Partie 5 : Interrogatoire et réponses
Ils allèrent au-delà des mirages. Sur le chemin du retour, au travers de paysages devenus familiers, les inquisiteurs n’eurent que peu de tranquillité. Bien vite les mages se réveillèrent, quand s’amplifièrent les geignements en lieu de supplications. Et Zech apprit à les jauger sous leur carapace terrorisée. Certes Godéra refusait toute conversation avec eux, mais le jeune homme déchiffrait leurs sentiments grâce à cette même voix. Celle qui tentait tant bien que mal d’effacer ses préjugés. Celle qui remettait en cause chacun de ses choix.
— Bientôt tu auras du sang sur les mains. Tu t’es peut-être contenté de les ligoter, mais je sais où ils vont être emmenés… Je me doute des méthodes de l’inquisition ! Ces jeunes personnes avaient toute la vie devant eux, et vous la ruinez. Aucune merci. Moi qui pensais que tu avais plus d’âme que les autres…
Une unique volonté ne réfréna aucune ambition. Nonobstant les régulières plaintes des captifs, ils ne furent point écoutés, et tous deux goûtèrent au légendaire accueil des inquisiteurs. Invectives et regards meurtriers fusèrent en effet dès que Zech, Taarek et Godéra rentrèrent à leur base. Nidianne et Shun eurent beau les éviter, s’arquer de morosité, à peine parvenaient-ils à se réfugier dans la détresse de l’autre.
— Conduisez-les en salle de torture ! dit Godéra. Moi, je m’occupe de prévenir Kalhimon de notre victoire. Parce que, malgré mes critiques, vous y avez contribué… en quelque sorte.
Avant de partir, l’inquisitrice dévisagea une dernière fois les prisonniers, armée de tout son dédain. Shun et Nidianne, quoique résignés, ne cédèrent pas face à l’humiliation.
— Ne pleurez pas. Votre place appartient là, engeances de la nature. Aïnore s’occupera bien de vous, j’en suis persuadée.
Godéra s’en fut d’un sourire victorieux pendant que Zech et Taarek les emmenaient aux opaques profondeurs de leur repaire. Au-delà d’une série d’escaliers détériorés, là où perçaient fines colonnes de lumière, en-dessous de rochers parcours de plantes grimpantes. C’était une pièce que peu fréquentaient, sinon les spécialistes. Même le duo d’inquisiteurs ralentit, blêmes.
— Euh…, murmura Zech. C’est bien là que nous les emmenons ?
— Tu t’attendais à quoi ? lâcha Hatris. Jeune et naïf, comme on dit. L’inquisition ne combat pas les mages avec modération !
— Écoutez-nous ! interpella Nidianne, dégoulinante de sueur. Vous êtes Zech et Taarek, c’est bien ça ? Vous n’avez pas l’air méchants, vous avez que nous sommes innocents ! Nous n’avons fait de mal à personne !
— Nous ne sommes pas les juges…, rétorqua Taarek. Ce n’est pas personnel, je cherche quelqu’un d’autre.
— Alors vous êtes juste bon à vous soumettre aux ordres ! critiqua Shun.
Pourtant ils durent continuer, s’abîmant davantage au cœur des méthodes de l’ordre. Tout leur apparut sur la gauche, le long d’une table boisée… Scies, pinces et manivelles étaient disposés en parallèle de chaises garnies de pics comme de sang séché. Une douzaine de piquets jalonnaient la partie opposée de la salle. Chacun se retint de dégobiller. Les mages, déjà livides, manquèrent même de s’évanouir, mais une voix transperça la semi-pénombre.
— Installez-les sur les piquets ! ordonna-t-elle. Ils doivent être bien disposés, après tout.
Les captifs faillirent déchanter en appréhendant la silhouette. Toutefois, si la jeune femme flamboyait de la tenue de son institution, frappée d’un bleu foncé en parallèle de l’épée, sa petite taille et ses doux traits tempéraient son aura hostile. D’origine myrrhéenne, sa chevelure de jais, nouée en une double tresse, égalait le teint sombre de sa peau.
Aïnore examina ses prisonniers, d’une paire d’yeux curieux, insistant d’un iris bleuté. Elle les pointa de son nez busqué, exigeant que l’instruction fût respectée. Aussi les apprentis conduisirent à contrecœur les mages et les ligotèrent à l’endroit indiqué. Zech comme Taarek déglutirent au moment où des larmes naquirent sur les figures des victimes.
