Chapitre 16.2
Leur fine équipe agrandie, ils prirent la direction du palais de feu Hiarrandl. Aux portes de Hostengard, sur le sol de terre séchée, les milliers de cadavres des hiadningar et des soldats de l'aigle gisaient, les armes à la main ; leur peau avait pris des teintes vertes ou bleues, parfois grises, et leurs membres raidis, racornis, rappelaient de vieilles souches d'arbres. Il suffisait de les regarder pour savoir qu’ils ne se relèveraient plus. Un sourire aux lèvres leur rendait leur humanité de jadis : la libération de leur âme avait visiblement marqué leur bouche de l'empreinte de la délivrance, signe que la mort de Hild n'avait pas été vaine… Juchés sur les murs de la ville, les femmes et les enfants saluaient leurs héros car ils n'avaient pas imaginé une seule seconde que la disparition miraculeuse des terrifiantes armées ait pu être l'œuvre de quelqu'un d'autre.
Les jours passèrent. La nouvelle du retour d'Elma se mua en une formidable promesse d'espoir pour ceux qui avaient choisi le chemin de l'exode. Aussi, la fin avérée du sortilège incita les individus les plus peureux à regagner leur foyer et à repeupler cette capitale exsangue. Le plus dur et le plus long fut d'offrir aux guerriers des deux camps une célébration mortuaire digne de ce nom. Durant des nuits, on déblaya la plaine et on érigea des bûchers qui brûlèrent sans discontinuer. Un gigantesque tertre fut dressé. On y ensevelit les cendres et objets personnels de Hedin et de ses valeureux soldats, auxquels on ajouta le corps du vieux Hiarrandl que Valgard était allé chercher dans le campement établi sur la plage. Le demi-dieu ne s'arrêta pas là : accompagné d'un petit groupe d'adolescents, il partit pour Taakevik. Il y trouva un peuple simple et chaleureux, protégé par de rares combattants qui n'avaient pas été mobilisés pour traverser la mer. La plupart de ces gens, artisans et modestes paysans, s’attristèrent profondément de la disparition de leur armée, mais sûrement pas de celle de leur roi qu'ils ne portaient guère dans leur cœur. Les restes des soldats de l'Aigle, transportés dans des urnes, leur furent remis. Dainslef fut reposée sur son socle, au centre du grand hall d’Ornenborg. Personne, malgré son étonnante valeur, ne vint la réclamer. Peut-être ces paisibles fermiers et ouvriers étaient-ils las de la guerre. Sans doute le fait d'ignorer cette épée, symbole de l'hégémonie de leurs anciens chefs, représentait-il une façon, pour eux, de crier haut et fort qu'il était temps de cesser de scruter les frontières des autres pays dans l'attente fébrile de les envahir.
Elma était devenue reine. Sa première tâche consista à compter combien d'hommes valides demeuraient en vie à l'intérieur d’Allgronngard. Bon nombre de pères, de fils, de frères, de cousins et d'oncles avaient péri face aux troupes de Hogni. Il ne restait plus, en l'état actuel des choses, que des garçons de quatorze ou quinze ans - voire moins - ou des vieillards abouliques pour porter la hache, la lance et le bouclier ; les premiers n'avaient pas encore de barbe, les autres n'avaient plus les jambes de leurs vingt ans. Afin de combler ce manque, les femmes suffisamment fortes acceptèrent d'apprendre le maniement de l'épée. Pour ce faire, le fils de Hel s'attarda quelques temps à leurs côtés et fut surpris par leur assiduité, leur patience ainsi que leur volonté. Avec zèle, elles s’initièrent à l'art du combat, et se révélèrent d'excellentes élèves.
Une affreuse rumeur, propagée par les derniers partisans d'Adalrik et ennemis de la couronne, voulait que l'île soit maudite. On la laissa volontiers se répandre. Terrorisés par ces histoires de fantômes, les pirates et autres sanguinaires chefs de guerre se méfièrent de ces rivages qu'ils croyaient frappés d'un mal sinistre. En jouant ainsi sur la peur et la superstition des voyageurs les plus mal-intentionnés, le royaume affaibli se protégea d'éventuelles attaques extérieures. Une paix longue et durable s'installa, tandis qu'une société devenue matriarcale par la force des choses prit les brides du pouvoir.
