1.3) Le fant'eaume
C’était arrivé sans prévenir. Un matin. Comme ça, avant de partir à l’école. Ou ce qu’il restait de l’école, au pied de la Dune-45. Une vieille demeure du temps d’avant où un escadron de perroquets gavait nos cerveaux de formules savantes. On installait sa perfusion à l’arrivée, pour ne pas avoir besoin de manger de la journée, et pour calmer les nerfs et les genoux tremblants, on mastiquait au besoin les fameuses gommes-de-concentration, bourrées de produits qui boostent les méninges.
Alors j’étais là, assise sur le canapé à lutter contre l’envie de mettre les voiles et de me réfugier dans l’un de ces hangars où on trie le sable et où on le tamise pour récolter des nutriments-fossiles. Je n’avais même pas encore passé ma jupe. Un bon petit son balancé sur le néocellulaire, et je faisais danser mes cheveux emmêlés. Et là, l’air de rien, je suis devenue liquide. Pas comme une flaque, pas comme la mer, plutôt comme une grosse poche de lymphe. Une phlyctène. Ou une de ces tumeurs toutes molles. « Globuliménie, leucémie, lymphomes, myélome,...»
J’étais comme hors de moi, creusée par l’impression de me dédoubler, en un double évaporé. Je paniquai. J’essayai de me rassembler. De me ressembler, à nouveau.
Dans l’affolement, je pris la fuite. Je ballotai ma poche d’eau en pleine rue, là où heureusement personne ne levait plus la tête pour s’étonner de rien. J’avais mis ma jupe, par pudeur, et embarqué mon sac, par automatisme sans doute. J’espérais que les vêtements me contiendraient et m’empêcheraient de partir en gouttelettes. Je traçai ainsi, sans un regard pour le monde derrière mes yeux coulants, jusqu’au Parc Amèrthume. Là, la sangle de mon sac passa au travers de mon épaule fluidifiée, et mes cahiers se mirent à pleuvoir sur le sable de l’allée. Je m’écroulai sur un banc, coulai légèrement entre les lattes et tentai de recueillir les larmes égarées de mon corps en dessous. Quand soudain, un morceau de ciel braqua son œil sur moi. Je tressaillis, surprise, parce que j’ignorais tout bonnement que le Ciel avait des yeux, et celui-ci me fixait férocement. Ses nerfs cristallins tendus vers moi comme autant de tentacules. Je décampai sur-le-champ, sans réfléchir.
Un bruit retentit dans la petite cour, et j’aperçus deux yeux qui me dévoraient, tapis dans le vide-ordure. Un courant froid me traversa, d’abord, parce que je crus que l’œil menaçant du Ciel m’avait traquée jusque là. Puis je compris que c’était une paire d’yeux humaine, tout ce qu’il y avait de plus normal. Et j’essayai d’articuler malgré ma bouche liquide :
— … L’aide…
Les yeux se détournèrent, comme pour se cacher, mais j’insistai.
— … zoindaide…
Alors une drôle de fille s’extirpa toute pataude de la bouche à déchets.
— Tu es un fant'eaume ? demanda-t-elle.
Je commençai à secouer la tête pour nier, puis m’arrêtai en sentant que mon chignon éclaboussait. Je tendis doucement le bras pour rattraper mes propres gouttes, qui se fondirent en main dans mon enveloppe lymphatique.
— Oh ! Tu ne tiens plus entière, c’est ça ?
Derrière son drôle d’accent, elle avait enfin capté.
— Viens, on va trouver quelque chose…
Sa teinture rose défraîchie, ses cheveux jaunissaient. Elle avait les dents cariées et la face mutilée de tatouages-robots. Et sa tenue de loli était trop plissée, trop élimée pour la faire paraître sage. Cette fille ne m’inspirait franchement pas confiance, mais elle était la seule à m’avoir regardée, et j’étais bien forcée de m’en remettre à elle.
Elle ouvrit la porte d’une arrière-boutique et m’y fit pénétrer. Elle ferma le battant derrière moi, et le verrou aussi. Une fraction de seconde, je me pensai perdue. Puis elle m’avança une chaise et m’invita poliment à m’asseoir.
— Ne me remercie pas. Ne parle pas : ça pourrait bien te disloquer.
Je me surpris à penser qu’elle était gentille. Après tout, elle n’avait aucune bonne raison de m’aider. J’étais devenue ce qu’ils appelaient « un fant'eaume » et elle m’avait tout de même ouvert sa porte, sans aucune hésitation.
Elle s’écarta pour s’affairer à une grosse machine, comme une gigantesque pompe à vélo. Elle se retourna, de longues minutes plus tard, en brandissant victorieuse de longues poches de caoutchouc. Puis elle s’accroupit devant moi et se mit en tête de m’enfiler les ballons élastiques, comme des bas. Elle passa une gaine de plastique autour de ma taille et les souda entre eux, avec un appareil que je ne connaissais pas. Puis elle m’enveloppa les bras, et la tête. Mais, comme elle s’apprêtait à assembler les morceaux, mon cou fila en cascade sur le béton du sol, et ma tête emplastifiée roula. La fille s’empressa de nouer le ballon pour éviter qu’elle ne coule et la posa délicatement sur mes genoux.
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