Chapitre 3
Soudain, il chute. Sous les notes d'un piano mélancolique, son armure tombe et ses dents rencontrent un bloc dur de marbre glacis qui le noie lentement sous des kilomètres de serpents d'aciers voués à restreindre ses mouvements. Merde, il est bon… Moi qui croyais pouvoir combattre ce Roi, qu'est-ce que tu fais sale ordure ?! Tempête le jeune soldat dans le fort de sa pensée. Les aiguilles ralentissent et l'enfant se tétanise lorsque ses deux billes de vision s'obscurcissent au moment de leur fatale rencontre avec l'hilare Roi des Vents. Pourquoi je vois ses putains de dents ?! Il y a une main au-dessus de ton cou, et elle arrive !
- Alors, quel bon vent t'amène ? Plaisante-t-il avec un clin d'oeil.
L'enfant ne répond pas mais reste plutôt allongé sur sa prison.
-Alors ? Rien ? Ah, vous les enfants… Vous êtes magnifiques ! Vous avez tous ces rêves dans vos débiles corps et ces nuages dans vos oreilles, dit le Roi qui se penche sur la mouche prise dans sa toile. Tu penses que je suis un monstre, hein ? Eh bien, il semble que c'est la tendance ! Parfois, je me lève le matin et je me demande… Des tas de choses, hein ! Mais toi, oh, magnifique toi avec ton armure sombre et brillante ! Toi qui es venu ici, sous le regard de la grosse dame blafarde dans le ciel, toi qui oses allonger ton cadavre sur mon sol et apporter ton fleuret et ta carapace. Toi, tu doutes. Tu cherches l'unique raison de rester en vie parce que la vérité est comme un fruit amer. Tu ouvres tes yeux grandioses et tes pas hésitant trouvent un sol froid, alors tu veux retourner sous ta couette pour ne pas avoir à affronter l'énième journée des regards curieux, des repas solitaires et des remarques tranchantes. Pourtant, tu es là, à mes pieds après avoir parcouru le plus terrible et sombre des chemins. Quand on est seul, c'est comme si le vent ne nous portait pas. Alors, on coule plus profond et plus vite dans les abysses et la terre engloutit tout, oui, elle aussi… Tu ne contribues à rien, hein ? Ou du moins, tu le crois. C'est ça être seul : se sentir inutile et décalé. La foule ne te réchauffe pas. Tu n'appartiens à rien. Je n'ai plus aidé personne depuis longtemps. S'il te plaît, supplie-moi… Je veux que tu te mettes à genoux et que tu me vénères, je veux que tu me supplies de te laisser vivre !
Espèce de taré ! Tu te tiens là, devant moi, et tu t'attends à ce que je capitule, riant de ta supériorité. Hahahahaha ! Tu ne sais rien de moi ! Pour toi, je ne suis qu'un numéro, rien d'autre qu'un homme en armure, une sorte de paria, pense le garçon dont les rires recouvrent maintenant le son du silence à l'intérieur de la salle du trône. Tu me dégoûtes, car tu ne sais pas le pouvoir des humains ! Je vais te faire taire une fois pour toutes ! Crie le Chevalier Errant de l'Espoir. L'épée en obsidienne entonne une nouvelle prière, toujours incomprise de son propriétaire.
Alors le Roi est surpris par ce petit être contre lequel ses chaînes se brisent.
-Tu me demandais pourquoi j'étais là, quel bon vent pouvait bien me faire écraser l'herbe du sentier de ta demeure. Justement, je ne ressens rien sur ma peau. J'étouffe par ta faute, hurle le garçon. Au nom de l'humanité que tu as délaissé, je vais t'exterminer !