Les divers mécontents et comploteurs, trop lâches pour avoir participé à la guerre, mais qui avaient vu en la mort de Hedin une véritable aubaine pour tenter de s'emparer des commandes du domaine, furent poursuivis et châtiés avec sévérité. Protégés par les poches de résistance qu'il avaient réussi à lever, ces revanchards conspirateurs tentèrent de se défendre. Cependant, ils finirent par rendre les armes devant le mystérieux guerrier aux cheveux blancs que l'on disait à la fois sorcier, créature de la nuit et monstre sans pitié. Son nom, répété comme une injure dans la bouche des uns, psalmodié avec ferveur et admiration dans la bouche des autres, revenait sans cesse, partout où se répandaient la haine et la violence aveugles. Grâce à lui, les villages du royaume furent pacifiés et l'on n'entendit plus jamais parler de révoltes ni de manigances.
Débarrassé de son sang malade, un nouvel âge d'or commença pour Allgronngard. Elma se révéla un chef fantastique, à la fois inflexible et infiniment altruiste. Puisqu'elle en avait dès lors le droit, elle affranchit les esclaves qui purent laisser leurs cheveux pousser à l'instar des hommes et des femmes libres. Au début, les habitants des halles célestes s'en courroucèrent. Après tout, l'existence des dominants et des dominés remontait aux premiers jours du troisième monde. Qui pouvait être assez irrespectueux pour remettre en cause ces castes que les Ases avaient jugé bon d'engendrer ? Un telle audace relevait de l'insulte, assurément. Mais trop préoccupés par la menace qui planait au-dessus de leur tête, les dieux ne tremblaient pas que de rage : l'ombre de la lame maudite, forgée par les nains pour le compte des iotnar, les forçait à ne rien faire qui puisse fâcher son nouveau porteur. En vérité, bien que leur esprit soit entièrement tourné vers la revanche, il leur fallait observer leur nouvel adversaire et attendre qu'Odin, plongé dans ses pensées depuis des lunes, leur donne l'ordre de frapper… Avec un peu de patience, viendrait le temps de la vengeance.
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La nuit était singulièrement douce pour la saison. Valgard profitait du paysage au gré du trot placide du sage Skinfaxi. Ses nouveaux vêtements portaient les couleurs vertes et noires du blason de la famille d'Elma. Confortables, ils masquaient en outre les cicatrices laissées par les griffes des chats ailés et les serres tranchantes de Freyia. On l'avait envoyé dans l'un des villages voisins afin de ramener au palais un jeune garçon si malade que sa fièvre ne cessait d'empirer. Gudlaug, l'ensorceleuse, y prodiguerait alors à l'enfant des soins d'urgence. Endormi et emmitouflé dans une épaisse couverture de laine, celui-ci avait enroulé ses petits bras autour des hanches du cavalier. Ses rêves étaient peuplés d'horribles songes, et il n'était pas étonnant de l'entendre délirer pendant son sommeil.
Lorsqu'une autre voix, plus familière cette fois, s'échappa de la petite bouche, le héros comprit qu'une vieille connaissance venait de le rejoindre.
« Hâte-toi ou il mourra, lâcha-t-elle d'un ton à la limite de l'indolence. Le simple fait que je puisse me servir de son corps pour te parler prouve qu'il n'en a plus pour très longtemps.
Le demi-dieu ne se retourna pas. Il n'en avait pas besoin pour deviner à qui il avait affaire.
— Le palais est proche, mère. Il ne mourra pas, n'ayez crainte.
— En vérité, c'est d'un autre sujet que j'aimerais m'entretenir avec toi…
— Parlez, je vous écoute.
