51- Retour à Europe
Le colonel entre dans la loge et s’installe aux côtés d’Aetna. La quatrième épreuve va débuter dans quelques instants. Aédé est à la fois très impatient et très inquiet. Après sa dernière conversation avec sa voisine, il a compris que le temps lui était compté. C’est pour cela qu’il a effectué des prélèvements d’ADN plus tôt qu’il ne l’avait prévu. Il s’est, bien sûr, aussi renseigné sur la nature de l’épreuve à venir. Les informations obtenues l’ont d’abord mis dans une colère noire qu’il a passé sur le mobilier de son bureau. Il regarde ses phalanges meurtries, avec un sourire mauvais. Une fois la tempête passée, il a pu réfléchir. Ainsi, malgré les manœuvres du Haut-Commandement, il a tout mis en œuvre pour essayer de tourner la situation à son avantage. Bien entendu, cela inclut de prendre des risques considérables.
« L’esprit d’initiative et l’audace sont la marque des grands hommes, songe-t-il, je laisse la lâcheté et la couardise au Haut-Commandement et à MAGIE. »
Le lieutenant, tout à ses préparatifs, ne l’a même pas salué.
- Bonjour Lieutenant. Alors, comment ça se présente ? lui lance-t-il, tout en jetant un coup d’œil au DC.
- Tout est sous contrôle, colonel, lui répond-elle sur un ton mécanique
Le fait qu’elle se sente obligée de le préciser, doublé de la multitude de gardes qu’il découvre dans les gradins, n’augure rien de bon.
- Une présence si visible de ces gardes est-elle vraiment nécessaire ?
- Oui Colonel, lui réplique-t-elle en le fusillant du regard. Si vous le permettez, j’ai encore des choses à régler. Nous pourrons discuter ensuite.
Il opine silencieusement la tête. L’attitude du lieutenant souffle sur les braises de son inquiétude latente. Il sait que les HC sont sous tension, mais de là à justifier un tel déploiement de forces ? Se pourrait-il qu’il n’ait pas toutes les informations en main ?
Aetna s’adosse à son siège en poussant un soupir de soulagement.
- Voilà, c’est bon, tout est en place.
Elle se tourne vers lui avec un sourire.
- Mes excuses pour mon ton un peu abrupt, il y a quelques minutes. Nous n’avons pas droit à l’erreur aujourd’hui.
D’un geste, il lui indique qu’il ne lui en tient pas rigueur.
- Je pense, en tout cas, que le spectacle va être exceptionnel, poursuit-elle, toujours souriante.
- Ah ? Y a-t’il des surprises ? lui demande-t-il sur un ton de connivence.
- Je suis désolée, MAGIE m’a donnée un ordre on ne peut plus clair, je ne dirais rien d’autant que vous n’avez que quelques minutes à patienter, le gourmande-t-elle. D’ailleurs, attachez-vous, nous allons nous mettre en position.
Un instant plus tard le dôme central perd de son opacité révelant l’environnement dans lequel vont se dérouler les affrontements. Devant leurs yeux, se dresse un gigantesque monolithe hexagonal noir. Un cube transparent composé de huit cases se trouve sur son plateau. Les quatre de la base sont vides. Celles du haut sont occupées. Aédé y distingue des hommes, des femmes et des enfants. Quatre trappes s’ouvrent à la périphérie, laissant entrer les équipes de combattants sous les vivats de la foule. Concentrés, ils découvrent les lieux. Un à un, tous les regards se fixent sur le grand cube au pied duquel ils s’arrêtent. Hormis Noway, leurs visages défaits indiquent qu’ils ont tous compris : aujourd’hui s’ouvre la célèbre épreuve des innocents, la plus redoutée des combattants, la favorite des Bullites.
La voix de MAGIE retentit, mais Aédé l’entend à peine. Le regard chevillé sur Noway, il observe son visage se teinter d’une rage froide à mesure que son équipier lui explique ce qui va se passer. Tous se taisent ensuite pour écouter MAGIE énoncer les règles du jour.
« Comme vous le voyez, au premier étage du cube transparent, il y a des prisonniers. Les combattants devront les délivrer. Pour ce faire, un combattant de chaque équipe devra entrer dans une fosse du monolithe et affronter ce qui s’y trouve. Ce n’est qu’à cette condition que la porte de la prison attribuée à son équipe s’ouvre. Elle restera ouverte tant que le combattant sera en vie. S’il succombe, elle se refermera. Un autre combattant devra entrer dans la fosse pour qu’elle s’ouvre à nouveau. MAIS, tonne-t-elle, cela ne suffira pas à délivrer les prisonniers. Pour délivrer un prisonnier, il faudra qu’un autre combattant entre dans la case vide du cube transparent pour y livrer bataille et en sortir vainqueur. Alors, seulement, le prisonnier sera sauf ! Installez-vous, mes enfants, nous ouvrirons la fosse dans quelques minutes. »
La foule est en délire. Les combattants scrutent les alentours et discutent entre eux. Certains ont l’air fébriles, d’autres déterminés. Aucun ne semble confiant. Ils cherchent la fosse évoquée par MAGIE. Soudain, Noway, qui s’était éloigné du centre pour regarder au bord du monolithe, lève la tête vers le Cube où les prisonniers sont entreposés. Il semble horrifié. Il revient vers le cube d’un pas précipité. Il crie quelque chose, mais on ne l’entend pas dans le vacarme ambiant. Il recommence. Manifestement, beaucoup de spectateurs lui prêtent attention car, peu à peu, un relatif silence s’installe. Alors résonne une voix vibrante, un chant.
