enleva une à une de sa chair dégoulinante d'ichor. Le second, identique à son colossal destrier, était carbonisé au point que le métal de son armure s'était mélangé à sa chair fondue. Non loin, la vieille Gelda se traînait à la recherche du reste de son corps, sectionné au niveau du bassin puis dévoré par la bête à écailles qui avait eu raison d'elle.

Les retors Askell et Ingmar, ainsi que la dépouille décapitée de Sighvatr imitèrent leurs frères d'armes. Seul Herulf resta bel et bien mort, car la malédiction n'avait touché que les guerriers tués avant le duel des deux rois.

« Que se passe-t-il ?

Réveillée par le bruit, Elma s'extirpa de son lit en baillant. L'ignoble spectacle qui se jouait devant ses yeux rougis lui coupa littéralement le souffle.

— C'est de cela que voulait parler le ravisseur de Gitz, dit Valgard. Freyia a provoqué cette guerre et s'est arrangée pour qu'aucun des soldats ne survive. Grâce au souhait de Hild, elle a pu faire s'abattre sur ces guerriers un terrible sortilège ! C'est l'anathème des habitants d'Asgard, dont la fille de Hogni est le catalyseur.

— Qu'avons-nous fait de mal à la fin ?

— Rien, sans doute. Les asgardiens n'ont que faire des querelles des mortels. Ils ne s'en mêlent que s'il en va de leur intérêt. Freyia avait sûrement quelque chose à y gagner… Reste à trouver quoi. Manipuler une âme fait appel à un seid colossal. Qu'est-ce qui a pu l'amener à en figer plusieurs milliers ?

— C'est aller à l'encontre de l'ordre naturel des choses ! Ne peuvent-ils pas avoir droit au repos qu'ils méritent ? Pourquoi les contraindre à revivre les mêmes tourments ? À présent, ce sont des draugar²⁵ !

— Non, c'est différent. Je sens leur âme d'origine à l'intérieur de leur enveloppe putréfiée. Leur essence n'a pas quitté Midgard. Elle habite toujours leur corps physique. »

À l'intérieur des murs de la cité, le peuple exsangue émergea de sa torpeur et entendit les bruits de la bataille. Des sentinelles dépenaillées grimpèrent aux échelles et rejoignirent les tours d'observation qui se dressaient à proximité de la porte principale. Des haut-le-cœur les prirent soudain. Le choc fut si violent que ces hommes, pourtant peu impressionnables, rendirent le peu de nourriture qu'ils avaient réussi à ingurgiter la veille. Dans le chaos de ces nouveaux combats, ils pouvaient apercevoir leurs amis et leurs frères tomber pour la seconde fois, le ventre entaillé par les lames de leurs ennemis, la tête arrachée à mains nues, les bras coupés à hauteur d’épaules…

« C'est Odin qui nous maudit ! » se lamentaient les uns.

« Ni les dieux, ni Hel, n'ont voulu d'eux ! » hurlaient les autres.

Plus aucune flèche ne fut tirée en direction des fortifications. Les morts-vivants n'en avaient plus qu'après leurs semblables. C'était simple : ces fous se contentaient de frapper tout ce qui répandait dans l'air une odeur de viande gâtée. De toutes leurs forces, les soldats de l'Aigle fondaient sur les hiadningar qui se défendaient avec la férocité d'une légion de tigres. Des hurlements de bête avaient remplacés les ordres. Il n'y avait plus ni manœuvre ni tactique guerrière : seulement de grandes et disparates mêlées au cœur desquelles se trucidaient des hommes une fois morts et deux fois nés.

Lorsque les dragonnets crachaient sur leurs victimes leur salive brûlante, du feu s'échappait de leurs écailles percées et faisaient rôtir les essaims de mouches qui essayaient de se loger dans leurs plaies suppurantes. Néanmoins, on ne pouvait ébranler ce qui ne connaissait pas la peur. Ces affreux zombies ne craignaient plus rien ni personne. Les souvenirs heureux et malheureux étaient consumés par une soif de sang sans borne. Leur esprit n'était plus habité que par un sentiment de hargne. Ce pour quoi ils s'étaient hardiment battus ne comptait plus, désormais.

Longtemps, ils croisèrent le fer. On ne put tenter quoi que ce soit pour mettre un terme à cette funèbre mascarade. À la nuit tombée, plus un guerrier ne tenait sur ses jambes. Rappelés par le trépas, ces grands combattants avaient retrouvé leur triste lit de terre séchée et de sang noir. Un sursis avant que l'horreur ne recommence.

Dans les venelles et les chaumières de Hostengard, de pauvres êtres claquaient des dents. Pour beaucoup, il s'agissait d'un châtiment divin. Alors que les combats, à l'extérieur des murailles, avaient cessé depuis des heures, des familles entières préférèrent quitter la ville et faire route vers les villages côtiers. S'ils étaient convaincus de faire le bon choix, tourner le dos à leur commerce, à leur maison, à leur passé, faisaient presque d'eux des traîtres. Des milliers de leurs frères avaient donné leur vie pour protéger leur capitale, et eux fuyaient, emplis de regrets et de honte. La voie de l'exil n'était jamais simple. Passant auprès des dépouilles des soldats, ces gens durent retenir leurs larmes. Les adultes tâchèrent de porter les plus petits, mais des enfants furent tout de même forcés de marcher sur la pourriture.

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Lexique :

25 - Draugar : singulier de draug (draugr). Cadavres possédés par le pendant maléfique de l'âme qui les habitait de leur vivant.

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