Chapitre 12.3
Hildisvini avait le ventre lourd. Il n'avait pas l'habitude d'avaler tant de viande crue. Rien de grave : ses créateurs, les nains forgerons de Svartalfaheim, l'avaient rendu robuste ; bientôt, ses maux d'estomac disparurent. Aussi rapide qu'une bourrasque et aussi invisible qu'un charme, il emprunta un chemin connu de lui seul. Les mortels, trolls et iotnar qui croisèrent sa route le prirent pour une rafale de vent, si bien que personne ne put le suivre au pied de Bifrost, le pont arc-en-ciel joignant la terre et les cieux. Là, il posa un pied sur la surface transparente, s'assura qu'elle serait suffisamment solide pour lui résister une fois de plus, puis fit route jusqu'au huitième monde.
Asgard était un vaste plateau flottant dans les airs par la seule force de son önd. Sur son sol recouvert de dalles, d'escaliers, de statues, de jardins et de halles célestes, résidaient les légendaires seigneurs ases et leurs épouses. À la tête d'Asbru, Himinbiorg, palais de Heimdall²⁷, servait de poste avancé. Plus au nord, alignés sur un même axe, se dressaient Vingolf, bastion des Asines, et la grande Valhalle, logis des einheriar. À l'est, on pouvait admirer Folkvang, propriété de Freyia, et Bilskirnir, domicile de Thor. À l'ouest, se tenaient Glitnir, demeure de Forseti²⁸, et Ydalir, palais de Ull²⁹. Au sud de ce disque de pierre, il y avait Soekkvabekk, résidence de Saga³⁰, Fensalir, gîte de Frigg, Breidablik, foyer de Balder, et enfin Valaskialf, domaine d'Odin. L'architecture de chaque édifice en disait long sur le caractère de son propriétaire. Ainsi, si Valaskialf était protégée par un toit d'argent massif aux lignes tranchantes et pourvue d'une tour si haute qu'elle manquait se perdre dans les nuages, les murs arrondis de Folkvang étaient recouverts de lierres et autres plantes grimpantes. Au-dessus de ces harmonieuses constructions, Alfaheim, le monde des alfes, se laissait péniblement deviner dans le firmament.
Hildisvini arrivé aux portes d'Himinbiorg, les serviteurs d'Heimdall levèrent les immenses herses qui obstruaient le chemin menant aux entrailles d'Asgard. Paisiblement, la bête borgne prit la direction du levant et gagna les magnifiques parcs voués à Freyia. Vers l'entrée nord de Folkvang, près des marches d'un grand escalier d'albâtre qui conduisait au cœur d'un havre de verdure, elle fit une halte méritée.
Le sommeil la gagnait, elle bascula sur le côté. Un soupir rauque s'échappa de sa gorge tandis qu'elle s'endormait. Ses rêves furent pleuplés de visions de cauchemar. Avec effroi, elle revit le cavalier aux cheveux blancs et la lame écarlate qui lui avait pénétré la chair. La douleur ne la quittait plus ; elle voulait la fuir, mais en vain. De son œil crevé suintait un liquide épais et rougeâtre. Le rire de Freyia la cerna de toute part et d'atroces gargouillis lui ravagèrent les tripes. Son ventre s'ouvrit. Des flots incessants de dagues et d'épées se déversèrent sur le sol. Un nom, à peine murmuré, lui glaça le sang : Bloddrekk… Bloddrekk… Bloddrekk… Plus jamais elle ne se réveilla de cette sieste matinale. Dans la sphère du réel, son abdomen de métal se fendit d'une longue et fine balafre. Dix doigts en surgirent et élargirent l'entaille.
« Beuark ! » cracha Elma, respirant à pleines narines l'air frais du dehors.
Valgard, par la seule force de ses mains, avait tordu et déchiré les plaques d'or qui constituaient l'épiderme du monstre. Lorsqu'un passage suffisamment grand avait été ouvert, la fille de Hiarrandl, à demi asphyxiée par la puanteur qui habitait les viscères du cochon, s'était ruée vers l'extérieur.
