Partie 3 : Le repère de l'ordre
Lui restait à attribuer un semblant de sens à l’existence. Quoique Taarek ne crachait pas sur une bourse bien remplie, ses priorités s’orientaient ailleurs, car la pingrerie était considérée comme un défaut parmi son ordre. Pour l’heure il devait s’enfermer dans ses devoirs, accomplir ce pourquoi il s’était engagé, et fouler bien des panoramas en conséquence.
Par-delà les vents sableux foisonnait la végétation. Les deux inquisiteurs, fraîchement remis de leur dernière rencontre, s’éloignèrent de la siccité comme extension d’empire. Fendaient les tertres vers le nord où l’humidité pesait au lieu de vivifier. De marécages et forêts s’assombrissaient les perspectives, où contrastaient grisaille des tourbes et verdure des denses feuillages. Tant d’épicéas et de mélèzes jalonnaient un parcours le long duquel tout rayon de lumière peinait à poindre. Eux s’occuperaient de l’apporter : jour après jour, leur cœur ravivait la flamme de leurs convictions.
L’inquisition était une institution récente mais bien implantée au sein du pays. Ériger une tour nuirait à la discrétion requise : l’ordre deviendrait alors la cible de trop nombreux opposants, fût-il exhorté par le pouvoir. Aussi le repère se situait-il sous une crevasse, accessible par le biais d’un tunnel. Dans cette allée s’alignaient des torches éclairant des dalles opalescentes, au bout de laquelle se trouvait une porte effilée d’anaglyphes.
— Ainsi tu m’emmènes directement auprès des tiens…, constata Hatris.
— Je ne t’emmène pas ! nia Zech, en retrait. Je rentre dans ma demeure, où tu n’as aucun pouvoir.
— Tu dis ça parce que tu y as un lit ? Je t’accompagne partout, je suis une part entière de ton être… N’est-ce pas ironique, mon garçon ? Vous défendez la lumière en vous tapissant dans l’obscurité.
— C’est pour nous protéger des gens comme toi !
— Auriez-vous… peur de vos propres ennemis ? Voilà qui s’annonce intéressant…
— Tu traînes encore, Zech ! signala Taarek. Je vais finir par croire que tout ne va pas bien dans ta tête !
Le jeune homme réprima un rictus avant de rattraper son camarade. Bientôt la pénombre ne fut plus que passagère, car ils pénétrèrent dans un lieu baigné des milles éclats. Sous l’embrasure longiligne, depuis laquelle tombait la clarté du ciel, des murs composés de briques ivoirines et dorées étincelaient. Par dizaines des pilastres devançaient les structures rocheuses, certaines cerclaient même un cyprès sous lequel s’enchevêtraient des dalles anthracite. Moult portes garantissaient l’accès à des salles aux diverses utilités comme aux chambres des adeptes.
— Je m’incline : c’est impressionnant ! complimenta la mage. Vous avez le sens de l’architecture avant celui du moral !
Zech acquiesça sans commentaire. Il était plutôt occupé à saluer les siens, tout comme Taarek. Chacun se reconnaissait mieux parmi les apprentis, des jeunes fougueux en quête des mages à traquer, en opposition avec la patience de leurs aînés. De prestige ceux-ci se targuaient, comme rayonnait leur plastron en acier frappé du symbole de l’épée de l’inquisition. Une cape suivait leurs foulées, souvent de couleur claire, même si d’aucuns affectionnaient la puissance du bleu foncé.
Suivant la hiérarchie de l’ordre, les apprentis devaient obéir et respecter les adeptes. Mais Zech et Taarek optèrent pour ne rien leur divulguer. Priorité était accordée à leur maître, lequel siégeait en haut d’une volée d’escaliers, localisée au bout de la salle principale.
Au sommet foudroya du regard une grande et svelte femme. Godéra Mohild, bras droit du chef, se complaisait à dévisager quiconque s’approchait un tant fût peu de lui. Une houppelande garnie d’épaisses lignes écarlates surmontait sa cotte de mailles, tandis qu’une ceinture argentée soutenait son pantalon blanc sur lequel s’enroulaient de solides jambières. Sa cape carminée accentuait son ascendant bien qu’elle refusât tout alourdissement de vigueur. Une paire d’yeux azur étincelaient sur sa figure ronde et claire aux traits entre lisseur et dureté. Son chignon blond libérait son visage afin de raidir son expression.