Ni une ni deux, le Chevalier se rue et assène son courroux sur un Roi encore sous le choc. Tandis que ce dernier reste figé, le preux Chevalier s'élance en destination de la jugulaire adverse. Toutefois, le Roi se retourne brusquement, protégé par son haubert en rubis et riposte. Là, la tempête commence. Le Roi des Vents écrase le moucheron qui se retrouve acculé. Des rafales de rage l'empêchent de se mouvoir. Le Roi semble dominer. Chaque note de piano devient l'expression de la haine du Chevalier envers ce géant cruel. D'un pas de ballerine, il renverse la situation et force le passage vers les reins royaux, lui transperce le flanc et brise trois de ses côtes. Le genou à terre, tout se concentre en une demi-seconde, le jeune soldat enfonce le bouclier à la lame empoisonnée à l'intérieur du bras gauche. Le Roi continue. Toutefois, il sait que tout est fini. Alors qu'il réalise que son heure est venu, des pierres du château deviennent poussière, dans les oreilles du Roi entre un silence mélodieux.
Maintenant tout près de la gorge adverse, l'enfant s'apprête à la dévorer. Je vais t'exterminer, je vais te tuer. Pourquoi m'avoir fait subir ça ? Pourquoi moi ?! L'enfant se fige.
-Pitié, ne me tues pas ! Supplie le Roi des Vents tandis que les torrents salées dévalent les collines de sa chair. Moi, Roi des Vents, te demande une dernière faveur pour cette nuit trop froide, pour cette dernière fois, je demande… Oh, tu t'imagines que l'Enfer, c'est les autres ? Oh. Pauvre toi. Je vois en toi comme chacune des âmes que j'ai créé. C'est dur, hein, de dominer sans dominer ? C'est comme si plus rien n'importait en cette heure, plus rien pour te retenir de couler. Ton épée sur ma gorge, mais ton coeur en pièce. Je sais… Je suis désolé. Tellement désolé. Pardonne-moi pour l'horreur que je vais perpétrer. Crois-moi, c'est pour ton bien. Tu as besoin de t'y confronter. Tue le dragon et de son sang viendra l'ultime combat. Le seul qui a jamais importé. Finis ma phrase.
Chaque mot devient le marteau dans sa tête, l'orage dans son coeur… Tais-toi. Tais-toi. Tais-toi. Tais-toi. Tais-toi ou je raye ta carcasse de cet univers ! Menaça le Soldat de la Rage Désespérée.
-Tu dois te libérer de tes chaînes, pour tous ces gens qui se sentent retardés. C'est ton devoir en tant que guerrier. Bats-toi pour eux ! Bats-toi ! L'Enfer, ce n'est pas les autres…
-Car c'est moi qui le crée !
Un éclair noir transperce l'estomac du garçon et celui-ci change radicalement.
-Je vois… Moi qui me tiens là, à cette heure, c'est que je veux de l'aide. Tu disais qu'être seul, c'était être une sorte de monolithe dont la peau ne rencontrerait jamais le vent. Tu nous portes aussi loin que nos ailes nous emmènent, tu rends les choses faciles. Tu veux savoir ce que ça fait d'être seul ? Tu te lèves un matin, et c'est déjà arrivé. Une maladie invisible, qu'ils appellent. Imagine un long couloir avec des milliers d'intersections. Maintenant, tu ne peux pas trouver de panneaux de signalisation. La maladie, cette sournoise, t'empêche de demander de l'aide, tu peux pas finir tes phrases, tu peux pas prendre la parole, tu peux pas te concentrer. Tu ne peux pas appartenir. Appartenir, c'est un sentiment létal. Appartenir, c'est ce que les gens veulent parce qu'ils deviennent des proies pour le Sommeil. Alors on fait tout pour appartenir. Parce qu'on juge qu'un homme doit appartenir, prêter allégeance, avoir une maison, une famille, des amis… L'appartenance, ça nous tuera. Après avoir subi un nouvel assaut de l'homme-cauchemar, voilà qu'une grosse boule grandit dans mon ventre. A chaque fois, je crois qu'elle va éclater ma panse et que je vais me vider de mon sang, là comme ça, sans que personne ne remarque… Dans un dernier soupir, je me dirais que c'est pour le mieux. Et si jamais tu oses questionner cette putain de « logique », alors tu vas finir avec un canon dans ta bouche, ou des lames sur tes veines… Tu te dis que c'est comme ça que le train de la vie fonctionne, t'étais juste trop con pour être à l'intérieur. Je veux que ça s'arrête. Je n'en peux plus… Tu veux savoir pourquoi ? Supplie l'enfant aux mille blessures.
