21- Sortir de sa Bulle ( 3/3)
Je suis debout, au milieu du chemin, perdue dans les méandres de mes sensations, quand Noway s’approcha pour me suggérer de rentrer. Je reste silencieuse.
- Alka, ça fait plus de deux heures que nous sommes ici. La nuit va bientôt tomber, c’est assez pour aujourd’hui, non ?
- Ça va, je me sens bien.
Il me saisit doucement le bras, m’invitant à lui faire face. Il sourit mais ses yeux trahissent son inquiétude :
- Alka, tu trembles de fatigue et nous devons encore faire le chemin inverse, c'est assez pour une première journée.
Son ton ne souffre pas de contradictions et puis je me rends compte qu’il a raison. J’ai mal partout et ne parviens plus à penser clairement.
Sur le chemin du retour, je souris, fière de moi.
- Maintenant, je comprends mieux combien l'acclimatation à la vie sous Bulle peut être difficile. C'était comment pour toi ? ne puis-je m'empêcher de demander à Noway.
Quand son regard croise le mien, je le regrette aussitôt. J’aurais mieux fait de me taper la tête contre un tronc d’arbre.
- Je t'ai déja dit que je ne souhaite pas en parler, dit-il en fuyant mon regard.
Son bras sous ma main devient rigide comme une barre de fer et sur son visage s'inscrit ce que ses lèvres serrées ont retenu. Il clame que je n’ai aucune idée de ce qu’il a vécu et qu’il n’y a aucune chance qu’il partage un quelconque souvenir de sa vie passée avec moi car je suis l’ennemie ! Comment ai-je pu l’oublier ? Comment ces deux heures ont-elles pu me donner l’illusion d’un quelconque point commun ?
Je m'éloigne et trébuche, bouleversée par la violence de son expression. Je serre les dents pour me ressaisir. Il peut bien penser ce qu’il veut, il ne me connait pas et il se trompe !
Il essaie de saisir ma main mais j’esquive.
- Alka...
- Non, c’est bon, j’ai compris.
- Non, tu ne comprends pas, proteste-t-il.
- Oh que si ! Moi la méchante hybride, suppôt de l’Enfer sous Bulle, fille de ceux qui ont dévasté cette belle planète pendant que tes ancêtres, parangons de vertus et détenteurs de la Vérité Absolue faisaient quoi, déjà ? Ah oui, c’est vrai. Rien ! Rien de rien ou plutôt, se terraient comme des rats ou des mulots...
- Alka… tente-t-il de m'interrompre.
- ... Comment pourrions-nous établir une relation de confiance, n'est-ce pas ? Comment puis-je imaginer que tu t’abaisses à cela ? Toi, le grand Noway de nulle part ! »
Sans un regard pour lui, je poursuis ma route avec un petit espoir de préserver ma dignité, la rage au cœur.
Bientôt, un léger scintillement m'indique la porte du Sas, je me retourne quand même pour vérifier qu’il me suit. Il est bien là, à deux mètres de moi. Sans un mot, je continue avec la ferme intention de ne lui adresser la parole que pour le strict nécessaire.
Je m’apprête à mettre la main sur le contacteur quand il murmure :
- Tout ce que je pourrais partager avec toi, tu l’oublieras la prochaine fois que tu franchiras la porte d’un Optimem. Alors à quoi bon ?
- Comment faut-il que je te le dise ? Nous choisissons les souvenirs que nous souhaitons effacer et nous gardons les autres, lui asséné-je, exaspérée.
- J’y ai réfléchi. C’est impossible qu’on vous laisse choisir ! Si tu prenais le temps de te pencher sur la question, tu verrais que… persiste-t-il mais je ne le laisse pas continuer.
- ... Ça suffit, Tu m’énerves ! C’est de mon monde que tu parles, celui où je suis née, où j’ai grandi, où je vis, où je me sens en sécurité ! Nous ne sommes pas des monstres dégénérés !
