8- Sortir de ses rails
« Bleu à l’infini
Au loin, le bruit de mes pas
Je suis un oiseau »
Je regarde, songeuse, ces trois phrases sur le Pad. Je suis saisie par leur beauté.
Noway… Ces mots oubliés ne font qu’ajouter au mystère qu’il représente pour moi.
Tout est allé si vite cette dernière semaine. Je suis perdue. Trop de choses m’échappent. Mes pensées s’accélèrent et s’entrechoquent dans ma tête ! Ça ne me ressemble pas.
Je suis organisée, rationnelle.
Je suis un oiseau.
Je peste et tourne le dos au Pad.
Allez ! Ressaisis-toi ! me dis-je.
Comment fait-on devant les situations complexes ? Je le sais. On pose les faits, rien que les faits. On les ordonne afin de trouver leur logique. Je dois choisir un point de départ. À quel moment suis-je sortie de mes rails ?
Je sais où trouver cette information. À chaque fois que je suis en déplacement et vais être privée d’Optimem, je suis tenue d’écrire un journal de bord au cas où je fissure. J’ai bien sûr, appliqué la règle à la lettre et relaté mes faits et gestes en débutant, comme préconisé, deux jours avant mon départ. Pleine d’espoir, je plonge dans mes écrits.
"Jour un :
Ce matin-là, j’ai travaillé, assise à mon bureau en train de siroter mon thé préféré, celui que je bois quand j’ai accompli avec succès une de mes missions. C’est un thé au vrai jasmin, au prix indécent, cela va sans dire. Je sens encore son parfum.
Malgré mon stress, je ne peux m’empêcher de sourire. Cela, je l’écris à chaque fois. L’idée de me priver de l’odeur subtile du vrai jasmin m’est inconcevable.
J’étais donc là assise et sereine quand mon bracelet m’a signalé un appel. Quand j’ai décroché, Maya exaltée m’a annoncé qu’elle avait réussi. Elle venait d’être sélectionnée pour entrer dans le cercle très fermé des concepteurs vestimentaires de la Bulle des Gouvernants. Heureuse, pour elle, je l’ai félicité.
Maya devait partir le lendemain, pour un stage de mise à jour de trois semaines et elle ne savait pas quoi faire de Noway. Aussitôt, je me suis proposée par amitié bien sûr, mais aussi pour assouvir ma curiosité.
Nous avons convenu qu’elle me l’emmènerait le lendemain.
En raccrochant, j’ai réalisé que j’allais devenir la maitresse provisoire de Noway. Or, je n’y connaissais absolument rien en HC. Quelles sont les règles de bonne conduite ? De quoi ont-ils besoin ?
J’ai passé le reste de mon après-midi à consulter tous les documents que j’ai pu trouvé sur Xnet.
J’ai même acheté « Comment bien élever son HC pour les débutants » que j’ai lu d’une traite dans l’après-midi. "
Je ne remarque rien d’anormal. C’est ma façon de fonctionner devant une situation nouvelle.
" Jour deux… "
Je le lis en diagonale. Je n’ai rien écrit de spécial. Maya a déposé Noway sans me donner d’instructions spéciales. J’en étais un peu surprise mais me suis adaptée. Après lui avoir fait visiter les lieux, je lui ai donné un Pad avec un accès restreint au Xnet et un logiciel de conception graphique. Ensuite, je suis retournée à mon travail. J’avais deux jours pour paramétrer un nouveau profil d’infras : des individus de sexe féminin, longilignes, plutôt téméraires et aimant les hauteurs puisque destinées à travailler dans l'entretien et la maintenance des gratte-ciels… ai-je écrit.
C’est la stricte vérité. Je poursuis ma lecture. Je ne lis rien qui indique le moindre malaise dans les comptes-rendus des jours trois et quatre.
" Jour 5 :
Après le petit-déjeuner, J'ai informé Noway du programme de la journée.
Nous devions nous rendre au Labo pour que je puisse y lancer ma simulation de configuration génétique des Izi, le prénom que je leur avais choisi. Les individus de la seconde ceinture ont toujours des prénoms de trois lettres. Nous, dans la première ceinture, nous avons tous des prénoms à quatre lettres.
Avant de partir, j’ai pris rendez-vous pour ma séance hebdomadaire d'Optimem. Il me tardait, car je commençais à me sentir encombrée.
Quand nous sommes arrivés au Labo, j’ai aussitôt démarré la simulation. Comme je devais attendre deux heures le temps que l’IA l’analyse, j’ai décidé de faire visiter les lieux à Noway. Dans mon livre, il est conseillé de proposer régulièrement des activités nouvelles et stimulantes aux HC afin d’entretenir leurs capacités cognitives.
Nous avons été interrompus car j’ai été convoquée par le Directeur du Département.