« Je suis frigorifiée et sens encore cette odeur ignoble sur moi ! grogna-t-elle, mécontente. La prochaine fois que tu veux te jeter dans l'estomac malodorant d'un monstre géant, pense à ne pas m'emmener avec toi !
— Je te rappelle que c'est toi qui m'as suivi, répliqua son complice, dépité. Si l'on s'en était tenu à mon plan initial, tu serais restée au sec, loin de cet endroit dans lequel ta mauvaise humeur ne pourra que nuire à notre discrétion. »
Ils échangèrent des regards durs puis ils se sourirent doucement. Silencieusement, ils balayèrent les environs d'un regard circulaire. À leurs pieds, des massifs de petits arbustes dessinaient sur le sol des runes et des symboles magiques en épousant les lignes sinueuses d'une légion de tortilles et de leurs palissades. Dans le ciel et la distance, deux chevaux à la crinière flamboyante tiraient le char inaccessible d'une déesse dont la chevelure projetait des flammes orangées ; à mesure que celle-ci montait, les dernières ombres du soir disparaissaient peu à peu ; les lanternes accrochées aux façades des nombreux palais s'éteignirent pour de bon ; c'était le temps du réveil. Des rayons brûlants pleuvaient d'Alfaheim et de Muspellheim, les mondes du dessus ; semblables à de vifs météores, ils tombaient sur les halles divines pour bénir leur cîme de leur lumière sacrée. Sur le toit de la Valhalle, se voyaient les branchages étagés du vénérable arbre Lérad³¹, dont les pousses étaient broutées en permanence par la gourmande chèvre Heidrun et le cerf Eikthyrnir, animaux de légende.
« Et dire qu'il fut un temps où je pensais que cela n'était pas réel, que nous nous étions créé ces dieux pour légitimer nos pulsions, nos désirs, nos actes, dit Elma, l'air rêveuse.
— C'est un bel endroit », répondit le héros, redevenu enfant.
Les arbres par milliers, les sentes pavées de pierres blanches et les fontaines aux jets d'eau cristalline se mêlaient aux bâtiments que l'on aurait dit faits d'étoiles scintillantes. Dans cet amas de végétation, de verre et de roche, on croyait apercevoir une ville de tours d'argent, brillante comme une mer adamantine. Pareille splendeur donnait envie de pleurer, mais tant de beauté cachait un cœur de bronze. Noir, froid et dur. C'était ce noyau plein de malice qu'il fallait anéantir.
« Si j'ai vu juste, nous sommes à Folkvang, lança Valgard qui examinait les lieux avec attention. Il nous faut trouver un moyen d'entrer dans le palais sans révéler notre présence. »
Devant lui, le château de Freyia, aux formes rondes et ventrues, montait jusqu'aux cieux. Entouré d'un large perron octogonal constitué de plusieurs dizaines de marches, il paraissait émerger de sa torpeur nocturne. De multiples constructions soudées les unes aux autres et couronnées de toits coniques en tuiles brunes lui servaient de manteau dans la fraîcheur étourdissante. Des bosquets sculptés et des statues à l'effigie de la maîtresse des lieux achevaient de lui tenir chaud. De grands vitraux en ogive, qui perforaient les murs, s'abreuvaient de la lumière du dehors pour mieux la distribuer à l'intérieur des couloirs et des chambres de la résidence.
Cependant que le fils de Hel tâchait d'établir une stratégie pour pénétrer cette colossale demeure, des bruits de pas les forcèrent à se mettre à couvert derrière le corps sans vie d'Hildisvini. Skinfaxi, lui, ne daigna pas bouger un sabot. Comprenait-il l'urgence de la situation ?
« Qu'est-ce qui s'est passé ? s'écria un garde, alerté par une série de bruits suspects.