Godéra, bras croisés, maintint sa posture en face des deux jeunes dont elle limitait sciemment le passage.
— Que faites-vous là ? lâcha-t-elle.
— Nous voulons voir le maître, précisa Zech.
— Pour quel motif ?
— Pour lui parler de la réussite de notre mission, quelle question !
— Je suis censée vous croire sur parole ?
— Vous ne nous faites pas confiance car nous sommes des apprentis, c’est ça ? intervint Taarek. Je peux vous montrer la preuve que nous avons réussi !
Un froncement de sourcils succéda au hochement de l’inquisitrice.
— Ce sera au maître de juger, déclara-t-elle, glaciale. Mais je vous accompagne, au cas où.
— Quelle confiance ! ironisa Hatris. Voilà donc le respect entre membres de l’inquisition ! Croyez-vous que vous irez bien loin avec une mentalité pareille ?
— La paix, à la fin ! chuchota Zech. C’est tout ce que tu sais faire, te moquer de moi ?
Godéra se retourna au moment de saisir la poignée de la porte. Aussitôt son inférieur sentit des frissons parcourir sa nuque comme il se courba.
— Pardon ? fit-elle.
— Non, non, rien du tout ! s’excusa le jeune homme en s’empourprant. Allons-y !
Taarek refréna l’enthousiasme soudain de son partenaire d’un coup de coude, pour une entrevue partant sur des bases correctes. Déglutissant, hésitant, Zech se força de rester impassible face aux éclats de rire qui résonnaient dans sa tête.
D’emblée le feu au creux de l’âtre éblouit chacun des inquisiteurs. Lumière et chaleur se combinaient en plein jour en sus de la vapeur issue d’une tasse trônant sur une table en verre. Par-dessus la pureté des flammes triomphait un tableau : le portrait même, dans une posture triomphante, de l’indéfectible maître de l’inquisition.
Mais il ne s’agissait que d’une représentation d’un pinceau. Le véritable homme était installé sur un divan, un bras posé sur un accoudoir à motif en spirales, l’autre tendue vers le récipient. Kalhimon Steria ne se vêtait pas d’une armure quand il résidait dans son repère. Il avait toujours favorisé le confort d’un ample pourpoint à boutons dorés et d’un pantalon en toile. Dominaient des nuances noires en désaccord avec leur ordre, hormis un cyprès dessiné en blanc à hauteur de sa poitrine. Par sa robustesse, par sa grandeur, le maître imposait d’un faciès un brin livide et couturé de cicatrices, ceint d’un bouc pointu et d’yeux gris, autour duquel pendaient des longs cheveux de jais teintés de gris.
— C’est lui…, reconnut l’esprit. Tu voulais que j’arrête de rire, Zech ? Je sais qui est cet homme. Il dirigeait l’assaut contre la tour et, même s’il n’a pas porté le coup d’épée final, il a grandement contribué à notre défaite. Il est là, devant moi, vivant… Armé d’un sourire arrogant !
Les lèvres dudit maître s’étendirent en effet à la vue de l’excessive transpiration du jeune homme.
— Oh, je ne savais pas que j’impressionnais tant ! plaisanta Kalhimon. Zech, Taarek, prenez donc place ! Vous avez beaucoup à raconter, je présume.
D’un doigt assuré il présenta les deux tabourets en pierre de part et d’autre de la table. Ni une, ni deux, Zech et Taarek s’y assirent tandis que Godéra se fixa aux côtés de son supérieur. En permanence elle gardait une main sur sa longue épée en acier.
— Je vous écoute ! dit Kalhimon.
— Nous avons réussi, rapporta Taarek. Nous avons récupéré la relique et l’avons apporté à notre intermédiaire… D’ailleurs, vous n’aviez pas précisé qu’elle appartenait à la guilde des voleurs.
