55- Dernier round
À genoux, je suis à genoux et tout tourne autour de moi. J'ai tenu bon jusqu'à maintenant et fait passer de vie à trépas ces quatre monstres.
L'espace d'un instant, j'ai exulté de ce que nous accomplissions tous, les combattants dans les arènes et les spectateurs dans les gradins. Nous relevions la tête et clamions haut et fort que nous ne voulions plus de cette vie indigne.
Et puis les gardes se sont mis à abattre les gens dans la foule. Et puis, une nouvelle trappe s'est ouverte laissant apparaître un autre démon. Une seconde, j'ai cru être consumé par le torrent de haine glaciale que j'ai éprouvé. Devant le courage et la persévérance de tous ces êtres autour de moi, je me suis ressaisi. J’ai voulu empêcher ce zombie de sortir, mais mon corps m’a lâché.
Mes mains heurtent durement le sol. Je n'ai pas le droit d'abandonner, mais je ne suis plus maître de mes mouvements. Une douleur comme je n'en ai jamais connue martèle chaque cellule de mon corps. J'ai la sensation de me consumer.
Au loin, la silhouette déformée de la créature entame la montée des marches. Au bout se trouve William.
- William ! Sors de là ! hurle la voix d’Alka. Repliez-vous, deux monstres arrivent !
Deux ? Et merde !
Je me remets debout, mes genoux flanchent aussitôt. Une bouffée de colère m'envahit.
C'est de l'énergie, cela veut dire qu'il t'en reste ! Utilise-la ! Debout ! me sermonne le souvenir de mon grand-père.
Je m'entends grogner comme une bête aux abois. Malgré la douleur, je m'efforce de me concentrer sur mon souffle, sur les battements de mon cœur et le flux du sang dans mes veines. J'écoute et j'encourage ces vagues pour qu'elles aillent apporter partout la vie et la force de repartir.
- Noway ! Debout, bon sang ! Allez, il y a des enfants là-haut ! Tu vas laisser faire ça ? me gifle la voix tendue d’Alka dans l’oreillette.
C'était juste l'étincelle qui me manquait. Non ! Je ne vais pas laisser faire ça !
Poussant un cri rageur, je me redresse et m’élance dans l’escalier, à la suite du démon. À ma sortie de la fosse, les combattants et les prisonniers sont acculés au grand cube transparent. Kaly hurle comme une bête à l’agonie, les yeux écarquillés de terreur.
- Allez ! entends-je dire Ariel.
Synchrones, Feng et elle se ruent sur le monstre le plus proche de moi, pour attirer toute son attention. Mes mains tremblent, pas moyen d'empoigner mes lames pour le moment, mais je fonce tel un buffle et le percute. Il vacille mais reste debout.
- Allez-y ! crié-je, en le ceinturant pour l’immobiliser.
Il se débat m’infligeant de nombreuses entailles. Heureusement, Ariel passe le rempart de ses griffes et lui perce le flanc. Il hurle de douleur et s’agite de plus belle. Épuisé, je le ralentis sans parvenir à l’empêcher de combattre et d’avancer.
- Reculez !
Dans un même mouvement, je desserre mon étreinte et saisit l'une de mes lames. En se retournant, il marque mon torse de sillons sanglants. Feng en profite pour planter un couteau entre les omoplates. Un rictus féroce éclate sur la face hideuse du monstre tandis qu’il effectue un nouveau demi-tour fulgurant pour saisir la gorge de la jeune femme, de sa grande main de faucheur de vie. Fou de rage, je bondis, toute mon énergie concentrée dans le mouvement de mon arme. Elle percute la taille du zombie de plein fouet et poursuit sa course jusqu'à le couper en deux. Dans une gerbe de sang noir, mon épée accompagne le torse de la créature qui vient s'écraser à mes pieds. Je me redresse et d'un coup de pied vengeur, envoie l'autre moitié de son corps la rejoindre.
Je jette un regard à Feng. Elle se masse le cou, l'air un peu hébété. Elle est indemne.
- Ça va ? m'interpelle Ariel avec un regard incrédule.
Il y a de la peur dans le regard qu’elle pose sur moi. Tant mieux !
- Oui, affirmé-je laconiquement. Il en reste un, on y retourne !
Elle hoche la tête sombrement avant de prendre la direction de notre dernier affrontement.
Les autres, poursuivis par notre ultime adversaire, sont passés de l’autre côté du cube. Un cri de souffrance inhumain m’hérisse l’échine et nous relance tous les trois vers un nouveau combat.
Quand nous arrivons, d'innombrables dents acérées et luisantes se referment sur l’épaule d’Ella. D’un ultime coup de mâchoire, le zombie sépare Ella de son bras artificiel. Une gerbe d'écume écarlate éclabousse le corps de la jeune femme s'écrase au sol. Je fixe écoeuré, la pince lui servant de main accrochée au poignet du zombie comme un bracelet grotesque.
En guise de célébration, la créature émet une salve de piaillements satisfaits avant de se jeter sur Ella. Nous nous précipitons tous pour nous interposer. Les yeux ronds de notre adversaire nous envisagent tandis qu’il recule de quelques pas.
Dans notre dos, un cri suraigu de terreur déchire l'atmosphère, suivi par une exclamation de surprise contrariée lancée par une voix masculine. Téodime vient de partir en courant à toute allure. A-t-il paniqué ? Ou veut-il faire diversion ? Le zombie l’a vu. Le considérant certainement comme un mets de choix, il se désintéresse aussitôt de nous pour foncer sur Hélio qui se trouve sur son passage. Il l’écarte d’un violent revers de bras et poursuit l’enfant.
- Non, crié-je
- Non, hurle en écho Kaly qui s’élance pour l’intercepter.
Elle y parvient et se jette sur le dos du monstre pour essayer de le ralentir. Telle un petit primate, elle s’accroche et tente follement de lui crever les yeux avec ses doigts.
- Noway, s’époumone-t-elle d’une voix paniquée. Noway ! À l'aide !
Mon cœur et mon corps s'embrase.
Elle est revenue ! Elle mourra si je ne fais rien !
Le monstre se secoue violemment et finit par envoyer Kaly s’écraser quelques mètres plus loin. Il hésite quelques secondes entre ma sœur inerte et Téodime qui, suicidaire, le hèle alors qu’il est acculé au bord du monolithe.
Je cours déjà. Quand il se décide, c’est trop tard. Je le percute à pleine vitesse. Dans une violente étreinte, je le soulève et nous basculons tous les deux dans le vide tandis qu'il me laboure le dos de ses griffes.
Ces quelques secondes de chute sont les plus longues de toute mon existence. Une symphonie tragique accompagne mes dernières pensées : les sanglots d'Alka dans mon oreillette, les hurlements déchirants de ma sœur, les pépiements gutturaux de mon compagnon de voyage, bien conscient de l'issue fatale de notre chute. En contrepoint, mon cœur accompagné du ressac de mon souffle étonnamment calme, bat la mesure de son tempo fort et régulier.
Je suis triste que cela s'arrête là, triste de quitter Alka et Kaly, de ne jamais revoir Ash. Cependant, je pars sans regrets ni remords. J'ai fait tout ce que j'ai pu, de mon mieux. Je leur ai refusé le droit de m'aliéner, je suis resté fidèle aux valeurs qui me sont chères. Je laisse à d'autres le choix de continuer ou non cette lutte.
Nous heurtons le sol avec une violence inouïe. Nos deux squelettes vibrent à l'unisson dans une lutte dérisoire contre la dislocation.
Je vais me reposer maintenant.
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