— Vous pouvez disposer, dit Aïnore. Merci d’avoir rendu service à l’inquisition ! Votre dévotion ne sera jamais oubliée.
— C’est tout ? commenta la mage. Un petit compliment puis vous vous en allez, encore une fois ? Rien d’étonnant, vous savez juste obéir aux ordres, peu importe que cela aille à l’encontre de toute morale. Continue ainsi, Zech. Je suis bien incapable d’agir concrètement, de toute façon.
Le doute avait été semé dans son esprit, par un autre esprit. Impossible pour lui de se détourner de deux mages suspendus à un jugement prochain. Ni lui, ni Taarek ne souhaitèrent les abandonner de sitôt.
— Attendez ! réclama Zech. Qu’allez-vous leur faire ?
— C’est évident ! riposta Nidianne. Elle va nous écharper, nous dépecer, et il ne restera plus rien de nous ! Nous allons rejoindre tous les autres mages…
— Vous me voyez ainsi ? déplora Aïnore. Comme un monstre ?
— Comment il pourrait en être autrement ? demanda Shun. Tous ces instruments de torture… Et après nous sommes les persécuteurs ?
— Écoutez-moi avant de juger, je vous en supplie ! Pourquoi je passe toujours pour un bourreau ? Mon but ici n’est pas de faire souffrir qui que ce soit. Ces outils ne m’appartiennent pas, je ne m’en sers pratiquement jamais !
Aïnore soupira avant de tourner le dos à ses interlocuteurs. Elle préféra admirer la roche plutôt que les outils.
— Tous les myrrhéens ne sont pas les fidèles serviteurs de l’impératrice, expliqua-t-elle. Elle a pris de bonnes décisions, d’autres mauvaises, et je reste mitigée quant à sa point de vue sur les mages.
— Mitigée ? s’offusqua Nidianne. Elle a déclenché une purge ! Tout mage foulant son territoire est condamné à mort ! Nous pensions être en paix en Belurdie, mais sa tyrannie s’est étendue jusqu’ici ! Nous désirions protéger les réfugiés myrrhéens, maintenant nous devons nous entraider au risque de mourir… Quoiqu’il doit être trop tard pour nous…
L’inquisitrice baissa la tête, rembrunie, puis revint auprès de ses prisonniers.
— Mon maître Kalhimon est venu me voir, poursuivit-elle. Il m’a raconté qui vous étiez. Des mages égarés, peut-être, mais dotés d’une certaine influence. Vous savez où se tapissent vos alliés.
— Et nous préférons mourir que de vous le révéler ! s’écria Shun. Déjà que nous avons été trahis… Ne jamais se fier à un membre de la guilde des voleurs !
— Je n’ai jamais tué personne ! se défendit Aïnore. Mais je n’ai pas échappé à pratiquer la torture, hélas… J’agis par bonté de cœur. Je ne suis pas contre les mages, juste opposée à la magie. Car la magie est un poison. Tentante, addictive, elle procure une sensation éphémère de bonheur, avant qu’on s’aperçoive de sa nature dangereuse.
— Mais nous pratiquons la magie de guérison ! Mon amie Nidianne et moi avons appris les sorts pour contourner les limitations de la médecine traditionnelle !
— Je connais aussi ses effets secondaires… Repousser des membres amputés et traiter les maladies incurables semblent bénéfiques pour tous, mais les dérives existent. Et là naît la magie du sang. Voire la nécromancie.
— Impressionnant ce qu’une simple réplique peut engendrer ! s’exclama Hatris. Tu t’affirmes un petit peu, mon cher, mais ce n’est pas suffisant. Oh, puis-je être considérée comme un cas de nécromancie ? Mon esprit n’a jamais trépassé, seule mon enveloppe physique l’a eu dans l’os !
Entre leur poussée d’audace, Shun et Nidianne ne cessèrent de trembler ni de transpirer, mais les apprentis se dressèrent toujours devant eux.
— Vos intentions sont donc différentes ? questionna Taarek. Parce que notre maître est beaucoup plus radical, vu qu’il a l’intention de tuer tous les mages !
— On pointe l’être humain comme responsable et non l’arme, déplora Aïnore. Contemplez ces outils de torture… Mon corps est tenté de s’en emparer, de s’en servir. Mais mon esprit sait pertinemment qu’elles ne sont utiles qu’à répandre le sang. C’est pareil pour la magie.
— Vous comparez des outils de torture à la magie ? s’indigna Nidianne. La partie dangereuse de la magie ne représente qu’un fragment !