— À l'aide de Bloddrekk et d'un duo des plus atypiques, tu as réussi à faire trembler Asgard, chose qu'aucun être vivant avant toi n'était parvenu à faire. Les neuf mondes ne parlent plus que de ton exploit et les dieux sont entrés dans une colère folle, dit-on. Partagés entre leur peur de mourir et leur soif de vengeance, ils se terrent dans l'ombre… Ne te fais pas d'illusions ; ce répit ne sera pas éternel. Leur plan mûri, ils passeront à l'attaque et tu auras fort à faire pour les mettre une fois de plus en échec. Tu ne dois surtout pas sous-estimer leurs pouvoirs ni leur volonté de détruire ce à quoi tu tiens. »
Une ombre passa sur le visage grave de Valgard.
« Ta place n'est pas parmi les humains. Pour t'atteindre, Odin et les siens n'hésiteront pas à se servir des êtres qui te sont le plus cher. Tu ne dois pas leur donner l'opportunité de saigner à nouveau ce pays. De plus, n'oublie pas qu'une quête t'a été confiée. Les damnés sont complaisants et comprennent que tu as droit au repos. Toutefois, des voix s'élèvent parmi eux, qui trouvent que tu ne prends guère à cœur la tâche qui t'a été confiée. Prochainement, ils frapperont à la porte de ton âme et te feront connaître leur mécontentement. Que leur diras-tu ? Que leur souffrance n'est plus la tienne ?
— Vous avez raison, mère. Si je n'ai pas le droit d'abandonner ce combat, je dois aussi le mener seul. La véritable bataille ne fait que commencer et je refuse d'y entraîner le moindre innocent.
Hel colla une joue de son corps d'emprunt contre le dos musclé.
— Il est difficile de dire au-revoir à la personne que l'on aime, n'est-ce pas ?
Une moue de tristesse pointa aux commissures des lèvres du héros. Sa mère n'avait rien perdu de sa légendaire perspicacité.
— C'est étrange, dit-il, l'air rêveur. J'ai l'impression que sa simple présence suffit à laver mon âme et à effacer ces instants d'horreur que j'ai dû traverser. Elma me trouble, en vérité. Je ne sais pas comment je dois appeler cela. De l'amour, vraiment ? Suis-je seulement capable d'éprouver pareil sentiment ?
Et la gardienne des morts de rétorquer doucement, resserrant sa chaleureuse étreinte :
— C'est l'amour qui a brisé la malédiction qui devait t'empêcher de voir le jour. Aux yeux des autres, tu ne peux bien être qu'un instrument du Néant, tu ne m'apparais que comme une incarnation de cette force sans limite qui guide nos passions. D'ailleurs, face à toi, qu'a pu faire celle qui s'en disait la matrone ? À n'en pas douter, tu peux aimer, mon fils. Mieux que personne, mieux que quiconque... »
La silhouette du château se détachait de l'horizon. Le sentier gravirait encore quelques buttes avant que des soins pussent être prodigués au petit garçon. Par un soir si doux, se pouvait-il que chevaucher jusqu'aux grandes palissades de bois signifie sauver une vie mais également renoncer à l'amour ? Sans doute cela était-il préférable. Trop de choses demeuraient irréalisées. Tant que les asgardiens tiendraient les rênes de l'univers, les neuf mondes ne goûteraient aucunement à la liberté. Et c'était cette liberté que Valgard voulait offrir à tous les peuples ainsi qu'à toutes les races échappées du Grand Vide. Délivrer les captifs de Hvergelmir ne lui suffisait plus : il voulait mettre un terme à l'hégémonie asgardienne afin que chacun puisse être souverain de sa propre destinée. Pour ce faire, il ne devrait revenir à Allgrongard qu'une fois sa tâche accomplie.
« Plus vite je partirai et plus ce sera facile, dit-il tout haut en tapotant le cou de son destrier d'un geste fraternel. Allons, Skinfaxi, rends-toi ivre de ces paysages, de cet air pur et vivifiant qui nous gonfle les poumons. Le bruit du vent, dans les branches nues des arbres, est la voix de tout un pays. Cette roche, cette terre et cette herbe que tu foules des sabots, lui font office d'os, de chair et de peau. Nous ne la reverrons peut-être plus, cette île bien-aimée, alors imprégnons-nous de son odeur et de sa beauté. Laissons son önd irriguer nos veines, pour que jamais, nous ne la chassions de notre mémoire. »
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