Une pluie légère lèche leurs visages respectifs pour nettoyer leurs plaies. Une fleur jaune, aux pétales argentés, à la tige longue et douce, commence à grandir, chaque goutte d'élixir lui fait gagner quelques centimètres, chaque mot prononcé la fait devenir montagne. Il s'assoit près du Roi des Vents et contemple l'horizon avec lui.
-Tu vois, la grande ligne là-bas, rouge et bleu, tout en même temps ? Quand on y réfléchit, c'est un peu une ligne d'arrivée, et le terrain de course, c'est le monde. Nous, on court. Peut-être qu'il y a des spectateurs qui se marrent, qui halètent pour nous, qui pleurent nos morts. J'ai cru qu'on était tous en compétition. Moi, je suis derrière et j'observe avec dégoût les marathoniens gagner. J'ai trop couru, Roi. J'en peux plus. Voilà, je suis fatigué.
-Non… Susurre le Roi dans sa douleur.
-Maintenant, je suis un soldat. Le but des soldats est de s'écraser les uns les autres dans des guerres sans pitié. En fait, si on s'alliait, il n'y aurait plus de guerres nécessairement parce qu'il n'y aurait plus d'opposants. On gouvernerait cette terre, ensemble. C'est pareil avec la course de la vie. Bizarrement, la raison de ces souffrances incessantes est le bonheur qui se trouve à la ligne d'arrivée. La victoire ultime ! Je suppose que c'était trop beau pour être vrai. Parfois, on me dit que « mieux » ce n'est jamais pour tout le monde… Il y aura toujours des perdants, peu importe la vigueur que tu incorpores à ton coeur. Faut souffrir pour être heureux, qu'ils me disent. On souffre seul, on rit ensemble. Faut s'ouvrir pour être heureux. Point. Si je reste dans mon coin, ça n'ira certainement pas mieux. Je suis un putain de Soldat, j'ai survécu à la naissance, j'ai combattu dans des terres si arides que nos lèvres devenaient du sable. C'est pareil pour toi, hein ? Tu croyais mourir seul assassiné par ta gloire passée. Finalement, tu avais raison, sur toute la ligne…
Les notes de piano s'achèvent et le Roi entonne un chant.
-Je suis à court de vent… Mes organes internes se désagrègent, j'ai si froid. C'est comme si il y avait un manoir vide en moi, et ses fondations prennent place. Tu sais, ces courants d'air dans ces bâtiments, ce n'était pas moi, je le jure. La vie, c'est un fruit donné qu'il faut planter et faire grandir jusqu'à ce que la fleur rayonne dans ces maisons, jusqu'à ce qu'il y ait des panneaux de signalisation. Tu as besoin des autres. Tu n'as pas besoin des autres. Ce paradoxe va te massacrer, il n'en est pas à son coup d'essai. Oh, mes fils, vous n'avez jamais eu besoin de moi. Personne n'est trop bizarre, trop moche… Tu peux faire une dernière chose pour moi ? Ne réponds pas. S'il te plaît, souviens-toi que peu importe ce qu'on te dit, on n'est jamais « bon » naturellement. Si cela doit marquer la fin de l'Age du Vent, alors souviens-toi qu'il y a un elfe, en toi, dans TON ventre, qui attend juste que tu le laisses sortir. Si tu travailles assez fort, et peu importe si tu crois ne pas y arriver, FAIS-LE, tu auras du talent, de la compassion, de l'intelligence, l'amour... Je ne peux le vouloir pour toi. Tu es aussi bien que les autres, et eux sont aussi bien que toi, si tu vas vers eux, tu ne seras pas toujours récompensé. Mais crois-moi, cela en vaut le déplacement. Tu es là, non ? Fais ça pour moi : sois et rend heureux.
L'enfant se dit alors que c'était comme retrouver un vieil ami. Peut-être que c'est ça, le Grand But : rentrer à la maison. Ce n'est donc plus un cri de haine sous la pluie, ce n'est plus une frappe dans le ciel, ce n'est plus un bouclier inutile, plus une épée d'auto-défense ; c'est un appel de joie !
Annotations