- Je n’ai pas dit ça, protesta-t-il l'air atterré.
- Si, tu ne cesses de le répéter.
- Avant de te rencontrer, de vivre ces dernières semaines à tes côtés, je le pensais, c’est vrai.
- Ah !
- Ceci dit, je n’ai jamais affirmé que je pensais que mon peuple valait mieux. Mais vraiment, je suis convaincu que l’Optimem vole tes souvenirs… vole qui tu es. Il est impossible que tu choisisses quels souvenirs tu veux garder. Tu ne peux pas t’en rendre compte car tu oublies dans l’Optimem. Alors où vont-ils, ces souvenirs ?
Je boue à l'intérieur, lassée de buter contre son esprit obtus. Profitant de mon mutisme, il reprend.
- Pardon si je t’ai blessée, tout à l’heure. Crois-le ou non, j’aimerais partager mes souvenirs avec toi uniquement.
- Mouais ! Je trouve ça absurde, mais c’est ta décision, aussi stupide soit-elle. Rentrons ! conclus-je, trop agacée pour accepter ses excuses.
***
J'arrive à notre bulle d’une humeur massacrante. Dès que je l’aperçois du coin de l’œil, j’ai une envie irrépressible de lui aboyer dessus. Stupide sauvage !
Lui s’évertue à jouer, avec un certain talent finalement, le HC modèle. Il prépare le repas qu’il vient déposer, obséquieusement, devant moi.
J’envisage de dédaigner ses efforts et de tout juste picorer, mais mon estomac me rappelle à l’ordre et je dévore l'intégralité de mon dîner. Bien sûr, il débarrasse. Je ne vais quand même pas bouger mon derrière d’être supérieur et cruel pour ces basses besognes.
Dès lors, allongée sur le sofa, je lui tourne ostensiblement le dos… Sauf s'il s’est éclipsé, sans aucun bruit, encore un truc qui me dérange chez lui. On ne peut même pas l’ignorer tranquillement !
Je feuillète le guide du Dehors avec la ferme intention d’y retourner avec lui, qui prendra soin de moi comme un bon HC bien obéissant. Je m'arrête sur une photo où deux personnes respirant la joie de vivre, sans casques mais sous une micro-bulle, mangent au bord d’une étendue d’eau. Dessous, un titre aguicheur clignote : " Vivez l’aventure jusqu’au bout (mais en toute sécurité), mangez DEHORS ! "
De part et d’autre, des publicités vantent le confort des micro-bulles "Soyez Dehors comme Dedans ! ", d’autres louaient des plats de gourmets auto-chauffants "Un resto dans votre sac à dos !"
L'article illustré par la photo vante une activité nommée Pique-Nique. Quel nom idiot ! Je m'interroge sur son origine et ricane toute seule en me disant que ce sont certainement les ancêtres de Noway qui l'ont inventé.
Un nom ridicule comme eux ! m’esclaffai-je en silence.
Du coin de l'œil, je vérifie qu'il est bien là. Tel une statue, il regarde par la fenêtre, avec une expression sombre. Je me reprends aussitôt.
Fini ! on ne m’y prendra plus. Si ça se trouve, il ne pense à rien, il dort les yeux ouverts... Peu importe, je m'en fiche. Je vais le réveiller, tu vas voir !
- Si on faisait un Pique-Nique demain ? Clamé-je d'un ton enthousiaste.
Il me fait l’obligeance de sursauter et de me regarder d’un air ahuri. Je finis de le clouer sur place en transférant la page d’un geste hyper rapide. Sous ces yeux ébahis d’espèce en voie de disparition, elle s’affiche sur l’holopad de la table du salon.
Sans un mot, il se penche sur l’article et met un temps interminable à le lire. À nouveau la colère monte en moi et me rappelle que cet homme n’a aucun pouvoir de décision. En réalité, il est mon prisonnier. Je m’apprête donc à lui signifier que la décision est déjà prise quand il tourne la tête pour m'observer, les sourcils froncés.