— Quelle importance ? Tous les moyens sont bons pour traquer ces maudits mages… Alors, où sont-ils ? Vous ne seriez pas revenus ici, sans cette précieuse information, n’est-ce pas ?
— Ses mots sont aussi dangereux que son épée…, déplora Hatris. Comment l’empêcher de nuire ? Rah, je suis coincée dans ce fichu corps !
Zech demeurait crispé, phalanges plantés sur ses genoux, tandis que Taarek tendit le papier vers son maître. Un autre sourire embellit les traits de Kalhimon au moment où il le lut.
— Voilà donc où ils se terraient ! ricana-t-il. Au lieu de s 'isoler de tous, ils se fondent parmi la foule d’une grande ville ! Enfin, rien ne dit que tous leurs congénères sont avec eux, ce serait trop facile…
— C’est pour ça que nous avons préféré revenir ici, expliqua Taarek. Déjà parce que nous n’avons dû faire qu’un petit détour, mais aussi pour demander du renfort.
— Du renfort ? Que d’humilité contre deux mages ! Certes la magie est dangereuse par nature, mais ces deux-là se sont peut-être pas expérimentés. Fourbes par contre, puisqu’ils n’hésiteraient à utiliser des honnêtes citoyens comme dommages collatéraux.
— Vous voulez donc que nous les affrontons nous-mêmes ?
— Oui, et où est le problème ? Tu ne te sens pas de taille, Taarek ? Ou alors tu ne serais pas fidèle à notre cause ?
Une goutte de sueur perla sur la tempe du Myrrhéen, autant dévisagé par son maître que son bras droit, mais il redressa le chef sans tressaillir.
— La voleuse a évoqué un accord avec vous, maître, rebondit-il. Elle acceptait d’échanger cette information uniquement si les deux mages étaient gardés en vie.
— Un engagement que je respecterai, assura Kalhimon. Il existe bien des moyens de faire parler quelqu’un sans l’occire… Nos salles de torture sont à leur disposition. Je suis certain qu’en quelques jours tout au plus, ils nous avoueront où se cachent leurs congénères.
— Vous souhaitez les torturer ? De quels crimes sont-ils coupables ?
— Comme les centaines que nous avons torturés, emprisonnés ou tués jusqu’alors. Ils ont choisi d’être des mages, donc des engeances de la nature. Je porte la justice en les ramenant sur le droit chemin. Même si cela implique de leur arracher leur tête.
— C’est sa tête qu’il faut arracher…, grogna la mage.
— Attendez ! contesta Taarek. Vous savez pourquoi je me suis engagé, non ? Il n’y a qu’une mage que je souhaiterais tuer. L’enfoirée qui assassiné mon père !
— Et à ton avis, comment l’atteindras-tu ?
Kalhimon acheva sa tasse d’une goulée. Il abandonna alors le confort de son fauteuil pour toiser Zech et Taarek de toute sa stature.
— Savez-vous pourquoi la vénérable impératrice Bennenike a choisi de traquer les mages ? raconta-t-il. Parce qu’elle a compris leur nature néfaste. Voici cent cinquante-quatre ans que l’Oughonia a été détruit par la magie. Un peuple entier éradiqué ou forcé à l’exil pour une stupide guerre de pouvoir ! Les descendants ne sont plus Oughoniens, maintenant, ils se sont dispersés dans bien des pays…
— Vous nous narrez souvent cette histoire…, soupira Taarek.
— Une histoire que tu devrais comprendre mieux que quiconque ! Tu es Myrrhéen, je te rappelle, mais tu préfères agir par égoïsme. Ne comprenez-vous pas ? Les mages étaient partout ! Infiltrés dans la hiérarchie, ils se posaient sans cesse en victimes, jusqu’à manipuler les grandes instances pour gagner des privilèges ! Leur but n’était nul autre que d’ériger une société où ils seraient considérés supérieurs ! Une société où ceux qui ne deviendraient pas mages seraient exclus, traités comme des animaux ! Il paraît même que c’est le cas dans certaines parties laxistes de l’occident…
— Un beau tissu de mensonges…, grommela l’esprit. Nous peinons à nous faire accepter et il pense que nous clamons une quelconque supériorité ! Et tu l’écoutes sans broncher, espèce de soumis !