Won't you help to sing
These songs of freedom?
'Cause all I ever have
Redemption songs
Redemption songs
- Hélio ! appelle Noway. C’est toi ?
Une silhouette longiligne s’approche de la paroi en surplomb du combattant. À ses côtés, se tient un adolescent que le colonel reconnait tout de suite même s’il ne l’a vu que sur des holovids de drônes.
- Téodime !
- Oui, Noway ! C’est nous !
Même d’où il se trouve, Aédé a l’impression de percevoir les vagues de fureur pures qui émanent de son cobaye. Il les partage. Il n’était pas au courant non plus… C’est de la folie pure. À quoi joue MAGIE ? N’a-t-elle vraiment rien compris à ces hommes ?
Malgré tout, Noway se maîtrise.
-- Comment ça va ? demande-t-il à son ami.
Aetna rit doucement.
-- Vous ne vous y attendiez pas colonel, n’est-ce pas ?
-- C’est de la folie ! lui rétorque-t-il, les dents serrées.
Aédé est consterné. Comment se peut-il qu’après plusieurs siècles, cette IA ait une connaissance si erronée de ce peuple. Il a envie de hurler à Aetna que c’est une erreur grossière. Il était d’accord pour Hélio, c’est un fauteur de troubles. Ses liens privilégiés avec Noway lui ont donné une grande influence dont il a abusé, mettant en péril la stabilité du système de MAGIE en poussant les HC à la rebellion. Mais Téodime ?
- Je ne comprends pas colonel. Vous avez approuvé cette stratégie. D’ailleurs, dans chaque cage aujourd’hui, il y a un dissident notoire. Leur présence est un message : voilà ce qu’il en coûte d’être l’ami de cet homme et de partager ses idées !
- Pas pour l’enfant !
- Vous parlez de Téodime, c’est presque un homme et surtout l’un des leaders du clan de Noway, le contre Aetna. MAGIE ne pouvait tolérer que cela perdure. D’autre part, il y a d’autres enfants et… vous savez qui.
- Il ne tolèrera pas qu’il arrive quelque chose à ce jeune garçon ! Il a déjà donné sa vie pour le sauver, il n’acceptera pas que ce soit vain !
Un hurlement sauvage et rageur l’interrompt. C’est Noway.
- Kaly ! s’arrache-t-il la gorge.
Il vient d’apprendre l’identité de la quatrième prisonnière : sa sœur. Aédé est pris de sueurs froides. L’aurait-il suggéré s’il avait su pour Téodime ? La jeune femme représente le dernier coup de poker du colonel. Peut-être sortira-t-elle de sa léthargie dans ces circonstances exceptionnelles ? Ainsi, il aurait deux réservoirs d’ADN au lieu d’un. Cependant, seuls les mornes balancements de la jeune femme prostrée répondent au cri désespéré de son frère. Cette absence de réaction allume une angoisse sourde au creux du ventre du colonel. lIprend conscience qu’il pourrait tout perdre.
« Il est temps de découvrir la fosse, clame MAGIE.
Le colonel porte son regard sur l’arène en tâchant de faire taire son anxiété. Ce qu’il découvre dans la fosse le remplit d’effroi.
- Quatre ! s’écrie-t-il en lançant un regard furieux à Aetna. Nous avions convenu d’en mettre deux !
- En effet, mais le Haut-Commandement a changé d’avis à la suite de votre recommandation de leur fournir des combinaisons, lui répond Aetna d’un air empreint de satisfaction narquoise. Vous devriez être content, votre cobaye va pouvoir exploiter à plein son potentiel !
- C’est du gâchis ! fulmine-t-il. Vous savez ce que ces monstres ont fait et ce qu’il nous en a coûté de capturer ces spécimens ! Pourtant, vous ne semblez toujours prendre la mesure de leur létalité ! Sans compter qu'avec vos otages, vous provoquez Noway plus que de raison. Comment fera-t-on si tous les spécimens sont éliminés ?
- Osez-vous insinuer, Colonel, que le Haut-Commandement serait inconséquent ?
- Je ne sais pas, gronde-t-il. Est-il prévu que le DC se clôture aujourd’hui, faute de combattants ? Avons-nous une réserve de prisonniers Morkims dont je n'aurais pas connaissance ?
- Les Morkims sont quasi indestructibles, c'est d'ailleurs cela le problème. Quant aux combattants, ils sont protégés par la combinaison. Ils seront certainement tous blessés, mais vos recherches montrent qu’ils ne succomberont que dans quelques semaines. Ainsi, certains survivront suffisamment longtemps pour aller au bout de la compétition et nous aurons maté cette rébellion naissante en éliminant les partisans de Noway, qui aura échoué à les sauver. Pour finir, vous aurez votre réservoir d’ADN enfin à disposition. Comme vous le voyez, nous avons tout anticipé et nous gagnerons sur tous les plans.
Après cette tirade, les yeux du Colonel fuient le regard plein de suffisance du lieutenant. Il est sidéré par ce qu’il vient d’entendre. Le Haut-Commandement et ses sbires vivent depuis bien trop longtemps dans l’illusion de leur toute-puissance. Ils n'ont qu'une idée théorique du péril qui menace leur espèce. Atterré, il se rend compte combien il a sous-estimé leur aveuglement. À cause de cela, l’humanité pourrait signer son arrêt de mort dans les heures qui viennent.
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