- Est-ce que tu vas supporter d'être si longtemps Dehors ? Et même si c'est le cas, crois-tu que tu passeras un bon moment ? m'interroge-t-il sur un ton concerné.
Face à son visage qui paraît sincère et soucieux, je prends conscience de toute l’horreur de mes dernières réflexions.
Oui, cet homme qui m'a offert son aide de manière spontanée quelques heures auparavant, est un esclave… Et un prisonnier. "Homme de compagnie" élude ces deux aspects mais il n’en reste pas moins que c’est la même chose. Le plus horrible, ce qui me soulève le ventre, c’est que j’ai appris à l’école que l’esclavage faisait partie des mœurs barbares, sévissant en Pré-B (ère avant les bulles), une époque où l’on considérait d’autres êtres humains comme des créatures inférieures, des Sous-humains. Leurs propriétaires étaient très brutaux et avaient droit de vie et de mort sur eux. Sous Bulle, il est interdit d'attenter à la vie des HC et leurs propriétaires ont le devoir de subvenir à leurs besoins vitaux mais ils peuvent les vendre et presque tous les HC finissent, un jour ou l'autre, dans un Ring. La différence avec l'esclavage pré-B m'apparait soudain bien mince.
Tandis que je tente de cacher mon désarroi, Noway semble abandonner l'idée que je lui réponde.
- Souhaites-tu que je prépare tout le nécessaire maintenant ?
- Quoi ? sursauté-je encore secouée par ma prise de conscience.
- Pour le pique-nique. Est-ce que ça va, Alka ?
Je dois avoir une expression épouvantable.
- On fera ça demain. Règle le réveil pour six heures. Je vais me coucher.
Sans plus d'explications je me retire dans ma chambre.
Je tombe de sommeil mais je ne parviens pas à m'endormir, envahie, dans l'impossibilité de me détacher de mes dernières pensées, qui, je ne sais par quel chemin, me ramènent aux réflexions de Noway sur l’Optimem. Pourquoi remet-il en question son fonctionnement et la liberté de choisir ? Il n’a jamais mis les pieds dans un Optimem, il n’y connait rien.
Après cette réflexion, une question s'impose à moi : quelle en est ma connaissance, à moi qui l’utilise toutes les semaines depuis que je suis en âge d’avoir des souvenirs ?
La réponse est cataclysmique. Je l’ignore. Complètement. Je sais ce qui s’y passe, oui, bien sûr ! Je connais le protocole, comme tout le monde. Mais comment, par quels moyens cela est possible ? Aucune idée. Personne ne me l’a jamais expliqué ! Et pire, je n’ai jamais cherché à savoir.
Une seconde question en découle : Pourquoi, dans ce cas-là, refusé-je violemment la remise en question de la liberté de choisir ? Sans avoir aucun argument ou aucune preuve ? Je me targue d'être une scientifique, formée pour regarder une hypothèse objectivement, la décortiquer et explorer toutes les pistes. Pourquoi ne l'ai-je pas fait pour ça ?
Alors je répare cet oubli et les résultats me torturent jusqu'à ce que je sombre dans un puits de cauchemars.
À mon réveil, je demeure allongée les bras en croix dans mon grand lit, les yeux irrités par le manque de sommeil, fixés sur un point invisible au plafond et une boucle de pensées tournant dans ma tête.
Il a raison. La liberté de choisir ce que l’on garde en mémoire est impossible à mettre en œuvre… sauf à vouloir créer un monde de fous ! C’est tellement évident, même pas besoin de s’y pencher des heures ! Comment pourrions-nous vivre ensemble et interagir si nous n'avions pas une trame de souvenirs en commun ? Comment j’ai pu avaler ça ? Comment on peut tous avaler ça ?
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