— Dès son plus jeune âge, Bennenike a été lucide. Son père était un dirigeant faible en comparaison de ses prédécesseurs. Il était si soumis qu’il comptait céder des parties de son territoire à des groupuscules indépendantistes ! À cause de quoi ? Parce qu’une conseillère mesquine, mage surtout, murmurait à son oreille. Heureusement que l’empire a regagné sa puissance d’antan depuis l’arrivée de Bennenike au pouvoir… Une femme admirable, qui a protégé son pays de cette menace ! Mais sa purge a présenté un souci majeur…
— La raison pour laquelle l’inquisition existe, précisa Godéra.
— Exactement ! Les mages ont cru bon de demander l’exil dans les pays voisins, pour ceux assez proches des frontières du moins. Et qu’est-il arrivé dans notre belle Belurdie ? Ils se sont regroupés en communautés, ont généré des tensions, ont participé à des tueries par leurs simples exigences ! Alors il a bien fallu secourir un peuple en perdition pas vrai ? J’ai rejoint l’inquisition dès sa création, dès que la magie a été interdite aussi, j’ai œuvré pour éradiquer ce fléau de mon territoire ! Et je ne regrette rien… La seule raison pour laquelle de telles violences n’ont pas eu lieu en Enthelian, où la magie est encore légale, est parce que les autorités se sont soumis aux exigences de ces soi-disant réfugiés !
— Il a bâti son ordre sur des calomnies ! Si je ne peux pas le contrer… Je peux au moins le contredire !
Hatris avait focalisé assez de flux. Aussi des filaments coulèrent lentement de la tête du jeune homme jusqu’à ses lèvres, qui s’ouvrirent contre son gré.
— Ce n’est pas vrai ! protesta Zech. J’étais en Belurdie au moment des faits, et je me souviens de mages accueillis dans certains villages… Avant que les autorités ne décident d’intervenir et de monter les habitants contre eux, déclenchant émeutes sur émeutes ! La haine des mages en Belurdie est un coup monté du pouvoir, soumis à l’impérialisme Myrrhéen !
Une telle intervention lui valut des regards hostiles de la part de Kalhimon et Godéra. Zech voulut se dérober, retirer ses mots, mais il était trop tard. De cela ses supérieurs étaient conscients, pourtant ils ne répliquèrent pas de suite. Au lieu de quoi ils se consultèrent l’un l’autre. Le maître amena sa main à son bouc, les lèvres retroussées, tandis que Godéra ne cessait de dédaigner l’esprit séditieux.
— J’ai bien réussi mon coup ! se vanta la mage. Ils ne savent pas quoi répliquer ! Ça ne sauvera pas les mages en danger…
— J’avoue être dans l’impasse, dit Kalhimon. Ces jeunots réussissent avec brio leur mission, pourtant leur loyauté n’est pas assurée. Ils doivent se confronter à de vrais mages, c’est sûr… Godéra, accompagne-les. Pour les aider dans leur quête difficile, bien sûr… Mais surtout pour les surveiller.
L’interpellée se raidit sitôt levée, bras parallèles au corps, opinant de la tête.
— À vos ordres ! accepta-t-elle. Je propos d’être clémente avec les recrues. Qu’ils aient droit à une nuit de repos, ainsi nous partirons à l’aube.
— Accordons-leur au moins ses ordres, consentit le maître. Qui sait, peut-être que je pardonnerai leurs égarements ?
— Je devrais mieux utiliser mon flux ! songea Hatris. Au fond, tu es plutôt inutile, vu ta position, c’est lui qu’il faut renverser. Mais je n’ai pas dit mon dernier mot… Je trouverai un moyen. Va, à présent, rejoins ton lit douillet, bâti sur le sang des miens !
Mieux valait pour Zech et Taarek de ne pas s’attarder là outre mesure. Ils furent quand même obligés de s’incliner face à leurs supérieurs. À eux d’assumer leurs nouvelles directives. À eux de ne pas croiser un regard trop froid, car quand Godéra porterait l’épée, l’insubordination serait moins pardonnée.
Annotations
Versions