I'M DERANRGED

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W. Agency - Victoria

— Avez-vous retrouvé le miroir ? demande Madame Montgomery.

— Oui, répond Mortensen.

Ren sert un thé à la cliente.

— Merci.

— Auriez-vous un lien de parenté avec un certain Beaumont... Felix ? poursuit l'enquêtrice.

— C'est possible, je ne sais pas... Beaumont était le nom de jeune fille de ma mère.

— Je croyais que c'était celui de votre mari... pardonnez-moi ma question, mais comment sont morts vos parents ?

— Dans un accident de voiture. Ils rentraient de voyage, lance la femme, intriguée.

L'enquêtrice acquiesce, les yeux dans le vide.

— Le passé de votre famille est relativement sulfureux... le schéma se répète...

— Que voulez-vous dire ? Vous m'accusez de quelque chose ?

— Loin de moi cette idée, Madame, mais comprenez que je ne peux pas vous rendre cet objet sans être sûre qu'il appartient bien à votre famille. Une photo ce n'est pas suffisant. Auriez-vous des preuves quelconques, une facture, le témoignage d'un cousin... d'un oncle ?

Law guette la réaction de Madame Montgomery. La cliente reste stoïque.

— Je n'ai personne. Pas d'oncle, ni de tante. Mes grands-parents sont morts. Éventuellement, un vieil album photo que mon grand-père gardait dans son secrétaire. Cela vous conviendrait-il ? Je peux même faire un test ADN, si vous le souhaitez.

Mortensen sent poindre l’ironie dans la voix de son interlocutrice.

— Nous n'irons pas jusque-là. Apportez l'album, cela suffira. Nous ne sommes pas de la police, réplique Ren. Puis s'adressant à Law : n'est-ce pas ?

— Bien sûr que non. Monsieur Beaumont est prêt à vous céder le miroir, nous n'allons pas nous formaliser.

L'ex-flic se lève, suivie de Madame Montgomery. Tout le monde se serre la main. Ren accompagne la cliente, referme la porte derrière elle, puis se retourne vers son associée, qui la regarde l'air de dire : « je sais ».

*

Paddington flat - 7 AM

Law, Ren et Felicia prennent leur petit déjeuner dans le salon.

— Attendez les filles, vous êtes sérieuses ?! Y'a un homme enfermé dans mon miroir et ce serait votre cliente qui l'aurait coincé dedans ?!

— C'est l'idée.

— Et Montgomery, aujourd'hui, aurait genre quatre-vingt-quatorze ans et pas une ride ?!

— C'est ça.

Felicia s'adresse à l'ex-inspectrice :

— D'où ta question - un peu clichée - sur le vaudou, l'autre nuit.

Mortensen lui répond, en faisant une grimace gênée :

— C'est ça...

— Faut sortir ce mec de là !!

À ce moment, un livre tombe sur le canapé. Le titre : Alice de l'autre côté du miroir. L'ex-flic le prend puis le pose sur la table basse.

— Il m'a l'air d'être d'accord. Vous en pensez quoi les filles ?

— On le sort de là !

La colocataire se tourne vers son amie, l'air malicieux :

— Il est comment ?

— Plutôt beau mec, répond la rousse, sourire en coin.

— Tu l'as vu ?! interroge Ren, surprise.

— Le jour du rendez-vous avec Madame Montgomery, je suis arrivée en retard. J'avais rêvé de Louise, enfin de Madame Montgomery, maintenant j'en suis sûre... bref peu importe. Elle était en train de tuer son oncle. Un poison qu'elle a mis dans son thé. J'ai pas percuté de suite à cause de la couleur de cheveux. Surtout que la cliente a la quarantaine, alors que Louise n'a que quinze ans. Mais en creusant un peu... le visage, c'est bien elle. Alors je suppose que c'est bien lui. Pas très clair, hein ?

— Si, si. Toi et tes rêves prémonitoires. Et c'est moi la sorcière vaudou…

— Pas vraiment prémonitoires, c'est plutôt comme une lucarne sur le passé ou un autre monde... Je suis peut-être un flic bourru à la syntaxe suspecte et au vocabulaire discutable, mais tout de même, j'aime la poésie ! ajoute Law, pensive.

*

Louise tâte le pouls de son oncle. Il est entre la vie et la mort :

— Parfait.

