Il y a trois ans environ, ma soeur a trouvé un oeuf dans la rivière. En dépit du bon sens, malgré mes interdictions et mes supplications, elle l'a ramassé et l'a ramené chez elle. Un oeuf lisse, blanc comme du lait, doux, chaud malgré l'eau glacée et gros comme un ballon de rugby. Rien de normal, et moi je n'aime pas ce qui sort de l'ordinaire. L'irrationnel m'angoisse. Ma soeur, pas du tout. Elle était très curieuse de voir ce qui en sortirait et l'a ramené chez elle. Elle l'a aussitôt mis dans sa baignoire et elle a commandé un petit moteur pour remuer l'eau.

Le lendemain, elle ramenait des cailloux et du sable récupérés le long des rives et elle a croisé les doigts pour que l'oeuf éclose vite et qu'elle puisse reprendre un bain rapidement. Moi aussi, car en attendant, elle venait tous les matins se laver chez moi.

Au bout de deux semaines, j''avais passé des heures interminables à éplucher tous les sites d'ornithologie et de reptiles pour avoir une idée de l'animal qui casserait cette coquille, mais la seule conclusion à laquelle j'étais parvenu ne me plaisait pas du tout. J'appelais ma soeur pour la supplier à nouveau de remettre à sa place l'oeuf de dragon des eaux. Mais elle m'ordonna de rappliquer immédiatement. L'oeuf commençait à se fendiller !

Je courrus jusqu'à chez elle. Je n'étais ni téméraire ni courageux, mais je faisais toujours les choses stupides qu'elle me demandait de faire. Inutile de préciser que ça ne m'apportait que des ennuis.

J'entrai et elle m'appela depuis la salle de bain. J'ouvris la porte, à moitié mort de trouille. Si je n'avais pas été témoin de cette naissance, j'aurais cru à une mauvaise blague de ma frangine.

Une patte griffue cassa la coquille. Un morceau tomba dans l'eau et un museau passa par l'orifice nouvellement créé. Un museau. Une truffe avec des moustaches et des poils. Puis la gueule entière de l'animal se montra. Un pelage fauve, des tâches noirs autour des yeux, des oreilles marron retombantes. Et des branchies. Une gueule de chien et des branchies. Le reste du corps suivi. Des pattes toutes petites, adorables, un corps tout duveteux, une queue qui battait et une nageaoire caudale. Une queue ET une nageoire caudale ? Mais quoi encore ? Cela me contrariait encore plus que les branchies, allez savoir pourquoi.

Ma soeur regardait cette naissance avec tendresse et émerveillement, comme si il n'y avait rien de plus normal de voir un chien aquatique sortir d'un oeuf dans une baignoire. Elle lui tendit les bras, et l'animal nagea vers elle et s'y blottit. Il semblait aussi à l'aise hors de l'eau. Ma soeur le câlina quelques minutes et me le montra :

• Elle s'appelle Ondine !

Je crois que cette phrase brisa le peu de réalité que j'arrivai à maintenir :

• Ondine ? Elle ?! Mais enfin ?! Comment tu sais que c'est pas il ? Ou autre chose d'ailleurs ? Comment tu sais qu'elle est bien là ? Qu'elle veut pas retourner dans l'eau ? Qu'est-ce que tu vas lui donner à manger ? Des croquettes ? Du poisson ? Des pets de licornes ? Comment elle va se déplacer, elle n'a pas de pattes à l'arrière ? Comment les gens vont réagir face à Ondine ?

Ma soeur sourit, me tira la langue et ne prit même pas la peine de me répondre. J'avais dit "elle", j'avais dit "Ondine". Je l'avais accepté. Elle se fichait du reste . Elle sortit avec Ondine dans les bras en riant tout bas et je l'entendis prononcer les mots "pets de licorne" en gloussant. Je soupirai. Il me fallait un Xanax.

Trois ans plus tard, nous sommes au bord de la rivière. Ondine a bien grandi. C'est effectivement une femelle. Ma soeur l'emmène se baigner tous les jours. Elle sont très heureuse à deux. Quand Ondine veut se baigner, elle saute sur les genoux de ma soeur, et les voilà parties. Elle mange des croquettes et du poisson. Elle pèche incroyablement bien. Elle se déplace sans difficulté en ondulant le bas de son corps à la manière des otaries ce qui fait craquer les passants. Personne ne se pose de questions en la voyant. Alors j'ai arrêté de m'en poser aussi, et je prends un Xanax chaque fois que je vais voir ma soeur.