LA TRAQUE
W. Agency. Victoria.
— Il s'adresse a toi, comme toujours ?
— Hm, répond vaguement Law, le regard dans le vide.
L'inspecteur insiste, calmement.
— Je te parle.
— J'ai dit, oui ! lui rétorque-t-elle sur un ton agacé. Il sait tout ce que je fais, même le dentifrice que j'utilise, la marque de café que je bois... j'ai l'impression de vivre avec lui... ça me dégoûte... il se paie ma tête... il...
Elle finit son whisky d'un trait.
L'inspecteur Tyler Mackenzie est un homme très bien bâti et très grand, au visage marqué par la vie, mais plutôt beau. Son caractère taciturne s'y reflète et, de son regard, émane une mélancolie profonde.
Maintenant, c'est whisky, café, cigarettes, voire pire... fini le thé, mais je n'ai pas envie de m'étendre sur le sujet, je pense qu'on a compris... Prise en sandwich entre BlackHole et Tyler, tout pour plaire !
— Ça fait deux semaines ! Deux semaines que les flics savent qu'elle a disparu... Pas de lettre...
— Qui a disparu ?
— Siobhan.
— Qui ?
— L'amie de Liam.
— L'amie de... Tu peux être plus claire s'il te plait ?
— On a eu un client il y a une semaine, son amie a disparu, sans laisser de traces ! C'est son M.O., mais manque la lettre ! Et la poste ne peut pas avoir merdé, y'a jamais eu de timbre, donc quelqu’un la dépose, forcément ! Bon sang c'est dingue ! T'as collé des flics en planque pendant des semaines en face de mon agence. Personne ! Pas même un pigeon voyageur ! Il me les envoie par téléportation ?!
Law raisonne à voix haute, Mac se verse du whisky, puis le sirote en attendant qu'elle finisse son monologue.
— Et ce carnet qui n'a rien à foutre dans le cadre !
— Quel carnet ? demande l'inspecteur intrigué.
— Rien. Laisse tomber. Comment BlackHole pourrait-il faire disparaître quelqu'un qui n'existe pas ? Siobhan n'apparaît pas dans le registre des employés de la Bibliothèque, aucun d'entre eux ne connaît son signalement, ni de près, ni de loin !
L'inspecteur la coupe brusquement :
— Attends Law, t'es en train de me dire que tu caches délibérément une pièce à conviction liée à l'enquête ?
— Quelle pièce à conviction ? demande Law, l'air perdu.
— Le carnet.
— Quel carnet ?
— Celui dont tu as parlé, celui qui « n'a rien à foutre dans le cadre » !
— Ça, c'est pas ton enquête, aucun rapport, répond Law sèchement sans le regarder replongeant aussitôt dans sa réflexion.
— Siobhan, c'est la touriste qui s'incruste dans la scène en plein tournage ! Elle n'a rien à foutre dans le cadre non plus ! Ou alors j'ai loupé un épisode...
Law se tourne soudainement vers Mac, lui arrache son verre des mains pour finir le whisky d'un trait. Elle le pose nerveusement sur la table :
— Mac, j’ai besoin d’être seule.
*
Vincent Square. A Building.
Les toits de Londres sont faciles d'accès pour l'ex-inspectrice. Ils offrent une vue exceptionnelle sur la ville. Law va souvent s'y réfugier pour se vider l'esprit.
Courir après des chimères le long de la Tamise, en pleine nuit… c’est fini. Flemme.
Assise sur sa terrasse improvisée, l'air sombre, immobile telle une gargouille, musique sur lecteur MP3 à fond dans les oreilles, une cigarette à la main, son whisky dans l'autre, elle s'évade dans son univers. Soudain son portable se met à vibrer dans sa poche. Elle décroche.
— Law, c'est Mac on l'a repéré sur Wellington.
— Il y a un théâtre et un hôtel par là. Je penche pour le théâtre. Il aime la mise en scène.
L'inspecteur tente de la convaincre de rejoindre son équipe pour « cueillir leur tueur ». Mais Law sait déjà qu'il s'en sortira encore, comme à son habitude. L'insistance de Mac commence à l'irriter.