Les traits d’Aïnore se durcirent comme elle fracassa son poing sur le piquet, à hauteur de la tête de la prisonnière. Mages et inquisiteurs retinrent un cri face à un bourreau plus brutal qu’elle n’y paraissait.
— Je n’ai rien contre vous ! beugla-t-elle. Je n’aspirais qu’à une vie de roturière paisible dans les cultures et élevages de l’empire ! Mais mon village était trop impliqué politiquement… J’étais encore une adolescente au moment où Bennenike est arrivée au pouvoir. Une guerre de clans a suivi pour savoir si les mages pouvaient être encore acceptés chez nous. Les autorités ont décidé à notre place… Un mage a aussi de se réfugier dans la demeure familiale, mon père l’a refusé, alors il s’est vengé en la brûlant. Ma petite sœur, mon grand frère, mes parents, personne n’a survécu, et je n’ai pas pu me venger de ce fou car il s’est immolé par dépit ! J’étais esseulée, abandonnée, alors je me suis réfugiée en Belurdie, en quête d’un endroit meilleur… Et j’ai compris.
Taarek et Zech observèrent l’inquisitrice sous un angle nouveau, maintenant qu’elle s’éloignait de la jeune femme pour inspirer un peu. De même pour les prisonniers, car malgré leur situation, ils l’écoutèrent attentivement. Colère et tristesse s’amalgamaient dans leur corps immobilisé, tiraillé entre maintes nécessités.
— Vous avez souffert, comprit Shun. Vous avez votre combat. Mais nous avons aussi le nôtre. Je suis triste pour vous, mais par pitié, ne vous vengez pas sur des innocents. Nous n’avons tué personne, nous cherchons justement à sauver des vies !
— Je ne souhaite pas répliquer avec violence ! Comprenez juste qu’un monde sans mage est possible même si la magie continuera de nous suivre… Mon but est que chaque mage renonce à cette voir pour redevenir quelqu’un de meilleur, et ce, sans que je heurte qui que ce soit ! Idéaliste, pas vrai ?
— Irréalisable, oui ! contesta Nilianne. Mais nous ne pouvons pas trop critiquer notre bourreau, pas vrai ?
— Moi, je le peux ! intervint Taarek. Aïnore, sauf le respect que vous méritez, le meurtrier de votre famille n’est plus que cendres, non ? La meurtrière de mon père, elle, court toujours ! Voilà pourquoi je me suis engagé dans l’inquisition !
— Les idéaux se confrontent… J’ai comme l’idée que votre inquisition ne fera pas long feu. Elle diverge, hu hu hu ! Trêve de plaisanterie, Aïnore a intérêt à soutenir sa parole et à ne pas blesser Shun et Nilianne !
L’évoquée foudroya son compatriote du regard, ce pourquoi Zech se hâta de se placer entre eux deux.
— On se calme ! plaida-t-il. Il est normal d’avoir des avis différents !
— Difficile avec des avis aussi différents…, maugréa Aïnore. De toute manière, quelles que soient nos pensées, Kalhimon garde le dernier mot. Je suis contrainte de lui obéir. Donc les prisonniers doivent avouer où se cachent leurs camarades.
— Nous ne vous dirons rien ! s’opposa Shun. Jamais nous ne les trahirons !
— Vous parlerez ! Pitié, ne m’obligez pas à trahir mes principes ! Je suis la plus clémente de tous les interrogateurs, estimez-vous chanceux ! Et vous, les apprentis, sortez ! Je n’ai pas envie d’avoir l’esprit plus embrouillé encore…
— Que des paroles en l’air, encore une fois ! Dis-moi, Zech, tu es sûr de vraiment importer, dans cette histoire ? Tu ne répliques pas beaucoup à mon goût ! Même quand je te provoque, tu feins de ne pas entendre ! Hé ho ! Réponds !
Mais plus personne n’ouvrit la bouche de sitôt. Une telle contrainte força Zech et Taarek à s’en aller, non sans regrets. Ils regagnèrent les éclats d’une base aux secrets enfouis, laissant Aïnore s’occuper des prisonniers, là où se confronteraient les aveux inavouables.
Les deux inquisiteurs avaient accompli leur travail. Plusieurs jours durant, ils errèrent dans leur base et reçurent peu de nouvelles, sinon des rumeurs parfois opposées. Plusieurs jours durant ils cogitèrent trop pour profiter du répit, à force de s’interroger sur leur allégeance. Tant de vies dépendaient des volontés de leurs supérieurs, souvent prompts à trancher avant de juger. Et pendant tout ce temps, la voix continua de s’immiscer dans la tête de Zech. Elle l’évaluait à chacune de ses foulées. Elle vilipendait à chacune de ses décisions. Plus le temps avançait et plus Hatris et Zech ne faisaient qu’un, comme deux facettes d’une même personne. Rarement le jeune homme cherchait à contester la mage. Souvent, au moment de quérir le sommeil, il s’abandonnait même à des dialogues avec elle, sur la légitimité des inquisiteurs et la condition des mages.