La jeune fille se redresse, toisant l'homme gisant par terre. Elle lève ensuite les yeux vers la glace accrochée au mur d'en face, la scrutant d'un air grave. Le pauvre bougre s'y reflète. Le regard en direction de sa nièce, il constate, horrifié, qu'il n'est plus à ses pieds. Louise décroche, du haut du miroir, une pièce représentant une chouette entourant un crâne de ses ailes, la met dans sa poche, puis sort de la salle.

*

Paddington flat - 6 AM

Mortensen se réveille en sursaut, se lève du canapé et fonce dans sa chambre. Sa collègue y dort du sommeil du juste.

— Ren, bouge ton cul ! Je sais comment faire !

L'associée s'extirpe du lit en gémissant. L'enquêtrice sort de la piaule, puis court réveiller Felicia. Elle lui tire sa couette en beuglant :

— Fili ! On a besoin de toi ! Move you're ass !

— Espèce de barge, lui lance la flatmate se levant mollement pour traîner instinctivement ses pieds vers la cuisine.

Quelques minutes plus tard, la bouilloire fume. Felicia remplit une théière, puis l'amène au salon. Law et Ren sont assises sur le canapé. Servant le thé - dans les mugs pas lavés de la veille, une hérésie pour la belle d'Afrique, à la discipline diamétralement opposée au mode de vie d'adolescent de sa colocataire - elle s'installe dans le fauteuil, faisant face aux deux enquêtrices :

— Bon, c'est quoi le plan, les filles ?

— On sort l'oncle du miroir, lance la rousse sur un ton convaincu.

— Comment ? demande la blonde perplexe.

— En utilisant le principe d'équivalence des charges, d'après la théorie de science-fiction de ma petite fée vaudou, répond Law, faisant un clin d’œil à son amie.

— OK. Mais ce n'est qu'une théorie, rétorque Felicia, quelque peu désarçonnée.

— On n'a pas le choix. Le gars vit un enfer depuis près d'un siècle. Au pire, s'il meurt quand on l’aura sorti de ce piège, on aura abrégé ses souffrances ! J'ai une autre théorie, qui expliquerait certaines choses, en supposant que Louise soit Madame Montgomery. Même si, j'en suis sûre... passons. Tout ce que j'ai rêvé sur la gamine se passait dans les années vingt. Je suis une grande fan des séries Hercule Poirot et Miss Fisher's Murder Mysteries, alors vous pouvez être certaines que je ne me plante pas de décor ! Bref. La mère Montgo aurait aujourd'hui près de quatre-vingt-quatorze ans. Elle aurait conservé sa jeunesse, mais comment ? En enfermant son oncle entre la vie et la mort, de l'autre côté du miroir... c'est l'état de Bardo. Genre, les limbes chez les bouddhistes. En le sortant de sa temporalité, elle fige le temps. Pas de temps, pas de fin, pas de mort. C'est source d'immortalité et l'amulette au hibou fait le lien, comme un cordon ombilical lui transmettant l'énergie saturée, extraite du « moment cristallisé ».

Mortensen regarde ses amies - les mains levées faisant le signe représentant des guillemets - fière de sa théorie. Soudain, Ren s’exclame :

— Mais la Montgomery ne fait pas quinze ans ! Si ce processus arrête le temps…

— Ouais, ça aussi j’y ai pensé ! Le seul truc possible, c’est que ça ralentisse le vieillissement. En fait, le flux ne s’arrête pas complètement vu qu’il est intégré à celui de la réalité ! Un peu, tu vois, comme le phénomène de frottement en physique, qui finit par arrêter l'objet en mouvement. Dans le vacuum il ne s'arrête jamais, mais le vacuum est un espace théorique. Une poche dimensionnelle dans notre dimension. Imagine la cocotte minute qui libère de la vapeur pour pas te péter à la gueule.

— Comme une temporalité à double vitesse. Être sur l’autoroute et sur une départementale, en même temps, lance Felicia pour soutenir les déductions de l’enquêtrice.

Les aventurières du bizarre finissent de boire leur breuvage, plongeant dans un silence méditatif. Le dénouement est proche.

*

W. Agency - Victoria

Londres s'éveille. Les trois comparses arrivent à l'agence. Elles se lancent dans les préparatifs de leur embuscade.

— On place les miroirs l'un en face de l'autre et on les cale avec des chaises pour la perpendicularité. Je veux un quatre-vingt-dix degrés tout pile avec le sol, pas de virgule. De la précision d'horloger ! Faudrait du ruban adhésif les filles. Ren tu peux les tenir s'il te plaît ?

