Chapitre 14.1
En octroyant mon aide à Freyia, je ne me doutais pas que je te rencontrerai. Comment aurais-je pu imaginer que ma route allait croiser la tienne, toi qui ne cesses de hanter mes nuits depuis ma naissance ? Odin avait maudit ta mère de sorte qu'elle n'ait jamais de descendance. Orlog devait tenir à ce que tu vives pour faire voler ainsi en éclats la malédiction d'Alfadr. Aux yeux du Père des dieux, tu n'existes pas. Et cela te rend si dangereux que tu recèles en toi le pouvoir de détruire ce qui a été bâti au fil des siècles et des millénaires. Les Ases ont longtemps cru que seuls les enfants de Loki représentaient une menace et n'ont donc pas envisagé un seul instant qu'un quatrième rejeton puisse faire trembler les fondations de leurs mondes. Fatale erreur.
Plus je te regarde, plus je me convaincs que toi et moi sommes semblables. Aucune loi ne peut nous soumettre. Nous sommes des éléments perturbateurs semeurs de chaos, des êtres de ténèbres nés du Grand Vide. Capables de nous arracher de la Toile, nous sommes nos propres maîtres. Des élus, appelés à s'extraire du Cycle. Je veux comprendre pourquoi tu partages mes songes. Il faut que nos lames se retrouvent, que nous nous affrontions jusqu'à la mort, ce néant dans lequel on n'est plus rien. Autour de nous, tout disparaîtra dans l’ultime jouissance de ce dernier combat. Lorsque je vaincrai, j’aurai véritablement existé au-delà des limites de l'être, je serai parvenu à transcender la matière et le temps ! Malheureusement, tu n’es pas encore prêt. Tu dois te débarrasser de la lumière qu'abrite ton âme. Tu dois te laisser envahir par la haine et le désespoir. Il faut que tu n'aies plus rien à perdre. De ce fait, tu deviendras mon égal, cette autre face de moi-même qui me retient prisonnier des doigts crochus de la Main... Pour arriver à mes fins, sois assuré que je prendrai mon temps. D’ailleurs, j’ai déjà commencé à te façonner à mon image.
Tout en servant les plans de Vanadis, j'ai veillé à masquer ta présence sous mon önd. Si la déesse avait ressenti ton aura, elle aurait cherché à connaître ton identité. C’aurait été catastrophique : il existe en Asgard des assassins contre lesquels tu n'es pas de taille. Une fois la fille de Hogni enlevée, j'ai dû veiller à ce que toi et la Vane ne vous rencontriez pas. Par chance, elle est retournée à Folkvang avant que tu n'arrives. Sous tes yeux, j'ai emmené le nixe sans omettre de te dire où tu pourrais le retrouver. Je voulais que tu atteignes Asgard et que tu te présentes aux dieux. Je voulais que le huitième monde frémisse devant la révélation de ton existence. Que la peur vienne le prendre !
Si je n'avais pas prévenu Mardoll de ta visite au palais, tu aurais sans doute pu te glisser discrètement jusqu'au nixe et à la fille. Toutefois, il n'était pas dans mon intention de te laisser agir à ta guise. Il fallait que ta venue à Asgard accentue ta haine des Ases et de leurs odieuses machinations. Pour cela, j'ai décidé que tu devais être attrapé. Ta charmante compagne servirait à te faire perdre tes belles illusions. C'est pourquoi je ne t’offrais plus que deux choix : devenir le meurtrier de la fille de Hiarrandl ou périr sous ses crocs. Je savais que ta mission prévaudrait sur le reste et que tu préférerais endosser le rôle du boucher plutôt que celui du veau… Je n’avais pas prévu que tu opterais pour une troisième solution : t'en prendre directement à Freyia pour briser le sortilège. Bloddrekk est vraiment une arme fantastique, et tu en es le digne possesseur !