— Mac, il serait peut-être judicieux de le mettre en mouvement, faut le faire sortir, apprenez à chasser les gars ! Faites comme lui ! Et ne le loupez pas cette fois-ci ! Y'en a marre de laisser cette ordure continuer à se prendre pour Dieu !
L’enquêtrice raccroche, agacée. Elle lève son bras pour jeter son portable, mais se raisonne et finit par le ranger dans sa poche.
Il est temps d’arrêter de glander. Faut retourner à l'agence…
Law s'assoit à son bureau, puis étend ses jambes sur la table. Ren arrive à ce moment dans la pièce. L’enquêtrice se redresse sur sa chaise, puis lui lance, énervée :
— T'étais ou ?
— Pardon ? J’étais avec Liam, pour le questionner davantage sur son amie !... qu'est-ce qu'il y a ?
— L'inspecteur Mackenzie est en train de tout tenter pour le cueillir, on l'a repéré, annonce l’ex-flic sur un ton dénué de conviction.
— Tu devrais te réjouir...
— J'y crois pas, Ren.
Bien entendu, Law avait raison, BlackHole, le tueur en série, qui empêche tout Scotland Yard de dormir, a filé. Encore.
*
W. Agency. Victoria.
Depuis que Lawrina Mortensen a ouvert son agence sur Londres, elle ne chôme pas : du bizarre, il y en a à la pelle. Parfois, par un étrange miracle, « les méchants » partent en vacances pendant deux à trois mois, mais quand ils reviennent, ils sont remontés à bloc. C'est après une période de ce type que BlackHole, « le tueur en série » s'est entiché de Law, comme pour la sortir de sa torpeur, comme pour lui dire « tu n'as pas le droit de te laisser aller, ma vieille ! ».
Enfin, sans cadavre, « tueur en série »... est-ce vraiment le bon qualificatif ? « Le connard narcissique qui me casse les burnes », lui conviendrait mieux...
Ce petit rituel agaçant dure depuis un moment, déjà. Chaque fois qu'une personne disparaît sans laisser de traces, la veille de la disparition, il lui dépose une lettre rouge avec un texte sans rapport apparent avec la victime. Lawrina s'est souvent posé maintes questions sur ces quelques lignes couchées sur le papier couleur de sang. Sans trouver de réponses. Si elle était encore flic, l'intérêt que BlackHole lui portait aurait un sens. Cependant dans son cas, elle ne voyait pas ce qui pouvait le motiver.
Le surnaturel peut-être ? Mais, ce n'est pas une motivation suffisante…
Assise dans le canapé de la pièce à côté de son bureau, Law sirote son whisky, l'agenda rouge ouvert, posé sur la table basse.
*
« Aller au travail, fonder un foyer, être comme tout le monde, week-end chez papi-mamie en bons gamins bien dressés... c’est ça la vie ? Autant mourir ! Ce n’est pas ce que je veux. Être invisible, avoir le contrôle. Certaines personnes sont plus fragiles, ont l’esprit plus complexe. Elles ne peuvent pas faire semblant. Alors elles errent, tels des fantômes sur une terre inconnue, en espérant trouver l'introuvable. Finalement elles se défoncent, à la recherche d'un état différent, fuyant la routine. Elles ont peur de tout, d'avancer, de chercher, même d’essayer. Tant de fois, tu as frôlé la mort, elle ne t’effraie pas. Mais la vie, tu sens qu’elle te terrifie. Aujourd’hui, tu ne sais plus où aller, tu ne veux plus sortir, tu veux t'enfermer dans ton monde et partir. Tu as la nausée de vivre ! »
*
— Bon sang, j'ai déjà lu ça, ou bien... ?
Law commence à se questionner sur l'origine de l'agenda rouge.
Qui, « oh, coïncidence », est de la même couleur que ces foutues lettres !
Soudain, une autre pensée interrompt sa réflexion. Elle n'a pas remis les pieds dans son appartement sur Paddington depuis des semaines. Elle n’a qu’à traverser Hyde Park pour rentrer. Mais le temps manque cruellement.
À peine revenue de New York, l'affaire BlackHole lui retombe dessus comme pour lui souhaiter un bon retour sur Londres. Ses bagages sont encore là, elle n'a pas eu un instant pour les ramener à la maison.
Surtout que Félicia doit s'inquiéter !
