23- Retour sous B2
Vingt-cinq ans. Vingt-cinq ans d'existence plus ou moins intéressante, et voilà où j’en suis !
Mes compagnes de voyage sont somptueuses et sculpturales. On ne peut qu’admirer le galbe parfait de leurs courbes et leur beauté lisse, rehaussée par le scintillement des parures de métaux précieux qu’elles portent ! Comment pourrait-il en être autrement ? Elles sont dans la fleur de l’âge, encore épargnées par la patine du temps et les gestes maladroits d’humains mal dégrossis. Bien attachées, elles restent indifférentes au froid, à l’obscurité absolue et aux embardées imprévisibles de notre véhicule, puisqu’il n’y a pas de fenêtres. Ainsi, traité avec le même égard que les autres passagères - des armoires luxueuses mais pas très causantes - je suis devenu, pour une vingtaine d’heures, un meuble.
Je suis bringuebalé dans un train de fret, amphibie parait-il, propulsé à l'énergie nucléaire en direction de B2. Ainsi nous allons longer ce désert que je connais si bien, traverser des massifs montagneux, plonger ou plutôt barboter dans le fantôme de la mer qui sépare l'Afrique de l'Europe et alors, seulement, nous serons presque à destination.
Quand j’ai compris que c’était cela la solution de rapatriement de Maya, j’ai tout juste eu la présence d’esprit de demander de l’eau, de la nourriture et un récipient quelconque pour satisfaire mes besoins naturels. L’eau et le récipient m’ont été accordés. En guise de nourriture, j’ai eu droit à un sachet de gâteaux ramollis, si vieux que leur goût est décédé semble-t-il, mais je vais tâcher de les faire durer.
Un garde m’a ensuite accompagné jusqu’à cet immense wagon, en réalité un container étanche, et m’a enjoint de m’installer. Dans un état second, j’ai obtempéré. Je me suis trouvé une place dans l’angle le plus dégagé à l’avant. Adossé à une paroi métallique galvanisée, j’ai senti le convoi s’ébranler et prendre son élan pour atteindre sa vitesse de croisière. J’étais assommé par l’onde de choc des derniers évènements que je venais de vivre : un caillou lançé adroitement sur une étendue d’eau qui ricoche une fois, deux fois, trois fois et finit par couler. Je coulais.
Le froid, la faim, peut-être les deux, m’ont réveillé. Soudain, j’ai retrouvé consistance. J’ai réalisé où je me trouvais, et un sentiment d’humiliation incommensurable m’a saisi. J’aurais bien hurlé ma fureur et mon dégoût du monde en un long cri rauque. J’avais déjà ouvert la bouche pour le faire, mais dans la lueur blafarde des minuscules néons, j’ai aperçu les passagères impavides qui me cotoyaient. Ça m’a calmé, aussi sûrement qu’une bonne douche froide. Alors, dépité, j’ai refermé la bouche et opté pour les sarcasmes et l’ironie. C’est moins spectaculaire, mais cela me tient éveillé. Ce qui est judicieux, car nous traversons une portion de voie que je qualifierais de mouvementée et j’ai besoin de garder à l’œil mes nouvelles amies. Elles sont bien harnachées, mais le garde m’a prévenu, nul n’est à l’abri d’un battant de porte mal fixée ou d’un tiroir volant.
Je veux bien mourir, mais pas comme ça !
- Alors, je me houspille, je m’asticote pour me maintenir en alerte. Kaly ferait ça nettement mieux, mais elle est loin. Pourtant, j’invoque son souvenir, son air de renard des sables et sa voix corrosive.
- Alors, p’tit frère ! Chuis étonnée ! N’est-ce pas une merveilleuse occasion de remettre les choses en perspective ? Dis-moi, espèce d’idiot idéaliste, qu’est-ce que tu donnerais là tout de suite pour un bon repas chaud, une couverture et ta dignité retrouvée ? Quelques souvenirs, c’est pas cher payé, au final ? Peut-être que tu comprends un peu mieux les premiers Intras ?
Je n’ai aucun mal à imaginer ma réaction. Je me serais planté devant elle, l’air blasé, avec le petit sourire en coin qui va bien et aurait répondu, qu’oublier ce qu’elle venait de dire serait une bénédiction. J'aurais certainement fanfaronné un peu, rajoutant que j'avais déjà été dans des situations bien plus désastreuses et que jamais, au grand jamais, je n'avais envisagé que l'amnésie volontaire fut une solution !
Je ris silencieusement. Elle n'aurait pas été dupe. Elle ne l'était jamais. Dureste, elle ne se privait pas de me le faire savoir.
- Mon pôvre Noway ! Pourquoi tu t'obstines à essayer de me la faire à l'envers ? Je sais que t'adores perdre ton temps, mais le mien est précieux, tu sais ! Arrêtes de te la jouer "héros incompris" ! Qu'est-ce qu'il y a ? Tu vas pas me dire que t'avais pas anticipé que ça allait finir comme ça ? Tu pensais quand même pas qu'Alka allait éviter le lavage de cerveau Ad vitam æternam juste pour tes beaux yeux ?
À ce stade-là, je me serais sûrement déjà renfrogné, mais ça ne l'a jamais arrêtée. Pourquoi cette fois ?
Je ris jaune quand j'entends sa voix moqueuse m'asséner le coup de grâce.
- Allez ! La bonne nouvelle c'est que t'as, à peu de choses près, le même modèle d'Intra - Comment elle s'appelle déjà ? Maya - qui t'attend à la descente de ce train ! Quel veinard !
Elle m'aurait pas loupé, c'est certain. C'était de bonne guerre ! Je ne l'épargnais pas non plus. C'était, depuis l'enfance, notre mode de communication. Pourtant, on s'aimait... on s'aime profondément. Elle savait me stopper net dans mes élans impulsifs idéalistes ou au contraire dans mes délires kamikazes ou belliqueux. Tout comme je connaissais son tempérament rêveur et passionné, qui l'entraînait parfois dans des délires insensés dont elle ne pouvait redescendre qu'à coups de pieds aux fesses métaphoriques. J'étais le chargé de la descente et de l'atterissage, plus ou moins en douceur.
Évoquer ainsi ma sœur adoptive m’aide à fuir cet endroit, en m’emmenant loin dans le temps et l’espace.
Je retourne chez moi, où elle est certainement encore avec Ash, mon grand-père. Notre pilier à tous les deux, depuis la perte de nos parents, lors d'une épidémie meurtrière. Elle avait trois ans, j'en avais cinq. Il nous avait naturellement pris sous son aile.
Ash ! Son souvenir me réchauffe douloureusement le cœur. Je crois que je suis encore en vie parce que, quelque part, je suis convaincu que ma mort pourrait lui briser le cœur, littéralement. Je suis capable de bien des choses mais celle-ci est au-dessus de mes forces. Mon grand-père est d'un autre monde, une sorte d'extra humain. Pour moi, son existence à elle seule justifie la survie de l'humanité. Il a illuminé mon enfance de ses réflexions fantasques et poétiques et, l'univers m'en est témoin, vu nos conditions de vie c'était un tour de force quotidien.
Annotations