Vue sur la Ville

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J’étais assis sur un banc, dans la fraicheur d’une douce brise d’été. Devant moi s’étendait l’horizon des grattes-ciels du sud de Manhattan. Les flèches de vitres et de béton paraissaient bleues, presque grises, en cette fin de journée, où il faisait encore bon. Sur ma droite, le large pont de Brooklyn me surplombait et se jetait avec hardiesse vers la jungle urbaine.

De loin en loin, des lumières commençaient à apparaitre. Sur les gratte-ciels, certains bureaux d’architectes ou d’avocats brillaient déjà. Aux sommets des bâtiments, des points rouges se mirent à clignoter, comme sur le pont de Brooklyn. Quelqu’un avait allumé un étage entier sur une autre tour. Dans quelques heures le crépuscule ferait scintiller la cité, car elle ne dormait jamais, m’avait-on dit.

Il était cependant trop tôt, et le soleil noyait encore les feux de New-York, la rendant fade, comme figée, presque crue ainsi exposée à une lumière froide.

Nous n’étions là que depuis quelques jours, mais la mégalopole me semblait vaguement familière. Je l’avais vu dans tant de films, je l’avais parcourue tant de fois virtuellement que j’avais en tête une vague idée de sa disposition générale qui me permettait de m’orienter. Mais la réalité dépassait de loin l’ersatz d’une simulation ou d’une scène de cinéma. C’était une ville réelle, concrète, qui se tenait là, devant moi. L’existence lui donnait une profondeur si dense qu’elle me déstabilisait. J’étais à la fois intrigué et terrifié par ce lieu que j’avais mythifié, et contemplais la forêt de béton sans trop y croire.

Nous étions sur un quai bordant l’East River, la frontière qui nous séparait du centre. Le banc sur lequel je campais n’en était pas vraiment un, plutôt une borne d’amarrage en fer, basse et épaisse, qui avait survécu à la transformation de l’ancien port en promenade balnéaire. La douceur de la soirée et le panorama attiraient de nombreux habitants et touristes – à commencer par nous – et j’entendais parler anglais, français, espagnol.

Mon compagnon de voyage revint d’une boutique sobrement appelée Ample Hills Creamery Fireboat House, une crèmerie qui s’était semble-t-il installée dans une ancienne caserne de pompiers, juste derrière nous. Le lambris des murs avait été repeint en blanc, et la bâtisse présentait un étage si étroit qu’il ressemblait à une vigie sans carillon.

Il rapportait deux énormes cornets de glace. Vanille pour lui, fraise pour moi. Il faillit en renverser une, mais parvint à ma hauteur. Je l’aidais à s’assoir. Nous avions la preuve que les imposantes portions de bouffe à l’américaine n’avaient rien d’un mythe, et je me demandais s’il était possible d’avaler tout ça avant que le soleil ne fasse un carnage.

Nous nous installâmes, face aux tours d’acier, essayant tant bien que mal de ne pas nous en mettre partout. Je goutai la crème, et un parfum de fraise envahit mon palais et mes narines.

C’était délicieux.

D’un coup, je fus transporté trente ans en arrière, dans la chaleur d’un autre été, perdu dans le continent de mon enfance, un jour où ma grand-mère me posa la même question : « Veux-tu une glace ? »

Sans attendre ma réponse – l’évidence lui sembla que je voulus une glace, comme n’importe quel garçon de six ans un après-midi ensoleillé – elle avait clopiné jusqu’à disparaitre dans la pénombre du couloir au bout de la maison. Je l’avais suivi, d’abord aveuglé par l’obscurité qui contrastait violemment avec l’ardent soleil d’été. Puis mes yeux s’habituèrent, et j’avais alors vu ma grand-mère penchée devant un gros congélateur, qui avait pris les airs d’un coffre aux trésors. Une légère fumée de vapeur blanche s’en échappait, et surtout, je la vis extraire comme par magie un bâton planté dans un petit cornet en plastique translucide, cachant une substance rosâtre.

Elle retira la capsule – un autre des pouvoirs incroyables de ma grand-mère – révélant une texture gelée d’une couleur bien plus vive et qui semblait délicieuse. Tandis qu’elle se penchait vers moi pour me l’offrir, la glace se recouvrait déjà d’une pellicule de givre, au contact de l’air sec et chaud de l’été. De la magie, vous dis-je !

« Toi, tu préfères la fraise, hein ? »

Une autre question dont elle connaissait la réponse. Cette femme était magicienne et télépathe. Je m’étais empressé de saisir ce qui était devenu l’objet de toutes mes convoitises. J’avais levé les yeux, elle me regardait doucement : « Eh bien, qu’est-ce qu’on dit ?

— Merci Mémère ! »

Et je m’étais enfui, emportant avec moi un glaçon au formidable gout de fraise glacée.

« Hmm, on dirait les glaces de ma grand-mère. »

En effet, par un hasard cosmique et incroyable, un employé new-yorkais avait cueilli le même fraisier que ma grand-mère, trente ans plus tôt, et à des milliers de kilomètres de là. Le sorbet Ample Hills était aéré, léger, onctueux. Une puissante saveur du fruit, sans le piqué du sucre industriel, roulait en bouche avant de monter aux narines où elle restait un moment. Le contenu de la pâte gaufrée présentait une texture opposée à celle, compacte et gelée, de mes souvenirs. Pourtant, il offrait un gout identique, qui me prouvait indiscutablement que ce truc provenait du même coin à fraises que ma vieille, ce qui était tout à fait impossible.

