Chapitre 1

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C'est quelque chose de revenir chez soi. C'est le même cadre, la même odeur, la seule chose qui ait changé, c'est vous.

-L'Étrange Histoire de Benjamin Button-

Calliope

Bishop International Airport, Flint, Michigan, États-Unis.
1er Novembre.

 Je soupirai en tirant ma valise hors du tapis roulant. Pas bien grande, usée et d'une affreuse couleur taupe délavée, elle ne contenait que quelques habits, une trousse de toilettes et mon vieil ordinateur portable que je traînais absolument partout avec moi depuis déjà deux ans. Il y avait également une grosse enveloppe pleine à craquer de billets ainsi qu'un ou deux couteaux planqués dans la doublure du tissu. Mieux valait sortir couvert après tout, certaines personnes se baladaient avec des vibromasseurs ou des peluches en tout genre. Ma came à moi, c'était le fric et les armes blanches.
Je m'étais débrouillée pour faire en sorte que ça ne puisse être détecté sur aucun portique. Par chance, je m'y connaissais suffisamment en la matière pour ne pas avoir à faire je ne sais combien de recherches ennuyeuses et difficiles sur le sujet. Et toutes les séries policières que j'avais pu regarder n'avaient été qu'un petit plus.

Tu parles, tu peux surtout remercier Orion pour t'avoir refilé toutes ses combines...

Je secouai la tête, chassant de mes pensées cette petite voix agaçante. Mes boucles d'or me chatouillèrent le visage, m'arrachant un plissement de nez. Bien évidemment, Orion avait été la carte maîtresse dans cet apprentissage frauduleux, grâce à lui, je connaissais et savais faire tout un tas de choses et ce depuis mon plus jeune âge. Mais ces six dernières années, mon frère n'avait pas été là pour m'enseigner ou même me dire quoi que ce soit, alors je m'étais débrouillée avec les moyens du bord. Et la télévision était une véritable mine d'or, iI suffisait de tomber sur les bons programmes. La suite se faisait tout naturellement.

Autour de moi, le brouhaha des gens récupérant leurs affaires était devenu presque inexistant à mes oreilles. Le seul qui me faisait grincer des dents, c'était celui qui me vrillait le crâne à longueur de journées. Et ce, depuis bien trop longtemps.

Une gamine aux couettes brunes me rentra dedans, je lui adressai un regard agacé, lèvres pincées pour ne pas lui lâcher la première saloperie qui me passait par la tête. L'enfant blêmit, baissa automatiquement les yeux, comme si je venais de lui passer le savon du siècle et détala à la manière d'un lapereau effrayé pour rejoindre les bras de ses parents qui l'appelaient plus loin. Je plissai les paupières, l'observant avec distraction. Le sourire qui jaillit de ses lèvres au moment même où son père l'amena jusqu'au terminal me ramena six ans en arrière, alors même que j'étais cette pauvre gosse, paumée au beau milieu de cette marée humaine.

Moi, je n'avais pas eu le choix que de monter à bord de ce putain d'avion. Je me souvenais parfaitement du jour où mes parents m'avaient conduite ici. Je n'avais eu droit qu'à des regards sévères de leur part. Pas d'embrassades, pas de démonstrations d'affection. Juste des au revoir secs et impatients, comme des maîtres se débarrasseraient d'un animal encombrant. ÀA vrai dire, j'avais cessé d'être étonnée par ce genre de comportement venant d'eux, c'était devenu habituel d'être considérée de la sorte. Seuls mon frère et ses amis étaient parvenus à rendre ce moment un tant soit peu plus doucereux pour l'adolescente de quinze ans que j'étais. Ensuite, ça avait été la descente aux enfers.

- Bouge de là, ma mignonne !

Quelqu'un me bouscula afin d'accéder au tapis roulant devant lequel j'étais restée plantée, perdue dans un mélange de pensées et de souvenirs. Décalée de force sur la droite, je grognai de nouveau tout en jetant un regard agacé à l'homme qui s'était penché pour s'emparer de son sac de sport.

Putain, mais c'est quoi leur problème aujourd'hui ?

- Un s'il te plaît, ça t'arracherait la gueule ?

