3.8) Sakineh

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Je m’avance au-devant de la bête. J’en ai connu d’autres, pensé-je.

Quoi qu’on puisse en penser, grandir parmi les Instruits de Néon n’a pas été qu’un privilège. Les loups eux-mêmes m’ont élevée, si je puis dire. Je n’étais qu’une enfant, mais mes parents savaient. Leur savoir les rongeait et m’arrosait à mon insu, me rouillait les synapses. Nous abreuvions les ignares du trafic de sucre, sucions leurs organes confits et jusqu’à la moelle molle de leurs os macérés. Nous drainions leur vies, parasites, pour notre propre confort, notre simple plaisir, par pur caprice en fait. Peut-être le savais-je. Peut-être toute l’amertume découlait-elle de là. Peut-être ne suis-je enfin que le tribut de la honte. Une culpabilité séculaire. Le fant'eaume cristallin qui, sous couvert d’étancher la soif, devait dessécher les cœurs. Je n’ai toujours été que de la chair à pâtée, une offrande mal assaisonnée.

Je me tiens droite sur mes quatre roues et tends la main vers son museau fumant. Mes hanches entraînent le chariot, et je pénètre de mon plein gré l’étouffoir de sa fourrure épaisse. Je me fonds dans le Loup, car telle est ma nature.

— C’était moi. Je me suis rempli la panse. J’ai repris du gâteau sans demander la permission. La pitié… Je ne crois pas que ça existe.

La marée soyeuse du pelage m’asphyxie d’une douceur… Je me rappelle la pitié, et le sens ambigu que ça avait alors.

J’étais encore là, assise sur le canapé à lutter contre l’envie de mettre les voiles. Comme souvent, je me disais que je pourrais tout laisser derrière, trimer dans l’un de ces hangars où on trie le sable et où on le tamise pour récolter les nutriments-fossiles. Ceux-là n’arrivent que dans l’assiette des Instruits.

Je n’avais même pas encore passé ma jupe. Je détestais mon uniforme. En fait, je crois même que je haïssais le tissu : je voulais courir nue dans des plaines infinies, celles qui n’existent plus. Un bon petit son balancé sur le néocellulaire, juste de quoi travestir ma mélancolie en un rythme entraînant. Je secouais la tête. Comme j’aimais garder les cheveux emmêlés ! C’était ma rébellion…

Une énième matinée à noyer mes fantasmes et à crever d’envie sans oser me bouger le cul. Ce jour-là, le Ciel m’a prise en pitié. Je me souviens. Un loup a surgi, m’a broyée, m’a réduite en millions de milliers de micro-gouttes de moi, juste pour m’amputer de ma tumeur : le monde. Pour arroser le monde de mon essence acide ; précipiter mon voyage à vitesse grand V dans les milliers de veines de millions d’autres êtres. Pour me rappeler à l’ordre : je ne suis qu’une goutte d’eau dans l’océan du tout. Ma rage intestine peut m’être un tsunami, pour les autres elle n’est rien qu’un jet de pisse.

Malgré tout, ce jour-là, Volodia, elle, m’a vue. Ce n’était pas de la pitié. Car j’en suis convaincue, la pitié n’existe pas. Ce n’est rien d’autre qu’un loup déguisé en agneau, comme le disent les vieux livres. Les bonnes grâces du Ciel, je m’en carre à un point…

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