L’associée s'exécute aussitôt, tandis que Law part chercher du matériel dans la cuisine.

— Tu veux dire qu'en l'enfermant de l'autre côté du miroir elle aurait créé, disons, un générateur d'immortalité ? demande Felicia, se tournant vers la kitchenette.

— Et de l'autre côté du miroir, l'atemporalité qui l'empêcherait de mourir, serait un peu comme une aiguille de montre qui tente sans cesse de passer à la seconde suivante, mais à chaque fois recule et ce mouvement perpétuel serait ce générateur d'énergie vitale qui l’empêche de mourir. J'ai bien appris ma leçon ? lance la blonde à la fée vaudou, tout en s'adressant à sa collègue, qui apparaît à l'embrasure de la porte, l'air surpris :

— C'est ça.

L'ex-flic brandit la boîte à outils :

— On va pouvoir passer aux choses sérieuses !

Les jeunes femmes placent deux chaises face à face, puis scotchent les objets aux dossiers. Ensuite, Felicia vérifie avec une équerre et un mètre ruban, que le parallélisme soit bien exact, que l'espace pour accueillir leur hôte soit suffisant. Puis, les trois drôles de dames se positionnent fièrement devant leur création.

— Mais, attends Law, si on le sort de là, il va mourir ! s’exclame la colocataire.

— On l'a dit : « c'est un risque à prendre ». Prêtes, les filles ?

Les deux camarades acquiescent. Law éteint la lumière. Un lourd silence emplit l'agence. Les filles guettent, tendues. Soudain, une boule d'énergie commence à se former entre les deux miroirs. Ren chuchote :

— La vache, ça fonctionne !

— Rien n'est sûr. On déroge à la règle de bienséance, Dame Renata. L'émotion, je suppose...

— Moque-toi, sale gosse immature.

Law sourit fièrement.

Progressivement, le halo chatoyant prend forme humaine. Au bout de quelques minutes, un homme se matérialise entre les deux panneaux de verre, agenouillé, tête basse. Il lève les yeux vers la petite équipe de Ghostbusters, l'air hagard. La blonde court allumer la lumière. La rousse se tourne vers elle :

— Attends !

Ébloui, il couvre son visage de ses mains, comme s'il brûlait. Ren le dévisage, désolée. Law avance vers lui pour le relever. L'associée se jette sur la chaise derrière le bureau. Les deux jeunes femmes l'aident à s'asseoir. Felicia s’éclipse dans la cuisine pour faire du thé. L'enquêtrice s’appuie sur la table, le regard fixe, concentrée sur ses objectifs. Tout ce petit monde, quelque peu décontenancé, reste réactif malgré la singularité de la situation.

— Vous vous appelez comment ? interroge l'ex-flic.

— James... Montgomery.

Ren et Felicia - sortie de la cuisine - se regardent : Mortensen avait vu juste.

— Montgomery...

Law se lève brusquement, saisit le miroir qu'elle a acheté, puis donne un coup de cutter sur le scotch.

— On range tout !

Elle se rue dans l’autre pièce, pose l'objet contre le mur à côté du canapé. Puis, revient cacher celui de Felicia derrière le bureau, après que les filles ont démonté leur installation improvisée. James, voyant l'objet, se pétrifie d'horreur, aveuglé par un flashback de Louise le regardant mourir. Law se tourne vers sa collègue :

— Vire les chaises, s'il te plaît. On va avoir de la visite, il faut faire place nette.

L'associée s'exécute. La colocataire disparaît dans la cuisine. S'adressant à James, l'ex-flic indique le salon :

— Allez vous cacher.

Engourdi, l'homme se lève lentement, puis se rend tant bien que mal dans l'autre pièce. Felicia ressort, à ce moment, plateau en main.

— Le thé est prêt. Je vais m’occuper de notre otage, je pense qu’il en a besoin.

— Parfait.

D'un léger mouvement de la tête, Mortensen remercie son amie, qui entre dans la chambre, refermant la porte derrière elle. L'homme, assis sur le canapé, se frotte nerveusement les tempes. Il ne comprend rien. Felicia pose le service sur la table basse, s'assoit, puis lui sert une tasse.

— Merci.

— Ça va bien se passer. Cette timbrée sait ce qu'elle fait.

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