L'inconnu se redressa et se tourna pour me faire face, sourcils froncés. Ma petite leçon de politesse avait l'air de lui rester en travers de la gorge.

Oh, toutes mes excuses. Aurais-je froissé ta pauvre fierté misérable ?

Une main lourde se posa sur mon épaule gauche. Je réprimai une vive envie de lui briser le poignet. Cet idiot se permettait de me toucher ?

Personne ne me touche si je ne donne pas mon consentement, sale con.

Je tournai légèrement la tête afin de regarder les doigts calleux qui étaient en train de s'agripper à ma chemise à carreaux. Une tentative d'intimidation tellement ridicule. S'il savait à qui il était en train de s'adresser actuellement, ce pauvre garçon ne ferait pas long feu dans le coin.

- Excuse moi, commença-t-il d'une voix basse, je crois que j'ai pas trop bien compris ce que tu viens de me dire. Tu veux bien répéter ?

Est-ce que je suis censée trembler et m'excuser là ? Comme c'est pathétique.

Je me retins de lever les yeux au ciel, inutile de l'énerver davantage. Je n'avais pas envie de me faire remarquer au beau milieu d'un aéroport dans lequel je venais tout juste d'arriver. Le voyage avait été épuisant, je n'avais pas envie de gaspiller ce qu'il me restait d'énergie pour un abruti aussi insignifiant. Je redressai le menton et levai un sourcil, soutenant le regard mauvais de l'homme face à moi. Il voulait m'impressionner ? Aucune chance. Il avait tout du fils à papa friqué jusqu'à la racine des cheveux. Le genre de gars qui se croyait tout permis parce qu'il était né avec une cuillère en argent dans la bouche. Sûrement avait-il l'habitude de voir les gens courber l'échine devant son petit numéro de mâle alpha, mais sur moi, ça ne prenait pas. Les gens comme lui se pensaient être les maîtres du monde et je les trouvais répugnants. Je fis un petit signe de tête en direction de sa main qui enserrait toujours mon épaule.

- Tu devrais me lâcher... Ça serait dommage que je doive te péter les phalanges.

Le jeune homme retira sa main, comme si mon contact l'avait brûlé. Ou comme si des canines étaient soudainement sorties de mes gencives, prêtes à se planter dans sa nuque. Très franchement, ça n'aurait pas été de refus. Si lui était catégorie petit chien gueulard qui s'enfuit la queue entre les pattes, j'étais typée malinois. Provoque-moi et je ne garantirais pas longtemps ta survie.

À peine arrivée et tu te cherches déjà des ennuis... Les garçons seraient fiers de toi, Calli !

L'inconnu glissa ses doigts entre ses mèches de cheveux bourrés de gel, pour se redonner un peu de prestance et plissa le nez. Comparée à lui, je n'étais pas spécialement impressionnante, du haut de mon pauvre mètre soixante-dix, mes jolies boucles blondes et mes tâches de rousseur. J'avais tout de la petite poupée innocente. Fragile.

N'importe qui tomberait dans le panneau. Quelle grossière erreur...

Mes yeux le fixaient d'un air condescendant. J'étais tout sauf le genre de fille à qui on foutait la trouille avec quelques pauvres paroles de gros dur. J'étais née dans les quartiers, entourée de gangs et de règlements de comptes. Je savais me défendre et tourner la situation à mon avantage. Et ça semblait déstabiliser Monsieur face à moi.

Tu te sens con, pas vrai ? Petit riche de mes deux.

AÀ en juger par ses cheveux clairs, correctement plaqués sur son crâne, ses vêtements de marque et les clés de voiture qui brillaient à sa ceinture, il venait des beaux quartiers, j'en mettrais ma main à couper. C'était l'endroit typique où les jeunes roulaient en Mercedes dès leurs seize ans, fumaient, buvaient, se bousillaient les neurones à base de drogues en tout genre. Tout ça pour faire enrager papa et maman. Sauf qu'au premier problème qui poitait le bout de son nez, c'était bel et bien chez ces derniers qu'ils se rendaient, la queue entre les jambes et les oreilles basses.