Soudain, la porte d'entrée s'ouvre, Ren se rue vers le salon :
— Je suis retournée à l’appart de la disparue ! Tu ne vas pas me croire !
Law la regarde avec insistance, l'air de dire « accouche ».
— Il est passé par là.
Le visage de Law s'assombrit, sans laisser Ren terminer, l’enquêtrice se lève :
— On y va.
Sur le trajet Law rumine ses pensées. Les deux affaires n'ont aucun lien, cependant BlackHole semble se servir de la disparition de Siobhan pour l'atteindre. Le serial cultive un attachement obsessionnel pour Law. D'aucun serrait flatté de recueillir l'attention d'une personnalité telle que BlackHole. Intelligent, retors, insaisissable. Cependant, Law estime que toute cette mascarade est une véritable « chienlit ». Selon l'ex-inspectrice de la criminelle de Londres, un tueur en série n'est pas plus intelligent que le quidam lambda. Le meurtre parfait est certes un mythe, mais tuer sans se faire prendre n'est pas si difficile. Se vanter de faire la nique à la police n'est que stupide vanité. Une bonne mémoire et le sens du détail suffisent, ce qui ne fait pas de vous une lumière.
Ces abrutis sont des branleurs chroniques, complexés, faibles d'esprit, qui devraient soigner leur névrose au lieu d'emmerder leur monde, pour attirer l'attention comme un gamin de maternelle. Ils croient que vivre leur nature de tueur, c'est s'assumer et devenir libre ? Pauvres petites choses intellectuellement, victimes de leur connerie nombriliste. Trop facile d'avoir pitié de soi, genre j'ai eu un père tortionnaire, une mère absente... D'autres ont un vécu pire et ne sont pas devenus des assassins pour autant. Un tueur en série ce n'est qu'un enfant pourri-gâté qui casse tout autour de lui pour obtenir satisfaction. Une satisfaction instantanée. La facilité. Oh que c'est dur de prendre ses responsabilités face à ses choix ! Ça demande à se retirer les doigts du cul !
*
10 Gloucester Street.
Dans le noir, Law se dépêche de crocheter la porte de l’appartement. La jeune femme et son associée entrent enfin.
— Il a fermé les volets. Et regarde là... lance Ren, nerveuse, montrant un message au mur, couleur rouge sang.
L’enquêtrice lit : « LOIN DE MOI, TU N'ES RIEN ». Elle goûte l'inscription en passant le doigt dessus :
— Bordel, c'est bien du sang ! s’exclame-t-elle, inquiète et pensive.
— T'es dégueulasse ! lui assène Ren, dégoûtée par son geste.
Law sort de son mutisme pour continuer sa réflexion à haute voix :
— Il nous faudrait l'ADN de toutes les victimes, c'est peut-être à l'une d'elles, ce qui justifierait leur disparition... Il les collectionne... et … non, c'est trop tordu !
— Qu'est-ce qui est tordu ? lui demande Ren intriguée.
— Les lettres qu'il me poste par « hibou magique », il faut les envoyer au labo, faire analyser le pigment du papier. Je te parie mon Beretta que c'est de la bonne vielle hémoglobine mélangée à de l’encre de Chine !
Ren ne sait plus quoi répondre. Law pâlit soudainement, elle réalise que seule sa mort pourra la débarrasser de ce pervers, mais elle veut vivre ! Son regard se fige alors sur un détail du meuble, sous l'inscription au mur. L’enquêtrice s'approche. C’est une petite boite de velours noir. Elle la saisit délicatement, l'ouvre et y trouve une bague de Claddagh, enfoncée dans un coussinet de satin blanc. Comme possédée, la jeune femme la passe à son doigt, puis lève la tête vers l'inscription. Law fait tourner l’anneau. Ses lèvres bougent lentement, sans qu'aucun son ne sorte de sa bouche. On peut y lire : « fiancée à la mort ». Elle chuchote :
— Pourquoi ça ne m'étonne pas... Et si... ?
L’ex-flic prend calmement son Beretta en main, le pose doucement contre sa tempe, puis réplique calmement.
— Sans moi tu n'es rien non plus...
Le coup de feu part dans un bruit fracassant. L’enquêtrice s'écroule sur le sol de l'appartement de l'inconnue. Ren se retourne, horrifiée.
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