2010-2013
Les années passent. Je suis un élève studieux et les études m’obsèdent, à tel point que la découverte tardive de la pornographie et des forums de discussion en ligne suffit à me faire patienter sagement sans que mon pucelage ne m’importune. Un soir, une discussion avec un avatar dont le pseudo indique le département « 35 » tourne au vinaigre. Le garçon a mon âge, peu ou prou. Il est originaire de la ville où j’ai effectué mes années lycée. Quand j’ose lui révéler mon prénom, il cesse de répondre. Je crois qu’il m’a démasqué. J’éteins l’ordinateur, paniqué. Je ne fermerai pas l’œil de la nuit.
Suite à cette expérience virtuelle au combien désagréable, je remets ma vie sentimentale à plus tard. De toute manière, personne ne m’intéresse vraiment, au sein de la promotion. Enfin, presque. Il y a bien un garçon qui attire mon attention, dans l’amphithéâtre de l’école, mais il n’en a sans doute pas la moindre idée. Nos groupes d’amis ne se mélangent pas, et nous n’avons aucun cours commun, hormis les magistraux. Je l’observe de loin et finis par l’aimer en secret. Camille.
L’année suivante, Camille et moi sommes tous les deux sélectionnés pour prendre part à l’échange avec l’université de Philadelphie, aux Etats-Unis, le plus prisé des étudiants de notre école. Mon travail acharné a fini par payer. Par la même occasion, Camille apprend mon existence, et nous échangeons quelques messages, promettant de nous retrouver à Philadelphie quelques jours avant la rentrée pour y faire nos premiers pas ensemble.
La concurrence est rude pour obtenir un logement étudiant à Philadelphie. Camille et moi avons élu résidence dans une auberge de jeunesse en attendant de trouver mieux. Mais après plusieurs semaines de recherches infructueuses effectuées chacun de notre côté, l’argent vient à manquer. Dans le même temps, une certaine complicité s’installe entre nous deux. Camille me demande si j’accepterais de partager une chambre d’étudiant avec lui. Je crois en un coup du destin, et accepte immédiatement. Nous emménageons à quelques centimètres l’un de l’autre pour les deux prochains semestres.
Je n’en reviens pas : j’ai enfin trouvé ma bonne étoile ! Je n’ai donc pas attendu en vain... Cet enchaînement improbable de coïncidences heureuses ne peut être le simple fruit du hasard. Nous étions faits pour nous rencontrer, Camille et moi. Nous étions destinés à nous retrouver seuls dans cette minuscule chambre de dortoir, à se découvrir l’un l’autre lors de conversations nocturnes chargées de rires et d’émotions qui me bouleversent souvent au point de m’empêcher de dormir. Je suis épuisé, mais peu importe. Je nage dans le bonheur. Plus on se rapproche, lui et moi, plus je suis convaincu que nous sommes faits l’un pour l’autre. Jamais auparavant je n’ai eu autant de proximité affective avec un autre garçon. Et jamais un autre garçon ne s’est autant intéressé à moi, ne m’a autant écouté, vu pour qui j’étais vraiment. Mon estomac déborde de cette sensation nouvelle, grisante et tiède, que je sais désormais nommer. L’amour. Je suis amoureux de Camille. Et puisque je suis amoureux de lui, lui doit l’être de moi. Les signes ne trompent pas.
Finalement, il s’avère que les signes trompaient. Camille n’est pas attiré par les garçons, il me l’a dit après que je lui ai avoué mon amour, d’un air désolé mais d’un ton déjà distant. Mon cœur s’est brisé sur ses paroles, en mille morceaux sur le sol. Comment peut-il en être ainsi ? Comment le destin peut-il être aussi cruel ? Il me faut désormais ravaler mon orgueil et poursuivre les neuf mois restants de l’année académique comme si de rien était.
Je n’y arrive pas, évidemment. Mon compagnon de chambre n’est désormais plus qu’un étranger qui m’évite avec soin. Nos rapports se dégradent. Les disputes à répétition usent l’amitié fragile que nous avions tissée, fondée sur un mensonge, un malentendu. Je dois me rendre à l’évidence : je ne serai jamais pour Camille ce qu’il est pour moi. Ni un objet de désir, ni une source d’inspiration, pas même une simple présence rassurante. Toutefois, son indifférence m’est intolérable. S’il ne peut m’aimer, il faudra qu’il me haïsse. Je me surprends donc à être méchant, odieux parfois. J’essaye de rendre Camille jaloux, en le privant de mon amitié que j’offre à un autre, un certain João. Un temps, j’ai l’impression que ça marche. Aujourd’hui, je ne suis pas sûr que ç’ait vraiment été le cas. Mon jugement était brouillé par l’amour déçu. Je n’ai jamais tant pleuré que cette année-là.
De retour en France, tout le monde sait, pour Camille et moi. Personne n’ose me le dire en face, pas même mes plus fidèles amies, mais il n’y a pas besoin d’être un génie pour comprendre pourquoi tant de visages effarés se tournent vers moi dès que j’entre dans un amphithéâtre : la rumeur a vite fait le tour du campus. Le plus dur dans tout ça, c’est que je ne me sens pas particulièrement jugé pour être gay, mais plutôt pour être fou. Je me fais tout petit. Plus que deux ans à tenir, et tout ça sera loin de moi.
Il n’aura fallu que quelques mois pour que tout le monde oublie et passe à autre chose. Mais, au fond de moi, la honte subsiste. Et je crois que je ne m’en séparerai jamais. Aujourd’hui encore, presque dix ans plus tard, il suffit qu’ on prononce le nom de Camille en ma présence pour qu’une sensation désagréable s’empare de mon ventre. Comme un vieux réflexe duquel mon corps est incapable de se défaire. D’abord, un bref rappel des papillons de l’amour que je lui porterai toujours, malgré moi. Ensuite, un douleur amère, pétrie de l’injustice d’avoir été éconduit. Enfin, la pesanteur de la honte, d’avoir ouvert mon cœur à un homme incapable de s’en emparer. De m’être montré si vulnérable, et de n’avoir été récompensé que par un « non » certes poli mais sans appel, et non dénué d’une certaine dose d’incompréhension.
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