Des petits joueurs. Ils ne savent pas comment ça se passe chez nous, dans les quartiers pauvres. Ils tiendraient même pas une journée avant de se faire trouer la caboche.

Je profitai de l'air ahuri du jeune homme devant moi pour attraper la poignée de ma vieille valise et m'éclipser, les couinements désagréables des petites roulettes rythmant chacun de mes pas jusqu'à la sortie de l'aéroport. Il ne tenta même pas de me retenir, pour mon plus grand soulagement. Je n'avais qu'une envie : sortir d'ici et reprendre ma route sans plus de retardements.

Lorsque je passai les grandes portes automatiques en verre, un soupir m'échappa, le vent frais de l'automne me fouettant enfin le visage. Ça faisait un bien fou de pouvoir profiter de l'air l'extérieur. Je venais de passer plus de quinze heures, le cul vissé sur un siège, à devoir supporter les crises de nerfs d'un enfant en bas âge et les dégueulis à répétition de Marie-Thérèse, soixante-douze ans, qui ne supportait pas les secousses causées par la moindre petite intempérie. Aucune chance de pouvoir dormir ou même avoir un moment de tranquilité.

Un vrai putain de voyage de rêve. Je jure que c'est mon dernier trajet en avion.

Le brouhaha des gens allant et venant dans l'aéroport me ramena très vite à la réalité et je m'approchai du bord du trottoir afin de héler un taxi. Je levai le bras et sifflai lorsque l'un d'eux arriva presque à ma hauteur. Par chance, ce dernier s'arrêta et je m'abaissai à la vitre pour m'adresser au conducteur, me protégeant tant bien que mal de la pluie qui martelait le sol et faisaient de mes boucles blondes de véritables frisottis.

- Broadway Boulevard, c'est possible ?

- Pour sûr, ma p'tite. Montez, j'vous emmène !

Les portières du véhicule se déverrouillèrent et j'esquissai un sourire tout en grimpant, balançant ma valise sur la banquette arrière avant de remercier l'homme d'un signe de tête.

- Attachez votre ceinture, on décolle !

Ah, ça non. J'ai eu ma dose de décollage pour le restant de mes jours...

Il régnait une odeur de tabac froid et de chewing-gum à la menthe dans l'habitacle. Les sièges étaient recouverts de housses à carreaux usées. Le style irlandais des motifs leur donnaient un certain charme vieillot. La bande originale de Godzilla résonnait faiblement à l'intérieur du taxi, tandis que le rap d'Eminem venait s'y superposer. Une danseuse hawaïenne trônait sur le tableau de bord, son bassin bougeant au rythme des accélérations et freinages irréguliers du conducteur. Ce dernier était d'ailleurs le cliché même du bonhomme un peu pataud, qui ne savait pas trop quoi faire de ses deux mains.

Du moment qu'il sait s'en servir pour conduire sans nous tuer d'ici deux-cent mètres, moi ça m'arrange.

Cette pensée m'arracha un demi-sourire et je secouai la tête, exaspérée de mes propres remarques. Manquerait plus qu'on ait un accident alors que j'étais si près du but.

J'avais quitté Flint et mon quartier natal depuis un peu plus de six ans maintenant. Je ne me rappelais pas avoir vécu d'expérience plus déchirante et horrible que celle-là. Cet affreux jour où mes parents m'avaient arraché à ma vie, mon frère, mes amis. Telle une bouteille jetée dans une immensité inconnue, je m'étais retrouvée de l'autre côté de l'Atlantique, sans aucun moyen de joindre qui que ce soit. Prise au piège dans un établissement catholique des plus stricts, je n'avais droit qu'à un appel de mes parents, chaque mois, pendant une durée de dix minutes. Un temps que j'avais appris à craindre autant que je le haïssais. Car à part me rabâcher sans cesse quelle déception je représentais à leurs yeux, mon père et ma mère ne faisaient rien de plus pour rendre mon séjour en France un peu plus supportable.

J'avais vécu l'enfer, frôlé les abysses plus d'une fois. Mais j'avais tenu bon, pour eux, pour Orion, Ulrich, Caleb. Et Malakai. Les seules personnes dans ce monde à m'avoir apporté ne serait-ce qu'un bref éclat de bonheur dans ma vie.

