4.2) Volodia
Enfin nous parvînmes à l’embouchure du fleuve ; là où même les échassiers ne s’aventuraient pas ; là où des amas de sel formaient des cloques putrides dans le limon ; là où le vent soufflait mes cheveux déteints, châtain poisseux, et empatait ma face tuméfiée. Sous le soleil pastel d’une fin de journée, elle serrait son caoutchouc autour de mes hanches.
— ‘gald ! s’exclama-t-elle
J’avais l’envie de lui répondre, de m’exalter avec elle, mais les mots restèrent bloqués, comme un os avalé de travers, comme un nœud dans ma gorge. C’est ainsi que, ses bras de plastiques enroulés autour de mes épaules, sa poitrine informe accueillant comme un coussin mon crâne bosselé, elle nomma pour moi l’étendue violacée qui se déployait, sous nos yeux ahuris, jusqu’à l’infini, jusqu’au seuil de la terre, jusqu’à demain et tous les autres jours, jusqu’au futur impie que nous devions voler.
Sa langue aqueuse, contrie autant qu’elle put, ne bulla presque pas.
— Lamer.
Les eaux mortelles nous encerclaient maintenant, parcourues de carcasses de métal et d'îlots fracturés, mais les Portes du Ciel n’étaient pas encore en vue et, avant de nous mettre à leur quête, il nous fallait encore dégoter les reliques qui nous les ouvriraient. Aussi manoeuvrai-je notre vaisseau le long de la côte escarpée. Là, sur les plages boueuses, des sangsibles pataudes se repaissaient sans soif, gorgées de délices célestes ou d’autres citadins – cela, je ne le sus jamais.
J’avais vu sur les murs du Temple d’Ekö de lointaines cités du rivage, qui peut-être s’étaient évanouies depuis le passage des cart’os, qui peut-être tenaient encore. Mes mémomines enfouies au fond des eaux, je cartographiais des pas jusqu’alors interdits aux Hommes, et je songeai qu’il me faudrait retourner, plus tard, dans la cité des moulins, pour tracer mon passage sur le vide de leur carte, pour y renseigner la profondeur en mer et l’entrée encore tue du domaine des Sirènes.
Ces autres peuplades que nous croiserions peut-être, je les redoutais pourtant. Je craignais qu’ils assaillissent notre embarcation ou pire, qu’ils attentassent à l’enveloppe de Sakineh.
La mienne n’importait plus vraiment. Le sel piquait mes pores perforés et mes chairs à vif, mais la douleur n’était qu’un maigre tribu, incomparable au bonheur d’être en vie malgré mon hérésie et à celui, plus vif encore, de cheminer à ses côtés.
Auprès d’elle, aucun périple ne me sembla jamais vain. À ce moment-là, je mesurais tout juste combien mes désirs avaient changé de forme, combien ils s’étaient mués en quelque chose de pieux ; tant que l’envie qui m’embrouillait le ventre n’avait d’égal que ma dévotion. Totale.
À force de sniffer le plus grand trésor d’Ekö, j’avais les narines en sang, des caillots au museau et, parfois, lorsque nous marquions une pause – moi pour becter une sangsible ou piquer du nez, elle pour se dégourdir les bulles et déformer un peu les plis de son épaisse combi – il arrivait que Sakineh passe sous mes naseaux l’un de ses doigts mous ; qu’elle y recueille, du bout de son caoutchouc, l’un des graviers sablesang qui me pendaient au pif.
La première fois, je me dis que c’était crade, et je la priai de me prévenir, la suivante, plutôt que de se faire mon mouchoir. Mais la fière écolière ne voulut pas m’entendre et elle recommença, toujours plus malicieuse, à récolter mes crottes de nez.
Et puis, le temps passant, je me rendis compte qu’elle les mettait de côté, qu’elle les alignait ; que, de ses ongles insangsibles, elle recueillait aussi les filaments des algues sur l’écume bouillonnante ; et je vis ce qu’elle en faisait : comme Alma autrefois avec des coquillages ou des cristaux de sel, une hémorve après l’autre, Sakineh confectionnait une jolie parure – de quartz rouges de sang, quasiment des rubis.
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