Les réponses furent arrachées. Les confessions tombèrent.
Kalhimon ordonna un rassemblement des siens au petit matin. Ainsi des dizaines des inquisiteurs se conglomèrent dans la salle principale tandis que leur maître était juché en hauteur, flanqué de Godéra. D’un claquement de doigts il obtint le silence. Alors ses subordonnés s’accrochèrent à sa personne, attentifs au moindre de ses gestes, suspendus à son écoute. Kalhimon se nourrit de cette soumission avant de prononcer quoi que ce fût. Ce fut pourvu d’un large sourire, dressé comme jamais, qu’il entama son discours :
— Inquisiteurs, inquisitrices ! Un moment crucial de notre combat est sur le point de débuter. Peut-être que les noms de Shun et Nilianne ne vous disent rien… Ce sont les prisonniers accueillis quelques jours plus tôt, quand nous avons souillé notre belle base de mages. Godéra les a capturés, et Aïnore s’est dévouée pour leur faire avouer la position de leurs alliés. Apparemment, elle regrette d’avoir été trop loin et tient à prendre soin des captifs, désormais… Cette preuve de faiblesse l’empêche d’être présente.
— Elle aurait des remords ? Le résultat est inchangé ! Le bain de sang ne saurait être évité… Zech, interviens ! Ah, j’oubliais, tu es impuissant !
— Quoi qu’il en soit, voici ses informations : ces deux mages appartiennent bel et bien à une communauté plus grande. Ils se dissimulent dans un tertre à des dizaines de kilomètres d’ici, à l’abri de toute ville ou même de village. La planque idéale… mais pas seulement. Car elle se situe près de l’Enthelian où, à notre grand malheur, la pratique de la magie est encore légale. Leur but consiste à accueillir des réfugiés mages afin de les aider à traverser de la frontière. Les fourbes ! Combien de criminels ont échappé à notre vigilance, à cause d’eux ?
— Une bonne et une mauvaise nouvelle… Il ose encore nous qualifier de criminels, malgré notre solidarité, malgré nos sacrifices ! Mais peut-être que cette communauté soudée a permis de sauver des centaines de mages ! Je suis rassurée pour eux… Même s’il en reste beaucoup d’autres.
— Ils sont une cinquantaine de permanents, à s’exposer au danger pour que d’autres puissent s’en sortir… Nous les éliminerons en priorité. Et surtout leur meneuse, Emiteffe Daneb.
Taarek sentit son cœur bondir contre sa poitrine. Il serait tombé à genoux si Zech ne l’avait pas rattrapé. Aussitôt le jeune homme appréhenda le ressenti de son ami, quand bien même nul autre ne prêtait attention à lui. Les yeux du Myrrhéen se dilatèrent comme son souffle se coupa, après quoi ses traits se déformèrent peu à peu.
— Taarek ! s’enquit Zech. Que t’arrive-t-il ?
— C’est elle…, marmonna-t-il. L’assassin de mon père. Ça ne peut pas être une coïncidence ! Ce serait… une occasion de me venger ?
— Je sais que c’est difficile, mais ne nous exposons pas trop…
— Je la connais ! se remémora Hatris. Nous étions mêmes proches, fut un temps ! Je suis contente d’apprendre qu’elle a réussi à survivre… Toujours aussi philanthrope : elle aurait pu se réfugier en Enthelian, voire plus loin, pourtant elle a choisi de protéger les mages traqués, peu importe leur origine ! Et elle est en danger maintenant, à cause de vous ! Je me fiche de ce qu’elle ait prétendument tué le père de ton amie, il n’y a pas meilleure personne qu’elle !
Zech et Taarek s’aperçurent que leur isolement les avait séparés du discours. Sitôt revenus que des dizaines d’épées tintèrent autour d’eux : Kalhimon et Godéra avaient lancé le signal.
— Dès aujourd’hui, nous allons envoyer un maximum des nôtres vers ces engeances ! annonça le maître. Portons la justice, et sus à l’ennemi !
— Portons la justice, et sus à l’ennemi ! répétèrent les inquisiteurs de pleine voix.
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