Dehors, la pluie fouettait le pare-brise. Le bruit des gouttes d'eau s'écrasant sur la vitre ainsi que l'ambiance grisâtre qui régnait à l'extérieur du véhicule étaient apaisants, je m'autorisai à fermer les yeux pour profiter de ce sentiment d'euphorie qui grandissait en moi. J'avais l'impression de vivre un rêve. Un rêve duquel je ne voulais jamais me réveiller. J'avais attendu ce moment chaque jour durant six ans. Aujourd'hui, je frôlais du bout des doigts mon souhait le plus cher.

- Alors ma p'tite, qu'est-ce qui vous amène dans ce coin perdu ?

Je rouvris les paupières lorsque la voix portante du chauffeur de taxi me tira de mes pensées. Je tournai la tête, mon coude posé sur le bord de la fenêtre. L'homme m'observait de ses yeux verts depuis le rétroviseur intérieur, mastiquant l'une de ses gommes à la menthe. Il les reporta sur la route afin de tourner et emprunter la sortie 8 B en direction d'Hamilton Avenue. J'y étais presque.

- Ma p'tite ? répéta l'homme, l'air intrigué face à mon silence un peu traînant.

- Je suis d'ici, répondis-je alors en reprenant mes esprits. Mais... Ca fait longtemps que je n'ai pas eu l'occasion de revenir.

D'un geste maladroit, l'automobiliste tourna la mollette du son pour pouvoir mieux m'entendre lui parler.

- Où c'est que vous étiez rendu ?

- Nantes, répondis-je vaguement tout en observant le paysage familier défiler sous mes yeux.

- La France ! Bah ça alors, ça en fait de la trotte jusqu'ici !

Tout en s'esclaffant, l'homme donna un coup sur le volant. Ouais, la France. Mes compères américains étaient tous persuadés que c'était l'un des plus beaux pays du monde. Et peut-être était-ce le cas. Moi, je n'y avais vu que des horreurs.

Elles sont toujours là, où que j'aille.

- De la famille là-bas ? enchaîna le chauffeur.

Je grimaçai.

- Quelques membres, je crois que mes arrières-grands-parents sont de Bretagne...

D'où le fait que mes salauds de géniteurs m'aient expédiée dans ce trou paumé en guise de punition.

Arrivés à Davison Road, je pus enfin admirer les bâtiments que j'avais connu durant une bonne partie de ma vie. Rien n'avait changé. Comme si tout avait été figé dans le temps ces dernières années. Je me revoyais encore enfant, parcourant ces mêmes rues, sans jamais me douter qu'un jour, j'en serais séparée. Un feu passa au rouge. Le chauffeur grogna et frotta sa petite barbiche grisonnante entre ses doigts tout en ralentissant. Une fois à l'arrêt, il reporta ses yeux sur le rétroviseur intérieur pour reprendre :

- Et comment ça s'fait que vous quittiez une jolie ville pareille pour revenir ici ? Y'a pas grand chose à faire dans l'coin, vous savez... En plus c'est dangereux, avec tous ces voyous qui traînent et qui s'font un nom, j'vous conseillerais d'embarquer dans le prochain avion. Ma foi, après, vous faîtes bien c'que vous voulez. Je dis ça pour vous...

Un léger sourire s'afficha sur mon visage lorsque je l'entendis marmonner à propos des jeunes de quartiers et des gangs. S'il savait que la passagère assise sur sa banquette arrière faisait partie de ces marginaux qu'il semblait porter en horreur, il ne saurait très certainement pas quoi dire.

Ou peut-être bien qu'il s'arrêterait sur le bas-côté pour me jeter du taxi... Ca serait pas étonnant non plus.

Le feu passa au vert, le moteur du véhicule ronronna et le chauffeur se remit en route, me jetant un dernier regard interrogateur dans le petit miroir, tandis que je retournais à l'observation du paysage. Mes yeux chocolat brillaient doucement malgré la grisaille environnante. Et enfin, la réponse s'échappa d'entre mes lèvres :

- Je rentre à la maison.

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