Tuer ton amie de tes mains aurait fait grandir ta haine et s'éloigner le misérable semblant de bonté auquel tu t'attaches désespérément. À te couvrir du sang d'un être cher, tu aurais sombré dans la folie. Tu aurais fait un pas supplémentaire vers moi. J'ai échoué, soit. Au lieu de te rendre amer et froid, je t’ai rapproché un peu plus de cette mortelle. Mais je ne désespère pas. Attendu que la précipitation est mauvaise conseillère, je vais prendre le temps de t'observer. Je suivrai le moindre de tes pas. Dans l'ombre, je guetterai la faille… Moi, Grimnir, le Dévoreur d'âmes.
Un tremblement fit frémir le sol et chanceler les statues. Une première fissure balafra un mur, une seconde l'imita. La salle du trône résonna sous les craquements de la pierre et du bois, alors que du plafond, tombaient une poussière blanchâtre et des débris de roche. Derrière l'estrade où se tenaient Hnoss, Grimnir et la dépouille de Freyia, un grand rideau se détacha du mur. Avant qu'il ne touche le sol, Valgard l'attira à lui d'un simple geste de la main, puis s'en servit pour recouvrir le corps nu de la belle Elma. Bientôt, le tissu s'imbiba de rouge et épousa les formes galbées.
« Tu as tué la créatrice de ces lieux, lança le démon masqué. Son önd est en train de déserter ces chambres et ces couloirs. Folkvang va s'écrouler. Si tu veux avoir une chance de survivre, fuis. »
Hnoss lâcha la chaîne qui retenait Gitz prisonnier. Les mâchoires comprimées, elle ne quittait plus le héros du regard, imprimant dans sa mémoire le visage du meurtrier de sa mère. Puisqu'elle n'était plus que rancœur et revanche, elle promit de se venger un jour.
Sa liberté retrouvée, le nixe dévala quatre à quatre les escaliers et alla rejoindre son compagnon à la chevelure de neige. Il déchira ensuite ses affreux vêtements, et retrouva avec joie ses vieilles frusques malodorantes.
Le temps pressait et Hild demeurait toujours introuvable. Le palais était trop vaste pour être fouillé de fond en comble. Derrière la grande porte d'entrée, des hommes essayaient de pénétrer dans la pièce. Sous peu, ils afflueraient en masse pour ôter aux visiteurs toute chance d'échapper vivants à cet enfer.
« Grimnir, je dois savoir où vous l'avez enfermée ! s’écria Valgard. Si tu veux que nous nous affrontions, je suis d'accord. Une fois que tu me jugeras prêt, nous nous mesurerons l'un à l'autre. Accorde-moi cette faveur et j'accèderai à ta requête !
Parce qu'il était plongé en une intense réflexion ou simplement pour faire durer le plaisir, le monstre resta muet.
— Crois-tu être en mesure de marchander avec moi ? fit-il au bout d'un moment. Ce que je veux, je le prends et personne n'a de condition à m'imposer. Cela dit, tu as combattu bravement et écarté les obstacles que j'avais pris soin de mettre sur ta route. »
Il désigna le pan de mur derrière le cadavre de Freyia.
« Tu vois cette cloison ? Au-delà, se cache celle que tu cherches. Va la retrouver… »
Bien sûr, Valgard était méfiant, mais il ne pouvait se permettre de tarder. L'intérieur du château se fissurait, s'effritait ou tombait en lambeaux. Des stries déchiraient le parterre de marbre et s'élargissaient en de fines crevasses dans lesquelles s'engouffraient les gravats et les décombres. Le fils de Hel rejoignit le trône divin et le contourna. Du bout des doigts, il tâta la surface polie de la cloison. Tout à coup, celle-ci fut aspirée vers le haut, découvrant un passage vers un renfoncement aux allures de salle secrète. Sur les murs, paradaient des lances d'or. Au centre de la pièce, la princesse Hild implorait silencieusement la clémence des asgardiens. Autour d'elle, en un macabre tourbillon, des milliers de visages livides suppliaient qu’on les délivre.
Valgard connaissait les cris de ceux que l'on avait piégés entre la vie et la mort, incapables de rejoindre le Grand Vide primordial ; son devoir était de leur témoigner ce gage de respect que des déments leur avaient refusé. Sachant qu'il y avait plus à craindre des vivants que des morts et résolu à réparer ce qui avait été brisé, il pénétra dans la petite niche.
Un bras le saisit alors par le poignet et le projeta en arrière comme un fétu de paille.
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