Quand mon chef m’a annoncé, sans préambule, des problèmes graves de contrôle des populations sous Bulle 15, j’ai compris tout de suite que j devais partir en mission, le soir même. Je n’avais même pas le temps d’attendre les résultats de ma sim, ni de passer à ma séance d’Optimem.
Contrariée, j’ai pris la décision d’amener Noway avec moi. Je prétendrais qu’il est mon garde du corps. Pleins de gens en louent un quand ils se rendent dans la deuxième ceinture. "
Il y avait des imprévus, mais rien qui justifie que je perde mes moyens.
" Jour six
À notre arrivée, j’ai écouté le directeur m’exposer la liste des problèmes rencontrés : rixes, agressions des femmes. Tous les comportements énoncés étaient liés à une violence inadmissible. Les contrôleurs avaient, bien sûr, déjà tenté les solutions classiques à savoir une fréquence accrue de passages en Optimem puis une montée en puissance de celui-ci. Rien ne marchait. J’ai décidé de visiter une usine afin de me rendre compte par moi-même. »
À l’évocation de cette visite, mes mains tremblent. Les larmes me montent aux yeux. Peut-être est-ce là que j’ai commencé à dérailler ? D’ailleurs, je ne l’ai pas encore relaté dans mon journal.
Je ne comprends pas cet accès de sensiblerie. J'ai déjà été confrontée à des situations complexes et des comportements déviants chez les Infras. Je suis même un stratège réputé du DC depuis plusieurs années maintenant. Or, le moins qu’on puisse dire, c’est que le Dernier Cercle est le temple de la violence et de la mort par excellence. Chaque année, quatre équipes de huit combattants s’affrontent lors de douze épreuves, à raison de trois par semaines. Chaque épreuve se révèle différente de la précédente. Elles se déroulent toutes dans des environnements hostiles et on y assiste à des affrontements mortels de toutes sortes : entre hommes, avec des monstres. L’équipe déclarée victorieuse est celle qui possède le plus de survivants à l’issue des douze épreuves.
Chaque équipe est dirigée par un Bullite que l’on nomme Stratège. J’ai été celle de l’équipe Europe par trois fois et remporté ce prestigieux tournoi par deux fois. On ne peut remporter le DC si on ne sait pas maîtriser ses émotions. J’ai toujours su garder le contrôle.
Noway apparait dans l’encadrement de la porte. Il a l’air inquiet.
- J’ai entendu comme… un gémissement.
Il regarde mes lèvres. Je m’aperçois que je les mords au sang. Il s’assoit à côté de moi, me tend un mouchoir sorti de sa poche.
- Je repensais à ce qui s’est passé hier… pour écrire mon rapport. Je n’arrive pas à me souvenir.
Il me jette un bref coup d’œil et prend une profonde inspiration.
- C’était le début de matinée. L’air était frais, la lumière douce, comme tous les jours.
Sa description est jolie et une légère amertume teinte sa voix. Il marque une pause. J’ai baissé les paupières. Je les garde closes. Je m’adosse à ma chaise et lui demande dans un murmure, de continuer. Peut-être réussirai-je à voir plus clair, avec ses yeux ?
- Nous étions cinq. Nous et trois contrôleurs. Nous sommes entrés dans l’usine. D’un côté, il y avait une unité de création de mobilier en bois et de sculptures : que des hommes. De l’autre, se trouvait une chaine d’assemblage, des hommes et des femmes. J’ai tout de suite eu la sensation que quelque chose clochait. Je percevais une certaine fébrilité, une atmosphère tendue. Alors que nous avancions, l’un de nos accompagnateurs s’est approché de vous, l’air préoccupé. Il vous a murmuré quelque chose. Votre visage s’est assombri.
- Il m’a informé que la cadence n’était pas dans la norme : elle était trop basse. Mais le système n’arrivait pas à en identifier la cause.
- Mmm… Quelques minutes plus tard, j’ai croisé le regard d’une femme. Elle avait l’air effrayé et je me suis rendu compte que toutes les autres baissaient les yeux et avaient une attitude très… craintive. J’ai, à nouveau regardé cette femme. Elle semblait vouloir dire quelque chose et a brièvement tourné les yeux vers l’unité de Création. Nous avancions toujours, lorsque deux hommes de cette unité, se sont jetés sauvagement l’un sur l’autre. Les contrôleurs n’intervenant pas, j’ai pris l’initiative d’aller les séparer. Une fois les deux combattants neutralisés, je me suis tourné vers vous. Derrière vous, la femme fixait un endroit derrière mon épaule droite. Suivant sa direction, j’ai repéré une porte. Vous m’avez rejoint et nous sommes allés ouvrir cette porte. »
Je sens la main de Noway se poser sur mes doigts douloureusement entrelacés. Je l’entends respirer, son calme m'apaise. Je garde les yeux fermés. Je ne suis pas certaine de pouvoir supporter la vision de mon reflet dans ses yeux.