— Regarde, c'est le sanglier de dame Freyia ! s'étonna un second. Par les flammes du Muspell, il a été éventré ! »
Sous le choc, ils restèrent quelques secondes sans dire mot, bras ballants. L'un d'eux finit tout de même par remarquer le tranquille Skinfaxi qui les regardait d'un air bonhomme. S'approchant de l'animal, il le saisit par la bride.
« Ce cheval est étrange, dit-il, songeur. N'as-tu pas entendu que l'un des destriers divins s'était échappé des écuries d'Idavoll³² ? Et si c'était lui ?
— Par sécurité, ramenons-le à la caserne et sonnons l'alerte, acquiesça son comparse. Je ne sais pas ce qui est venu à bout de ce porc, mais si ça traîne par ici, nous avons du souci à nous faire... »
Malheureusement pour les deux gaillards, Skinfaxi refusait de bouger, ancré sur ses quatre jambes ; ses fers restaient cloués au sol. À bout de patience, l'un des gardes plaqua ses mains sur les fesses de la bête, puis poussa de toutes ses forces. Peine perdue. Cela ne servit qu'à énerver le cheval blanc : d'une ruade bien sentie, la bête envoya voler le pauvre homme qui alla s'écraser trois mètres plus loin. L'autre, qui tirait l'étalon par la bride, dégaina une épée.
« Tu vas me suivre ou je t'embroche ! » s'exclama-t-il d'un ton menaçant.
Une petite tape, dans son dos, le surprit. Lorsqu'il se retourna, un étranger le regardait avec pitié. Un intrus ! C'était un intrus ! D'un mouvement exercé, il abattit sa lame sur sa cible. Inutile. Sans qu'il puisse comprendre comment, son épée passa dans les mains de son ennemi. Ce fut d'ailleurs la dernière chose qu'il vit. Une demi-seconde plus tard, il sombra dans l'inconscience.
« C'est une véritable aubaine qu'ils soient passés par là. Enfilons leurs vêtements ! Nous n'aurons qu'à entrer par la porte principale. »
Par-dessus leurs habits, les importuns passèrent la tenue légère des deux assommés : une longue tunique beige aux manches courtes, brodées sur le pourtour, une sangle de tissu, une cape de laine verte pourvue de festons, ainsi qu'un ceinturon de cuir sur la boucle duquel figurait l'emblème de Freyia. Un casque d'or à lunettes vint parfaire le déguisement.
Le demi-dieu et la mortelle se dirigèrent vers l'entrée principale. Sur le fronton de pierre d'une porte aussi haute que trois hommes, de belles runes gravées disaient : Temple du plaisir et de la volupté, palais de Freyia la Magnifique. Deviens son invité et désire-la au point que ta raison s'égare dans les couloirs de Folkvang.
D'un pas décidé, ils entrèrent dans le palais.
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Lexique :
27 - Heimdall : forme simplifiée du nom Heimdallr, signifiant Qui éclaire le monde. Dieu Ase, fils d'Odin et des Neuf Vagues, filles d'Ægir et de Ran. Guerrier et sentinelle émérite, chargé par son père de garder l'entrée d'Asgard.
28 - Forseti : nom signifiant Celui qui préside. Dieu Ase, fils de Balder le Pur et de la déesse Nanna. Les mortels le prient lorsqu'ils veulent faire appel à son sens de l'équité.
29 - Ull : forme simplifiée de Ullr (Le Magnifique). Dieu Ase, fils de Sif et beau-fils de Thor. Brillant guerrier, archer, chasseur et skieur.
30 - Saga : forme simplifiée de Sága (Voir). Asine, maîtresse de la mémoire, tenue en grande estime par ses pairs. Appartient à la suite de Frigg.
31 - Lérad : forme simplifiée de Léraðr (Celui qui procure le repos). Arbre sacré planté au sommet de la Valhalle par les Ases. Représente l'if Yggdrasil que les Nornes ont offert à Odin, mais que personne, à part elles, ne peut approcher.
32 - Idavoll : forme simplifiée d'Iðavöllr (Plaine toujours verte). Étendue d'herbe tendre en plein centre d'Asgard. Véritable havre de quiétude et de repos.
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