Pour pallier ce paradoxe, mon esprit nostalgique superposa deux mondes aux antipodes l’un de l’autre. Celui de la ville aux millions d’habitants, orgueilleuse, chaotique et harmonieuse, qui s’étalait dans toute sa splendeur, et celui des vestiges d’un hameau du passé, resserré autour d’une petite communauté, tel un cocon enclavé parmi tant d’autres. Et une vieille avec un congélo magique.

« Eh oh, t’es dans ton monde ? »

La question m’en fit sortir. Mon ami me regardait, plissant les yeux à cause de la glace qui lui brulait le palais.

« Euh, ouais, je pensais à ma grand-mère. », dis-je en remuant la tête pour sortir de ma rêverie.

Du coin de l’œil, je vis la façade de l’Ample Hills Creamery, et elle me laissa une impression étrange, comme si la boutique n’aurait pas dû être là. Comme si les deux mondes s’étaient mal remis de leur mélange et qu’elle n’avait plus sa place ici. La boutique ressemblait furieusement à une caserne de pompier sur laquelle on avait cloué un insolite panneau à l’effigie d’un cornet de glace.

Mon compagnon riait : « Tu penses à ta grand-mère ? Pourquoi ? Tu viens de la croiser ? »

Le sentiment d’étrangeté fut brusquement remplacé par l’image de mon aïeule debout sur le quai de Brooklyn, son fichu sur la tête, observant les tours de Manhattan. Une telle présence me parut si incongrue que je ris avec lui.

« Non, non, impossible qu’elle soit là… Heureusement pour le marchand de glaces, d’ailleurs, car il aurait une sérieuse concurrence. ». Je levai mon sorbet, manquant d’en faire tomber un morceau : « Figure-toi que de mon temps les grands-mères faisaient des glaces. Elles étaient délicieuses, et celle-là a exactement le même goût. »

Finalement, nous réussîmes à engloutir nos portions démesurées avant qu’elles ne fondent, non sans avoir souillé quelques doigts et une manche de chemise dans la bataille.

La vue se magnifiait à mesure que la ville poursuivait sa mue. Chaque tour arborait son cortège de fenêtres éclairées. D’autres étages se joignaient au spectacle, les lampadaires aussi. Les feux rouges se multipliaient sur le pont de Brooklyn et presque tous les grands immeubles. Des mâts des bateaux, tout le long des quais bordant l’East River, jusqu’à l’hélicoptère qui traversait le ciel, tout était délimité par des lumières jaunes ou rouge, qui parfois clignotaient.

Puis vint le crépuscule.

Le flot incessant des voitures transmuta en guirlande bicolore scintillante. L’empire State Building, la Chrysler Tower, la Liberty Tower, toutes s'étaient drapées de leur brillante robe nocturne, en fuite d'un ciel de plus en plus sombre. La ville luttait contre l’obscurité de toutes ses forces, vibrante d’activité, grouillante d’êtres, criant ce témoignage de vitalité par le spectacle de millions d’ampoules allumées. Les étoiles n’avaient aucune chance devant ce maelström rutilant.

Une brise trop fraiche se leva, nous arrachant à la contemplation. Nous avions besoin de nous dégourdir les jambes et de nous réchauffer un peu. Nous décidâmes de rentrer à Manhattan, histoire de voir si vraiment il faisait jour à minuit sur Time Square.

Au moment de partir, je regardai une dernière fois la caserne de pompiers déguisée en crèmerie, et, à nouveau, l’étrangeté de sa présence s’imposa à moi. Il y avait bien une erreur, mais rien à voir avec son apparence. Non, le problème résidait dans l’agencement du monde, un blème dans la matrice, Néo. Va voir l’Oracle, Néo, car l’Ample Hills n’a tout simplement rien à faire ici !

Je compris soudain.

La boutique disparut, et ma grand-mère fut là, sur un quai de Brooklyn, devant le théâtre fascinant de la mégalopole qui luttait contre la nuit. Sa silhouette se découpait sur les bâtiments de verre étincelants, délimitée par des lumières, rouges, jaunes, parfois clignotantes, comme toutes ces choses à Manhattan. À ses pieds, un énorme coffre libérait quantité de vapeur blanche se précipitant au sol. De cette source inépuisable, magicienne, surnaturelle, la vieille grand-mère avec un fichu sur la tête distribuait des glaces aux Américains, Français, ou Espagnols qui passaient là.

Au-dessus de cette improbable féérie, deux piquets soutenaient un écriteau qui reprenait un logo, tout ce qui restait de l’Ample Hills Creamery Fireboat House. Sous l’image, on avait peint : Les Glaces de Mémère Élise.

Enfin, les choses étaient parfaitement à leur place, et plus rien n’avait d’incongru.

Un dernier regard, pour laisser la vision et la magie s’évanouir en ce lieu, avant de me détourner, et nous partîmes explorer la nuit éclatante de la ville qui ne dort jamais.

Damien Davy

Novembre 2020

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