- Cette porte ouvrait sur une petite pièce. Il y avait une table, une chaise renversée et une armoire. Dans un coin, une jeune femme était assise, à même le sol. Les genoux entre les mains, elle se balançait d’avant en arrière. Ses habits avaient été déchirés, elle était presque nue et couverte de bleus et de blessures. Elle avait été victime d’une agression très violente, sans doute.
Mon cœur s’emballe…oui, il me l’a dit et un grand froid m’a envahi. Ces mots ne trouvaient pas leur chemin jusqu’à mon cerveau. Cette agression gratuite et hors cadre était inenvisageable. J’ai bafouillé que je ne comprenais pas, qu’il n’y avait aucune raison, que tout était paramétré pour que ce soit impossible ! Mais, il m’a interrompu. Il m’a pris par les poignets, a planté ses grands yeux bleus dans les miens et il a dit, comme il le redit, maintenant.
- « Stop ! C’est arrivé, Alka ! Cette femme a besoin de vous, maintenant ! » ...Vous êtes allée vous agenouiller à côté d’elle. Vous êtes restés quelques minutes, silencieuse, vous lui avez donné votre prénom et vous lui avez dit que vous ne saviez pas quoi faire…Parce que ça n’aurait jamais dû lui arriver. Elle a frissonné, vous lui avez passé votre veste. Elle l’a prise pour se couvrir et vous a demandé si c’était de sa faute et vous avez, sans hésitation, répondu non. Alors, elle a commencé à parler, elle avait été battue et violée, elle avait essayé de se défendre. Vous lui teniez la main. Quand elle a terminé, vous lui avez dit qu’il fallait l’amener au médic. Elle tenait à y aller debout et habillée.
En effet, je l’ai admirée pour ça. J’ai demandé à Noway d’aller lui chercher une tenue. Il s’est approché de nous. Elle a eu un mouvement d’effroi. Il s’est figé. J’ai doucement dit qu'elle ne risquait rien. Elle a osé lever les yeux et l’a fixé, pendant de longues minutes durant lesquelles il est resté immobile. Elle s’est détendue. Noway m'a alors demandé de prévenir les contrôleurs qu’il allait sortir. Il avait anticipé que sa sortie pouvait provoquer la fuite des agresseurs de la jeune femme. Je prévins donc mes collègues qui lancèrent discrètement des traqueurs.
- Je suis sorti. Un groupe d’hommes me regardait de travers et d’autres avaient discrètement encerclé les contrôleurs et leur cachaient les sorties. J’ai vu des hommes fuir, mais fait mine de ne pas m’en apercevoir. Je suis allé récupérer une tenue auprès de vos compagnons. Je vous ai ensuite rejoint et nous avons accompagné Effie au bâtiment Santé. En chemin, nous avons appris, que les hommes qui avaient fui avaient été arrêtés et placés en rétention en vue d’être interrogés. Nous avons laissé Effie dans le caisson de stase. Vous n’avez plus prononcé un mot, depuis.
C’est vrai…
- « Bleu à l’infini,
Loin, le bruit de mes pas
Je suis un oiseau … »
Il a un léger sursaut. J’ouvre les yeux, des larmes s'en échappent. Au point où j’en suis.
- Je n’avais jamais voler avant, me dit-il dans un sourire.
Je le regarde, stupéfaite. C’est si étonnant. Pourquoi l’exprimer ainsi ?
Il baisse les yeux, puis son regard s’enfuit par la fenêtre. Il murmure, comme juste pour lui-même.
- C’était dur pour moi aussi. J’avais besoin de retrouver des…moments plus agréables. L’écrire comme ça, C’est une façon de caresser, de chérir... ses sensations… ça me protège un peu de l’horreur du monde. »
Je suis le chemin tracé par son regard et, moi aussi, je m’envole. Je suis dans le cockpit, les mains entourées du halo bleu de l’empreinte de commande. Et, je pousse l’engin à pleine puissance jusqu’à ce que les hommes, les bulles, tout disparaisse dans un fondu de bleu et blanc. Je ne suis plus qu’un atome fou de cet univers, qui fonce vers sa prochaine collision.
Et… qui sait ?
J’ouvre les yeux, je souris. Un sourire salé de mes larmes.
Il a raison, ça protège un peu la mémoire.
Mais, je ne veux pas avoir à regarder une autre Effie, dans les yeux. Je dois me ressaisir. Je vais plonger dans l’ADN de ces barbares et je chercherai tant qu’il faudra… jusqu’à ce que je trouve !
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